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Ni liberté ni égalité

Dossier Rroms > L’état du droit

Ni liberté ni égalité

Ni liberté ni égalité
Mis en ligne le mardi 27 janvier 2009.

Publié dans le numéro 28 (nov.-déc. 2008)

Début 2008, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) a rendu publique une délibération sur les « gens du voyage », délibération qui précise un certain nombre de points juridiques, et recommande au gouvernement de prendre des dispositions. Alors que le constat final est que « les gens du voyage sont victimes de discriminations résultant des textes en vigueur comme de comportements individuels, et ce dans tous les domaines de la vie quotidienne », certaines recommandations au gouvernement restent timides. Revue de détails.

[La Halde est une autorité administrative indépendante. Elle a été créée en 2005 et elle est actuellement présidée par Louis Schweitzer. La Halde peut être saisie par tout citoyen qui s’estime victime d’une discrimination : après enquête, elle peut proposer une médiation, déposer une plainte ou se faire entendre par un tribunal pour défendre le réclamant. La délibération sur la situation des « gens du voyage » (no 2007-372) date du 17 décembre 2007 ; elle est disponible sur www.halde.fr.]


Le droit de vote
— Une loi de 1969 prévoit que les « gens du voyage » ne peuvent être inscrits sur une liste électorale qu’« après trois ans de rattachement ininterrompu dans la même commune » : il faut donc par exemple posséder depuis plus de trois ans une carte d’identité avec une adresse de rattachement. Or le Code électoral prévoit que les personnes sans domicile fixe peuvent être inscrites sur la liste électorale de la commune où ils résident depuis plus de six mois. La loi de 1969 a donc un « caractère ségrégatif », puisqu’elle opère une distinction de fait entre personnes sans domicile fixe et « gens du voyage » — qui doivent attendre six fois plus de temps avant de bénéficier du droit de vote ! Cette disposition discriminante est dénoncée depuis longtemps, y compris par les autorités de l’État [1] mais n’a toujours pas été réformée. La Halde appelle donc, dans le point 38 de sa délibération, à ce « qu’il soit mis fin à l’exigence d’un rattachement de trois années à une commune pour les gens du voyage » pour le droit au vote.

La carte d’identité — La Halde précise que les « gens du voyage », « bien que citoyens français, rencontrent parfois des obstacles pour obtenir la délivrance d’une carte nationale d’identité. » Quant à ceux qui disposent d’une telle carte, ils sont souvent identifiables par celle-ci : l’adresse se résume à un code postal ou porte la mention « commune de rattachement », soulignant le statut particulier du porteur. La Halde demande donc que le gouvernement prenne « des mesures immédiates et concrètes pour permettre aux gens du voyage qui n’en disposent pas de se voir délivrer une carte nationale d’identité, ce document ne devant comporter aucune mention faisant indirectement apparaître l’origine des personnes concernées ».

La scolarisation des enfants — La Halde a été saisie de plusieurs « refus de scolarisation opposé à des enfants de gens du voyage ». Après enquête, il s’est avéré que ces refus étaient liés « à leurs origines tziganes réelles ou supposées, pour éviter la pérennisation de leur installation sur la commune ». Or le Code de l’éducation prévoit que « tous les enfants résidant sur le territoire d’une commune sont soumis à l’obligation scolaire entre six et seize ans », et de nombreuses conventions internationales, ratifiées par la France et qui s’appliquent donc de facto, insistent sur le droit à l’éducation des enfants. Un pays qui enfreint le droit des enfants à l’éducation peut être condamné par la Cour européenne, ce que rappelle la Halde en prenant l’exemple de la Tchéquie [2]. Or la situation française apparaît comme « particulièrement préoccupante et n’évoluant pas ». La Halde recommande donc au ministère de l’Éducation nationale de rappeler « le droit de chaque enfant présent sur le territoire d’une commune à être scolarisé ».

Le stationnement
— La loi Besson [3] de 1990, réactualisée en 2000, prévoit que toutes les communes de plus de 5000 habitants doivent aménager des aires d’accueil pour les « gens du voyage ». En 2008, on estime à 25% le nombre de communes ayant effectivement réalisé les aires d’accueil prévues. La loi prévoyait qu’une commune n’ayant pas créé d’aire spécifique ne puisse expulser des personnes installées sur un terrain communal. Mais une circulaire de 2007 permet dorénavant de contourner la loi : les communes qui n’ont rien fait mais « manifestent la volonté de se conformer à leurs obligations » (formule floue qui peut se restreindre à un simple vœu pieux) peuvent, pendant deux ans, procéder à l’évacuation forcée de personnes installées sur un terrain communal. Ce n’est qu’au bout de deux ans qu’elles perdent cette faculté si elles n’ont toujours pas créé d’aire d’accueil. En 2009, il suffira qu’une nouvelle circulaire prolonge à nouveau ce délai pour que la loi Besson soit définitivement vidée de sa substance... Face à ces nombreux obstacles à leur installation, une partie des « gens du voyage » tentent d’acquérir des terrains, généralement dans des zones non constructibles, pour y installer des caravanes. Mais un rapport de la Commission européenne, paru en 2004, souligne qu’ils connaissent « une obstruction en raison de l’opposition des autorités locales lorsqu’ils tentent d’acheter un terrain et, s’ils y parviennent, ils rencontrent fréquemment des difficultés pour assurer l’approvisionnement en eau, en électricité et l’enlèvement des immondices et d’autres services publics ». La Halde est intervenue dans un certain nombre de dossiers [4]. On pouvait donc s’attendre à ce que sa délibération générale revienne longuement sur le sujet. Or seul le point 42 fait référence au stationnement : « La haute autorité demande l’application complète et effective de la loi “Besson” relative au stationnement des gens du voyage. » On a vu engagement plus éclatant. Cette frilosité s’explique d’autant moins que, dans les cas particuliers, la Halde est un recours utile pour les « gens du voyage » en butte aux tracasseries administratives.

Les titres de circulation
— Ce n’est qu’en 1969 qu’a été supprimé le « carnet anthropométrique d’identité », décrivant les caractéristiques physiologiques du porteur, qu’une loi de 1912 avait imposé aux membres de professions ambulantes et aux « nomades ». Ce dispositif, calqué sur les méthodes d’identification des criminologues du début du xxe siècle, assimilait clairement les « nomades » à des délinquants. La loi de 1969 a remplacé le carnet par un titre de circulation qui comporte une rubrique « signes particuliers » mais pas de description physique du porteur. Il existe trois types de titres :
— Le commerçant ambulant (inscrit au registre du commerce) doit avoir un livret spécial de circulation, qui n’est pas soumis à visa : il est demandé par le voyageur une fois et une seule. En cas de non-possession du livret, le commerçant est passible d’une amende.
— Le voyageur ayant des ressources régulières doit être muni d’un livret de circulation qui doit être visé tous les ans par les autorités (police ou gendarmerie). Là encore, la nonpossession du livret est punie d’une amende.
— Le « voyageur sans ressource régulière » doit quant à lui être muni d’un livret de circulation qui doit être visé tous les trois mois par les autorités. La circulation sans ce carnet est cette fois punie d’une peine de prison allant de trois mois à un an. Il existe donc bel et bien une différence de traitement en défaveur d’un groupe qui n’est pas directement nommé mais qui, par sa définition technique, correspond précisément aux « gens du voyage » : il est fait référence des personnes qui « logent de façon permanente dans un véhicule, une remorque ou tout autre abri mobile ». Ce livret impose donc « à un seul groupe ethnique une obligation concernant ce qui est un droit général, le droit à la liberté de mouvement », là où la Convention européenne des droits de l’homme stipule : « Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence. » On peut restreindre cette liberté pour des raisons graves [5] ; en revanche il est illégitime de le faire « lorsqu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Or, conclut la Halde, les carnets de circulation mettent en œuvre des « moyens disproportionnés de contrôle ». Dans ses recommandations, la Halde demande donc de supprimer les trois catégories de voyageurs et de les fondre dans celle qui est la moins liberticide, celle des commerçants ambulants. Cette recommandation est potentiellement révolutionnaire, puisqu’elle tend à faire disparaître la catégorie des « gens du voyage ».

Le point 11 de la délibération de la Halde affirme que lesdits « gens du voyage » apparaissent « en pratique comme un groupe identifié ayant en commun d’être victimes des mêmes différences de traitement, du fait de leur appartenance, réelle ou supposée, à la communauté tzigane ». Ce qui est une aberration légale : c’est la discrimination qu’ils subissent en tant que « gens du voyage » qui permet de délimiter la catégorie des « gens du voyage ». « C’est l’antisémite qui fait le juif », écrivait Sartre [6]. Il suffit de remplacer « juif » par « gens du voyage ». Mais par quoi remplacer « antisémite » ? Par « Français » ? Neuf mois après la parution de cette délibération, le 16 septembre 2008, à l’occasion du premier sommet européen sur le peuple rrom à Bruxelles, la Halde a « rappelé ses recommandations au gouvernement ». Manière d’avouer que celles-ci étaient restées lettre morte [7]. La Halde ne peut pas faire grand-chose face à ce qui est sans aucun doute le cas le plus flagrant de discrimination légalisée en France, créant de manière officielle des citoyens de nationalité française... et de seconde zone.

NOTES

[1] Notamment le rapport du préfet Delamon (1990).

[2] En 2007, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné l’État tchèque pour discrimination à l’égard des Rroms « pour les avoir placés dans des établissements spécifiques d’un niveau nettement inférieur à celui des écoles ordinaires, et dans lesquelles ils se trouvaient isolés de la population majoritaire ».

[3] Louis Besson, ministre du Logement en 1990 et secrétaire d’État au Logement en 2000, à ne pas confondre avec Éric Besson, actuel ministre de l'Immigration.

[4] Voir par exemple la délibération du 2 octobre 2006 sur www.halde.fr

[5] Liste de ces raisons : « assurer la sécurité nationale, la sûreté publique, le maintien de l’ordre public, la prévention des infractions pénales, la protection de la santé ou de la morale, la protection des droits et des libertés d’autrui ».

[6] Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive (1946).

[7] Christine Boutin, ministre du Logement et de la Ville, représentant le gouvernement français lors de ce sommet européen, a promis aux Rroms et aux « gens du voyage » vivant en France la suppression de mesures discriminatoires (titres de circulation et entraves au droit de vote). La ministre n’a cependant donné aucune date pour la réalisation de ces promesses.

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