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« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 28 (nov.-déc. 2008)
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Alors que les expulsions des Rroms des bidonvilles se poursuivent, Saimir Mile, représentant de La Voix des Rroms, l’une des trop rares associations à prendre la parole « de l’intérieur », revient sur les fondements juridiques de cette politique, et montre ce qui se cache derrière les euphémismes de « l’aide humanitaire au retour » et des « villages d’insertion ». Avant d’aborder une question fondamentale : la perception univoque, par la société française, du peuple rrom.
Le Tigre — Depuis quelques années, les Rroms de Roumanie et de Bulgarie sont devenus des citoyens européens...
Saimir Mile — En 2002, la Roumanie et la Bulgarie ont signé des accords avec les pays Schengen, permettant à tous les porteurs de passeports de ces deux pays de circuler librement et sans visa dans l’espace Schengen pour une durée inférieure à trois mois. En 2007, ces pays ont rejoint l’Union européenne. On vient donc de Sofia ou de Bucarest à Paris comme si on y venait de Marseille, juste en ayant sa carte d’identité sur soi.
Le Tigre — Comment fait l’État, juridiquement, pour expulser des citoyens européens ?
Saimir Mile — Tout européens qu’ils soient, les Roumains et les Bulgares relèvent d’un tatut hybride qui ressemble beaucoup plus au régime des étrangers extracommunautaires qu’à celui des communautaires. La France a bien ris soin de limiter les droits de ces nouveaux Européens, notamment en ce qui concerne le droit au travail. Une circulaire du 22 décembre 2006, prise donc quelques jours avant l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie à l’Union européenne, précise que, pour résider plus de trois mois en France, les ressortissants de ces pays doivent pouvoir justifier de ressources suffisantes [1]. En même temps, la circulaire soumet l’accès à un emploi pour ces étrangers à une autorisation de travail qui doit être délivrée au préalable par la préfecture. Pour l’avoir, le candidat doit avoir une promesse d’embauche d’un employeur qui paiera en outre une somme à l’Agence Nationale d’Accueil des Étrangers et des Migrations (ANAEM [2]) dont le montant minimum est de 893 euros. On procède donc par barrières successives : une dissuasion financière (la somme mise à la charge de l’employeur), puis la lourdeur administrative, puisque le traitement du dossier par la préfecture dure entre 3 et 9 mois, période pendant laquelle l’employeur ne peut pas employer le candidat. Ainsi, poussés en pratique à travailler au noir et donc ne pouvant pas justifier de ressources régulières, les Roumains et les Bulgares sont en théorie expulsables. Dans les faits, ce sont systématiquement les Rroms de ces deux pays qui sont expulsés, ce qui laisse songeur. Certes, cela permet plus facilement d’atteindre les chiffres d’expulsion puisqu’on arrête et on renvoie d’un coup plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de personnes, et ce parfois plusieurs fois par an — mais est-ce la seule chose qui explique ce ciblage particulier ?
Le Tigre — Comment sont nés les récents bidonvilles aux alentours des grandes villes ?
Saimir Mile — Au début des années 1990, suite à l’effondrement du bloc soviétique, des Rroms roumains sont venus en France accompagnés par des passeurs qui les plaçaient dans des caravanes. Il leur a fallu s’adapter à cet habitat, si tant est qu’on puisse appeler ainsi les caravanes délabrées et sans roues où ils étaient relégués par leurs passeurs. Une fois quittes de leurs dettes à l’égard des passeurs, ils se sont construit des petites cabanes en matériau de récupération. Depuis, ils essaient toujours de survivre dans les abords des grandes villes françaises en travaillant au noir dans le bâtiment, en récupérant de la ferraille, en vendant des journaux ou des fleurs...
27 octobre 2006 — Occupation de l’agence EDF de Saint-Denis, contre l’expulsion. EDF était locataire du terrain, appartenant à la Ville de Paris, où habitaient les familles. — Photo Daniel Maunoury.
Le Tigre — Lors des dernières expulsions de bidonvilles, à Aubervilliers en 2006, à Saint-Denis en août 2007 et à Saint-Ouen en août 2008, on a pu lire que certaines familles étaient relogées dans des « villages d’insertion ».
Saimir Mile — Ou comment donner un air d’innovation à des politiques anciennes... De temps en temps, avant d’expulser, après des « enquêtes sociales » menées par des associations parachutées par la préfecture, on pioche un certain nombre de familles dans le tas, selon des critères de sélection assez opaques [3]. Les familles sélectionnées sont placées dans les « villages d’insertion » : sous ce terme bucolique, ce sont des centres fermés et gardiennés 24h/24 que l’on ose appeler ainsi. L’accès à ces lieux est interdit à toute personne extérieure, sauf autorisation spéciale préalable. On ne peut y recevoir personne, ni sa famille (en dehors de ses membres inscrits sur la liste), ni les amis. Les lieux sont fermés même à la presse, qui doit avoir une autorisation pour y entrer. Ces maîtrises d’œuvre urbaine et sociale (MOUS) sont des conventions entre l’État, une municipalité et des personnes morales de droit privé (associations et entreprises) sur des projets dont on ne voit pas bien le caractère urbain ou social. Le premier projet de ce type avait été inauguré en grande pompe fin 2006 à Aubervilliers. Représentants de l’État, de la municipalité et même de l’ambassade de Roumanie se sont succédé dans leurs discours en français devant une assemblée de Rroms dont la majorité ne comprenait pas grand-chose à ce qu’on leur disait. Qu’importe, à partir du moment où on leur a bien notifié dans une langue qu’ils comprennent les règles à respecter : pas de linge qui sèche aux fenêtres, aucune visite à l’intérieur du camp, et ils bénéficieront d’un accompagnement social qui leur permettra de trouver un travail et un logement, ils scolariseront leurs enfants... Les « socialement accompagnés » n’ont pourtant pas vu la couleur de l’autorisation de travail par la préfecture, pourtant partie prenante des projets. Ils se voient proposer des stages, qu’ils accueillent avec plus ou moins de contentement, mais qu’ils acceptent toujours de manière enthousiaste parce qu’il faut bien faire bonne figure devant les « gens qui s’occupent de nous ». Des stages qui commencent bien, avec des entreprises qui disent souhaiter embaucher ces stagiaires qui travaillent et travaillent bien. Mais une fois le stage fini, lorsque l’employeur contacte l’association gestionnaire du « village », la promesse orale d’embauche peut être retirée... Par ailleurs, les bonnes idées des Rroms qui vivent dans ces centres, y compris en matière d’entreprenariat, y sont étouffées faute de « titres de séjour », puisque l’inscription dans un de ces « villages » ne va pas de pair avec des papiers. Le maintien de ceux que des médias se plaisent à qualifier d’« heureux élus » dans une situation de pression constante, où souvent les stages de formation sont ressentis comme des contraintes, comme le prix à payer pour rester dans les bungalows des « villages d’insertion », est une bombe à retardement. On ne s’intègre pas plus que ses frères ou cousins qui vont de bidonville en bidonville au hasard des expulsions. On ne sait donc pas ce que ces initiatives donneront dans quelques années, mais en attendant, on sait que bengalo en rromani veut dire « diabolique ».
Le Tigre — Et les Rroms qui sont renvoyés en Roumanie ou Bulgarie, que deviennent-ils ?
Saimir Mile — L’ANAEM sert de caution humanitaire à l’État français pour justifier les expulsions. Il y a un an, à l’automne 2007, un scénario s’est répété à plusieurs reprises : les Rroms ont été évacués par la police de leurs terrains, y abandonnant tous leurs effets personnels, systématiquement détruits. Ils ont ensuite été sommés de monter dans des cars spécialement affrétés pour l’occasion, des OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) ne faisant aucun cas de leur situation individuelle leur étant alors distribuées. Double illégalité du procédé : une OQTF doit être motivée par des éléments vérifiés au préalable par l’administration, alors qu’en l’espèce les décisions étaient apportées par les policiers sous forme de formulaires pré-signés et remplis sur place [4]. De plus, le délai obligatoire d’un mois pour exercer un recours contre cette décision était foulé aux pieds, les destinataires de ces mesures étant immédiatement reconduits de force à la frontière [5]. Tout cela étant appelé « procédure de retour humanitaire ». Encore un vocabulaire édulcoré sur la réalité amère d’une politique démagogique. 8000 Roumains et Bulgares ont été expulsés en 2006, tout en sachant qu’en vertu des accords internationaux ils avaient le droit de revenir — et effectivement ils sont revenus. Parmi les 8 000, quasiment tous sont des Rroms. Démagogique, cette politique est aussi coûteuse : le coût d’une expulsion étant évalué à quelque 10 000 euros [6], ce sont plus de 80 millions que le contribuable français a dû payer pour l’expulsion de ces Européens qui étaient de retour en France quelques jours plus tard. Combien de logements sociaux aurait-on pu construire avec cet argent jeté dans les abîmes de la démagogie ? Ceci dit, M. Hortefeux ne baisse pas les bras. Il continuera à expulser les Rroms roumains et bulgares, même citoyens européens. En 2007, il y a encore eu quelque 3 000 expulsés, systématiquement revenus en France.
Le Tigre — Concrètement, que pensez-vous de l’aide sociale aux Rroms aujourd’hui ?
Saimir Mile — « Ces gadjé qui pleurent sur notre sort plus que nous-mêmes me font bien rire », me disait une jeune Rromni lors d’une conférence à Bruxelles. Elle avait un rire amer. Après le génocide, le pire qui puisse arriver à un peuple, c’est de devenir une matière première. « On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même », dit un proverbe. En ce qui concerne les Rroms, malheureusement, force est de constater que ce sont surtout les autres qui nous servent ou plutôt qui se servent de nous. Certains y trouvent un sens à leur existence, d’autres un emploi ou des subventions. La moindre tentative d’émancipation est perçue comme une menace, et les bonnes âmes font tout pour la tuer dans l’œuf. Parce qu’un Rrom qui réfléchit, qui agit et qui s’en sort, est un risque énorme. Il n’y a qu’à voir la presse pour s’en rendre compte. Jamais on ne parle d’un Rrom entrepreneur, enseignant, médecin ou même travailleur de chantier. Pour les médias, nous ne sommes acteurs que quand il s’agit d’infractions, puis évidemment, nous sommes victimes : de discriminations, de racisme, d’expulsions, de pauvreté... L’une comme l’autre de ces images nous dénie définitivement le rôle d’acteurs dans les sociétés auxquelles nous apportons pourtant notre contribution. Il faut prendre conscience de l’urgence, qui dure depuis sept siècles. Au lieu de la persécution pure et simple, nous avons aujourd’hui à faire face à deux aspects d’un même regard niant notre être : la répression et la haine d’un côté, l’assistance de l’autre. L’urgence, c’est donc d’en finir avec cette ambiance de répression /assistance.
— Manifestation à Saint-Denis, 31 octobre 2007. — Photo Daniel Maunoury.
Le Tigre — Pour cela, il faut donc déjà dépasser le cliché assimilant systématiquement les Rroms à des citoyens de seconde zone...
Saimir Mile — Selon les données du ministère de la Justice, un peu plus de 1% de la population française est sous protection judiciaire (tutelle ou curatelle) [7]. Malgré la compassion qu’on devrait tous avoir pour les personnes souffrant de pathologies qui les rendent irresponsables, il serait révoltant que « Français » soit associé à « fou ». C’est pourtant ce qui se passe pour nous : à peine plus de 1% de la population rrom de France vit dans des bidonvilles (5 000 à 6 000 personnes sur environ 400 000). Pourtant, l’image prévalant du Rrom est bien celle d’un occupant de bidonville. C’est de cette manière-là qu’on nous dénie notre être, notre identité réelle et profonde, notre langue que nous avons su maintenir pendant presque mille ans contre vents et marées, nos traditions, notre philosophie de vie et nos valeurs. Car une culture ne se gère pas de l’extérieur, alors que la misère, si. Et nous sommes toujours considérés en 2008 comme un ramassis de cas sociaux objet de politiques et de projets à caractère social. Dans les années 1930, c’était différent : nous étions considérés comme des asociaux juste bons pour être envoyés dans les crématoires après s’être épuisés dans les camps de travail. Nous y avons survécu, et les anciens commencent à témoigner. Il faut espérer que les jeunes seront en mesure de faire face aux défis de la société actuelle.
Les notes ont été écrites par la rédaction du Tigre.
[1] Cette circulaire reprend la teneur de l’article 5-1-c de la Convention de Schengen qui stipule que l’admission sur le territoire européen est accordée à l’étranger qui dispose « des moyens de subsistance suffisants, tant pour la durée du séjour envisagé que pour le retour dans le pays de provenance » et ce pour un séjour n’excédant pas trois mois. La loi permet donc d’expulser des gens en règle au niveau des papiers (puisqu’ils n’ont pas dépassé leur visa) parce qu’ils ne peuvent pas justifier de 100 euros par jour. « Et voilà réé le délit de pauvreté », dit Caroline Damiens (cf. encadré de Racisme et amalgames), qui rappelle que cette mesure a reçu « le doux sobriquet d’APRF [arrêté préfectoral de reconduite à la frontière] roumain » de la part des policiers.
[2] L’Agence Nationale d’Accueil des Étrangers et des Migrations a été créée en 2005 ; elle a succédé à l’Office des migrations onternationales (OMI) créé en 1945.
[3] La Lettre de l’État en Seine-Saint-Denis (14 octobre 2008, disponible sur www.pref93.pref.gouv.fr) tient le discours suivant : « La mise en œuvre de ce projet conduit à distinguer trois phases opérationnelles. Une phase d’identification des familles volontaires, une phase transitoire de stabilisation durant laquelle les familles sont logées dans des caravanes en l’occurrence prêtées par la Fondation Abbé Pierre, et ce pour faire le lien avec la troisième phase, la phase d’insertion, d’environ trois ans ». Et précise que des « enquêtes » ont « permis de retenir, selon les villages, entre 20 et 26 familles volontaires. Celles qui n’ont pas été retenues ont bénéficié de l’aide
au retour humanitaire avec le concours de l’ANAEM. [...] Les autres ont fait l’objet, dans le cadre de la loi, de mesures d’éloignement du territoire. » Lesdites enquêtes sont menées par le Pact Arim. Ce nom vient du mouvement Pact (Centre d’amélioration du logement pour la Propagande et l’Action contre le Taudis, créé en 1942) et des Arim (Associations de restauration immobilière, créées en 1967). Sur le site du Pact Arim www.pactarim.com, on peut lire (dans la catégorie « aide à la famille ») un court document PDF sur l’aide du Pact Arim 93 aux Rroms, dont la deuxième page, appelée de manière un peu grandiloquente « Reportage à Saint-Denis et Aubervilliers », est illustrée d’une photo mémorable où un gentil monsieur instruit un Rrom en chapeau.
[4] Sur la manière dont se déroulent ces départs forcés, les témoignages des personnes qui ont pu y assister sont accablants — qu’il s’agisse des obligations de signer sous la menace, d’enfants « oubliés » sur le camp sans que personne ne puisse intervenir (cf. le témoignage de l’association Parada dans le document très exhaustif « Témoignages sur le déroulement des opérations de retour organisées par l’ANAEM, de septembre 2007 à juin 2008 »).
[5] La version officielle de l’aide au retour est alléchante. Voici ce qu’on peut lire sur le site de l’ANAEM www.anaem.fr : « Programme d’aide à la réinstallation en Roumanie. Ce programme a pour but d’aider les Roumains en situation de grande précarité, regagnant leur pays après un séjour en France. Il prévoit, dans le cadre d’un partenariat avec des opérateurs locaux en Roumanie, un accompagnement personnalisé et des aides matérielles et financières à la création d’activités en Roumanie. [...] Quelles sont les aides ? Une formation professionnelle en lien avec le projet économique, une étude de faisabilité économique, une aide financière au démarrage du projet à hauteur de 3660 euros par projet, une aide à la réalisation et au suivi pendant un an, un accompagnement social, si besoin. » Or une fois sur place, les « opérateurs locaux » censés aider ces projets s’évanouissent dans la nature. Tous les témoignages des journalistes, membres d’associations ou militants qui ont fait le voyage avec des Rroms concordent : ces aides sont inexistantes. Cf. « Ils ont cru aux promesses de l’ANAEM » (juin 2008), sur http://solidariterroms.miblog.net (site du réseau de solidarité avec les Rroms de Saint-Étienne), cf. aussi, dans Le Monde (« Billet simple pour la Roumanie », 12 octobre 2007), le suivi le retour au pays d’une famille qui vivait dans un bidonville de Vénissieux. L’article confirme le caractère « guère probant » de l’affaire : les « fondations » ou associations roumaines mentionnées par les autorités françaises ne donnent jamais de nouvelles. Interrogé par 20 Minutes (17 décembre 2007), le directeur territorial de l’ANAEM à Lyon a eu cette belle formule : « La mise en œuvre du programme de co-développement nécessite un investissement-temps important. »
[6] Le coût d’une expulsion (coût direct et indirect : coût administratif de la procédure, coût de la reconduite à la frontière), est assez conséquent. Le 25 novembre 2007, invité de l’émission Capital sur M6, M.Hortefeux n’a pas démenti les propos de l’animatrice évoquant un chiffre de l’ordre de 10 000 euros. Maître Eolas www.maitre-eolas.fr arrive à un chiffre similaire dans un article du 20 février 2008, « Les caisses de l’État sont vides, c’est la faute des étrangers » : 11 483 euros pour la reconduite à la frontière d’un Ivoirien. Et de conclure : « Ça fait un bâton dans la case reconduite à la frontière. Et ça pour un préfet, ça n’a pas de prix ». Rappelons que le Premier ministre a indiqué que les objectifs de reconduite à la frontière, pour 2008, étaient de 26 000 personnes.
[7] Chiffres de www.justice.gouv.fr /index.php ?rubrique=10016&article =12192.