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« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro II (mai 2007)
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Réduit à me présenter moi-même au Public, n’est-il pas urgent de me décrire tel que je suis, une fois pour toutes, au moral et au physique ?
J’ai perdu, sans fruit, une partie de mon intelligence à me demander pourquoi les êtres qui m’ont vu pour la première fois ont pris des figures convulsées par le rire et des attitudes désolantes. Mon aspect, sans me vanter, devrait, au contraire, j’imagine, inspirer des pensées, par exemple, comme celle-ci : « Il est flatteur d’appartenir à une espèce dont fait partie un pareil individu !... »
Physiquement, je suis ce que, dans le vocabulaire scientifique, on appelle : « un Saturnien de la seconde époque. »
(...) Tempes creuses, creusets ! Elles distillent les idées jusqu’à mon nez qui les juge et qui prononce. Mon nez est grand- d’une dimension même considérable, - c’est un nez à la fois envahisseur et vaporisateur. Il se brusque, soudain, vers le milieu, en forme de cou-de-pied, - ce qui, chez tout autre individu que moi, signalerait une tendance vers quelque noire monomanie. Voici pourquoi : le Nez, c’est l’expression des facultés du raisonnement chez l’homme : c’est l’organe qui précède, qui éclaire, qui annonce, qui sent et qui indique. Le nez visible correspond au nez impalpable, que tout homme porte en soi en venant au monde. Si donc, dans le cours d’un nez, quelque partie se développe, imprudemment, au préjudice des autres, elle correspond à quelque lacune de jugement, à quelque pensée nourrie au préjudice des autres. Les coins de ma bouche pincée et pâle ont les plissements d’un linceul. Elle est assez rapprochée du nez pour en prendre conseil avant de discourir à la légère et, suivant le dicton, comme une corneille qui abat des noix. »
Sauf à dix-sept ans (va-t-il l’embrasser ? Oui ? Non ? Se retrouveront-ils en dépit du sort injuste qui les accable ? Va-t-elle - oh, elle ne va tout de même pas... Si !) je n’ai jamais été de ceux qui, dans les romans de Balzac, sautaient les cinquante pages d’inévitable introduction (la pension Vauquer, les vieilles rues de Saumur, le meuble du salon, les verrues de la grande Nanon), évitaient les effarantes nomenclatures de Jules Verne ou dédaignaient les étalages du Bonheur des Dames pour passer plus vite à la caisse. J’aime les descriptions, l’entassement, les lentes promenades dans la caverne d’Ali-Baba ; faire sonner les ducats, tâter les étoffes et effleurer les lambris d’un salon de papier, au point d’en essuyer, sur mes doigts, la poussière.
J’aime sentir que l’auteur, en honnête artisan, a «sué son adjectif».
Et là, ma foi, je suis satisfaite. Diable, qu’il est séduisant ce portrait d’un homme laid, vaniteux de surcroît ! De son nez, comme Cyrano, il nous fait toute une philosophie. Prenez-en de la graine, modernes plumitifs, mes frères : en littérature comme dans l’assiette, vous ne réjouirez personne d’une Saint-Jacques escalopée sur trois brins d’aneth. Donnez-nous de larges tranches de vie, du roboratif, du goûteux ! Du Sterne, du Thackeray, du Fielding ! Du roman en cravate blanche et gants beurre frais...
Paule Anouilh
La corneille qui le regardait avec des yeux de chats s’envola. René attendait de noter la suite, se pinçant le lobe de l’oreille toutes les 8 secondes. « Non, remplace plutôt le point qui suit « noix » par deux virgules ». Comme d’habitude, René n’en mit qu’une pour ne pas trop difformer le texte, ça allait comme ça. Alphonse détailla une nouvelle fois sa péninsule dans le miroir. Elle était toute rouge : les incessantes manipulations tactiles requises par la description, l’inamical froid, les deux chaleureuses bouteilles de vin rouge, cuissu et fou-fou. Mais il eut un intense moment d’accablement en pensant qu’il lui faudrait décrire le reste. Et donc dévoiler son torse. Dévoiler son torse devant son secrétaire. Devant René. René. Ce dernier semblait aussi craindre cette révélation, car il se poinçonnait maintenant le lobe toutes les 5 secondes. Puis toutes les 3 secondes : Mélanie était là. Elle lut l’aveu, se tut, le relut, se retut et disparut. Mélanie n’avait jamais su fermer correctement les portes, René ne tiquait plus, la corneille était revenue, il n’était plus tout à fait sûr d’avoir eu raison de saboter son automate parlant, nous étions le 1er mars 1865 et Alphonse Troquetteries avait le trac : il allait avoir 69 ans.
Point final
Prose élégante, quoiqu’un peu compassée. Un style assez conventionnel, marqué par son époque. On retrouve dans ces lignes la passion démesurée du dix-neuvième finissant pour les romans gothiques du siècle précédent. L’archaïsme parfois gratuit de certaines tournures, la pesanteur souvent encombrante de cette longue description se revendiquent d’un classicisme dont l’auteur peine à reproduire la souplesse. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : le lecteur se trouve vite happé par le rythme efficace des phrases, et l’équilibre parfaitement maîtrisé entre une plume ample, un rien ampoulée, et une ironie qui ne livre pas tout son potentiel dans ce court extrait, m’a tenu en haleine. Une deuxième lecture rend plus efficace encore cette accroche, et donne envie de connaître la suite. Si je devais estimer la longueur de l’ensemble, j’opterais davantage pour une nouvelle que pour un roman, et je ne pense pas me tromper outre-mesure en supposant que ce texte pourrait figurer dans les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, ou dans les Contes Cruels de Villiers de l’Isle-Adam. Fascination pour le grotesque, saupoudrée d’un zest de symbolisme (« Tempes creuses, creusets ! » aurait sa place dans un sonnet baudelairien). A moins qu’il ne s’agisse d’un imitateur récent, mais talentueux, comme Patrick Süskind.
Léo Trabant
« Saturnin de la seconde époque » ! Je relis et tente de comprendre. Un côté bavard, un peu vantard, un physique ingrat, source de moquerie, et enfin un nez. Un nez si développé qu’on dirait presque... un bec ! Elémentaire mon cher Watson, comme ne dit pas Sherlock Holmes : c’est le petit canard ! Je sais que la longévité de la série télévisée a imposé l’emploi de plusieurs cannetons pour tenir le rôle phare. Je tente dès lors de resituer : la seconde époque ou génération doit correspondre aux épisodes 2 et 3, épisodes durant lesquels ressort la dimension caractérielle de Saturnin. Caractère que trahit bien son « nez », selon la théorie développée par l’auteur. Je suis fier de moi, je suis un fin limier : j’ai débusqué le canard que le Tigre me met sous le « bec ». Avancer alors un nom d’auteur, facile : Jean Briel, en pinaillant Louise de Vilmorin. Mais finalement il est hélas inscrit « Saturnien de la seconde époque ». C’est moins nostalgique, mélancolique : un comble ! Un peu moins burlesque, plus intello, alors du coup peut-être Alfred Jarry, ou Tristan Corbière. Je reconnais que le texte est assez facétieux et plutôt bien troussé mais il n’égale quand même pas « Approchez, tous les amis/Les grands et les petits/Regardez bien !/Le cœur fier et l’œil malin/Voici venir au loin/Votre ami Saturnin »
Martin Smith