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« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
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Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro XI (sept.-oct. 2008)
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Plutôt que d’observer ce qu’il y a dans Wikipédia, intéressons-nous à ce qui manque. Il manque beaucoup de choses, ne cessent se plaindre les éternels contempteurs de Wikipédia, comme si les autres encyclopédies n’avaient pas de lacunes. Quels sont les manques les plus visibles ? Pour le savoir, un petit « bot » fait l’affaire : les wikipédiens adorent programmer des robots (surnommés « bots ») qui parcourent automatiquement toutes les pages de l’encyclopédie. Ainsi Xibot, un robot créé par Pabix, va chercher (entre autres) les occurrences de « coeur » pour les remplacer par « cœur ». Parmi ces robots, donc, Badmood, créé par Phe, se charge de repérer les articles « les plus demandés », c’est-à-dire ceux qui ont le plus grand nombre de liens rouges au sein de Wikipédia. Les liens rouges sont les mots qui, au sein d’autres pages de l’encyclopédie, sont cliquables, mais dont le contenu n’a pas encore été créé. Badmood recense les liens rouges et les classe par fréquence, dans une page dédiée, qui est remise à jour tous les 15 jours environ. À charge pour la communauté des wikipédiens de transformer un maximum de liens rouges en liens bleus, c’est-à-dire créer les articles manquants. Le palmarès de Badmood, au milieu de l’été 2008, est éloquent. En tête des articles « les plus demandés » : Juan Arturo Rivero, cité dans 77 articles. Magie de la réactivité des wikipédiens, quatre jours après avoir été désigné comme numéro un des mal-lotis, Rivero s’est transformé en lien bleu, par la grâce d’un article lapidaire : « zoologiste portoricain. Il a découvert plus d’une centaine d’espèces d’animaux, principalement des amphibiens et des reptiles. » Voilà qui explique les 77 articles le citant : une série d’atelopus (l’andinus, le longibrachius, le famelicus) et d’autres animaux référencés dans l’encylopédie renvoient à chaque fois à leur découvreur. En deuxième position des articles demandés : Conseil de guerre (71 articles l’appelant), lui aussi transformé depuis en lien bleu : « assemblée d’officiers se réunissant pour décider de la stratégie à mener. On utilise également le terme comme synonyme de tribunal militaire. » Dans les articles citant l’expression, la page sur Dreyfus, sur l’objection de conscience, et une série de militaires qu’on ignorait bêtement, ainsi Gaulthier de Rigny, 1790-1873 qui « parut devant un conseil de guerre comme accusé de s’être rendu coupable de trahison » (sic). En troisième place du palmarès, un lien rouge qui n’a pas été créé : Vincent Davy, cité dans 56 articles : Men in Black, The Dark Knight, Le Roi lion 2, etc. Davy serait-il un producteur hollywoodien ? Un scénariste exilé ? Un acteur de deuxième ordre ? Pas du tout, c’est un des doubleurs québécois les plus actifs. Viennent ensuite Raymond Ferdinand Laurent, un autre botaniste, Karl Anton, cinéaste méconnu, Jacques Lavallée, encore un acteur québécois et doubleur. Cet inventaire donne à voir l’envers du décor, ce qu’on cite mais qu’on ne juge pas assez intéressant pour mériter un article : le Théâtre des Mathurins, le Bulletin de la commission historique et archéologique de la Mayenne (44 articles liés). Cela peut également provoquer quelques sueurs froides. Ainsi le championnat de Lituanie de basket-ball (38 articles liés), la coupe de Grèce de basket-ball (29 articles liés), ou encore l’année 2031 (idem) attendent qu’un sympathique wikipédien leur consacre un article...
Poursuivons notre voyage avec les robots et rendons la monnaie de sa pièce à ecrans.fr, le site de Libération, qui vient d’avoir l’excellente idée, à l’été 2008, soit plus de deux ans après le début du « Wikifeuilleton » du Tigre, de faire une série « Inside Wikipédia » qui « propose d’aller voir comment un projet aussi pharaonique peut fonctionner au quotidien ». Dent pour dent, plagions leur épisode numéro 5 qui évoque Salebot. Salebot est un robot miracle, créé par Gribeco, qui lutte contre le vandalisme à l’œuvre dans Wikipédia. Salebot « suit les modifications récentes. Lorsqu’il voit une modification faite par une IP [ie un visiteur anonyme] ou un participant récemment inscrit, il regarde le diff [ie les modifications] et le compare à une liste d’expressions, chacune étant accompagnée d’un score. Si le total dépasse un certain seuil, le bot révoque la modification. » Un peu comme la lutte anti-spam, donc, avec des critères précis : sont traqués les messages personnels (« vive » vaut -1, « !!!!! » vaut -10, « spéciale dédicace » vaut -30), insultes (« vagin » vaut -1, « zizi » vaut -3, « enculé » vaut -10 et « suce des bites » vaut -30), mots temporaires (« tonton bradipus », expression couramment utilisée par un vandale banni), données interdites (un numéro de téléphone ou un e-mail valent -5, trente caractère sans espace vaut -3), spam (-5 pour orange.fr, free.fr, yahoo.fr). Le résultat est impressionnant, et Salebot est félicité sur son livre d’or : « Moins d’une minute pour repérer et reverter «trou du cul du monde dont tout le monde s’en fout» dans Nombre d’Or ça mérite le respect ! » ; « Félicitations pour ta rapidité d’action » ; « Toutes mes félicitations à Salebot (et aussi à son dresseur) qui a reverté dans la minute le vandalisme de ma page perso. Je suis moins efficace, il m’a fallu plus d’une journée pour m’en rendre compte ». Malheureusement, il existe aussi des faux négatifs, c’est-à-dire des révocations automatiques de changements ou de créations de pages non vandales. Ainsi quelqu’un ajoute sur la page de Sokhna Benga (écrivain sénégalaise) la liste de ses livres : les titres sont écrits en majuscules, et comportent des expressions qui semblent être personnelles (Je veux grandir, Marre). Salebot efface l’intégralité de la page. Ji-Elle le signale au responsable du bot, qui reconnaît la bavure et rétablit la page. Sur la page du film Les Valseuses, Elomire rajoute des extraits de dialogue : « «Je l’ai pris ! je l’ai pris !» / «Quoi ?» / «Mon pied !» » (Marie-Ange, frigide jusque là) ». Le prude Salebot efface aussitôt. Mais comme Elomire n’est pas un contributeur anonyme, il peut contourner le robot : il suffit de poster une nouvelle fois ,Salebot n’ayant pas le droit de reverter deux fois de suite un utilisateur inscrit si un autre utilisateur n’est pas intervenu entre-temps. Sauf que, à côté des ces bavures, Salebot continue, imperturbable son travail de surveillance. Le 8 août, jour de l’ouverture des Jeux Olympiques, la petite mention « Ton zizi » rajoutée discrètement au beau milieu de la page Pékin ne reste pas plus d’une minute. Comme le pouvoir chinois, Salebot est redoutable.