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Mademoiselle épisode 3

Mademoiselle épisode 3

Mademoiselle épisode 3
Mis en ligne le mercredi 27 avril 2011 ; mis à jour le vendredi 4 mars 2011.

Publié dans le numéro 003 (Mars 2011)

«  Vous faîtes les pré soldes ?

Vous mettez de côté ?

Pourquoi chez Chanel ils mettent de côté et les petites marques vous mettez pas de côté ? »

Une rousse quinquagénaire toute vêtue d’argent, talons aiguilles, caleçon moulant et manteau en renard, essaie un blouson en lamé or.

« Ça me le fait à combien  ?  »

Le temps de mettre la main sur ma calculatrice, je la vois fixer l’au-delà en mastiquant son chewing-gum avec l’énergie d’une moissonneuse-batteuse :

« Zéro... zéro et je retiens trois... quatre fois cinq... vingt-trois mille deux cents par cent... cinq cent quatre-vingts moins deux cent trente-deux... : trois cent quarante-huit euros.

Vous faites les moins quinze en plus avec la carte ? »

 

Mardi 11 janvier 2011, veille des soldes.

Malgré les affiches placardées sur tous les stands (« Conformément à la législation les prix affichés n’entreront en vigueur que le 12 janvier  »), les clientes défilent, repèrent, essayent, tentent leur chance. Ah
- ah - ah - ah Stayin’ Alive, Stayin’ Alive
des Bee Gees grésille sous la coupole, alterné avec le Happy Birthday to you de Stevie Wonder et avec Lucile et Cindy, à nous les allées venues pour enlever la nouvelle collection, sortir l’ancienne, décoller des étiquettes, recoller des étiquettes, remplacer les cintres en bois par des cintres en plastique, câbler et décâbler des files indiennes de bombardiers en agneau de Mongolie, déplacer des montagnes de gilets en mohair gris et noir. Ce matin, les Galeries Lafayette de Montparnasse et Nation, Lyon, Nice, Marseille nous ont envoyé leurs stocks d’« invendus », des caisses de vêtements rescapés des anciennes collections, et il faut encore dresser des présentoirs dans les allées autour du stand pour tout installer.

 

« Alors les filles, ça avance  ?  » Le grand sourire de Diamilatou apparaît entre deux rangées de chemises à carreaux. « T’as fait des rajouts ? T’es bonne comme ça Diamilatou !  » s’écrit Cindy en levant les yeux de la cargaison d’écharpes qu’elle est en train de déballer. « Mais ça a déjà repoussé, on voit le tissage à la racine. Quand je sors du métro, avec le vent, j’ai plus qu’à prier » - elle fait mine d’avancer tête baissée, l’air de rien, en sifflotant. Lucile nous raconte sa période coupe afro : « C’était une tannée. Tu te couches ça va, maintenant tu te réveilles t’es tout aplatie d’un côté : demi-lune ! Ou t’es avec un mec, le matin c’est plus une afro qu’il a dans le lit, c’est un cube ».

Diamilatou découvre sa pointure dans des bottines vendues 345 euros en 2009, 262,50 euros l’hiver dernier, 149 euros demain. Dans la cabine elle retire d’abord ses grandes bottes, puis ses énormes chaussettes remontées jusqu’aux genoux et tout tranquillement, elle commence à dérouler les revers de son jean qu’elle avait replié à l’intérieur. « T’as pas mis un frère et une sœur là-dedans en plus ? s’exclame Lucile. Mamadou ! Aminata ! Sortez de là ! » La douce Diamilatou rigole, elle dit qu’elle est lente pour tout, que la dernière fois qu’elle a voulu préparer le repas pour sa famille ils ont diné à 23 heures. « Et encore c’est ma mère qui a fini ! Cinq kilos de pommes de terre c’était pas assez, il a fallu en refaire. On est dix-sept frères et sœurs à la maison, les plus grands sont partis mais moi je reste, j’adore cette ambiance quand on est tous ensemble avec mes petits neveux, mes nièces... ». Elle jette un coup d’œil à sa montre : « Faut que j’y retourne ! On n’est pas prêt  », réenfile tout son attirail, nous souhaite bon courage et s’éloigne à grandes enjambées, de sa démarche bondissante de pouliche.

 

Une toute petite mémé emmitouflée dans un antique manteau marron et chaussée de minuscules charentaises s’arrête devant le stand Stella Mc Cartney. Elle inspecte longuement un manteau en drap de laine noir avant de se décider à demander son prix. « 2400 euros, Madame  ».

 

A la sortie des monte-charges, les manutentionnaires alignent des régiments de portants enveloppés de cellophane, le pallier est envahi d’emballages, de palettes, de colonnes de cartons empilés que les stockistes éventrent un à un à grands coups de cutter. Trois pompiers tentent de se frayer un passage dans ce dédale pour évacuer un sapin de Noël artificiel. A l’écart, avec précaution, ils allongent par terre l’arbre en plastique : « Ca fait quand même mal au cœur de le jeter... On pourrait le garder dans la caserne, pour la prochaine fois ?  ».

 

Dernier tour de stand pour corriger au stylo les étiquettes oubliées, découverte d’une nouvelle caisse de bottines tout juste arrivées de Marseille et qui font revenir sur leurs pas Souvannah et Claire, les vendeuses d’en face prêtes à s’en aller : « 149 euros ! T’as ma pointure ? Ça marche chez toi l’escompte employé ? Tu me les mets de côté ?  »

 

Lumière baissée, un agent de sécurité s’éloigne vers l’escalier désert en faisant tinter son trousseau de clés. Des monceaux de sacs en papier rouge gisent au pied de la caisse sous le regard vide des quatorze mannequins blêmes, vêtus de blancs, alignés dans l’allée centrale comme s’ils attendaient leur heure.

 

Mercredi 12 janvier 2011, premier jour des soldes.

« Moins trente, moins quarante, moins cinquante pourcents... Non, vous ne rêvez pas : jusqu’à moins cinquante pourcents sur une sélection de soutiens-gorge pour vous, mesdames ! N’attendez plus : rendez-vous au troisième étage des Galeries Lafayette  ». La voix de Chantal entrecoupée de larsens résonne dans tout le magasin - cette même voix chevrotante qui aux soldes d’été pressait les clientes à venir « profiter des bonnes affaires chez Stella et Paul Mc Cartney  ». Je trouve Cindy les manches retroussées, encaissant à la chaine une procession de clientes aux bras chargés de gilets gris et noirs et de bottines à 149 euros, dont la file court tout le long des portants et va s’échouer jusque de l’autre côté du stand. « Ca va chérie, c’est pas la guerre » m’assure-t-elle sans cesser de débiper, scanner, plier, ensacher, tendre des tickets de caisse. Des vêtements en tas au fond des cabines d’essayage, d’autres ratatinés sur le parquet, quelques uns juchés en équilibre sur les barres des présentoirs mais dans l’ensemble, c’est vrai, tout se passe avec dignité. J’entre en action pour vider les cabines, remettre les vêtements sur cintres et les cintres en rayons, secourir les clientes dans la recherche d’une taille ou le calcul d’une réduction quand soudain...

«  Il est encore là mon blouson ?  » Une tête aux cheveux rouges a surgi entre deux robes à imprimés léopard, mastiquant toujours aussi fort son chewing-gum de la veille.

 

Cindy relaie Lucile à l’empaquetage, Lucile me relaie au rangement, je relaie Cindy aux encaissements. « Cinquante-huit euros cinquante s’il vous plaît ... Four hundred and twenty two euros please... Ça vous fait trente-deux euros. Par carte ?... So it’s nine thousand seven hundred forty five euros and fifty cents... »

 

Elena, la chef de rayon, arrive triomphante en agitant un gobelet en plastique plein de piécettes : « Cadeau de la direction !  ». Elle me tend trois jetons de fausse monnaie. « Un chacune, pour prendre des boissons au distributeur. Il faut monter au quatrième, tout au bout de l’allée après les portes battantes il y aura un couloir, droite, droite, derrière les réserves à gauche vous verrez la machine  ».

 

Les yeux cernés, des poussières dans les cheveux

Au long de mes jambes la caresse du feu

Pendant que les champs brûlent - hou hou hou

J’attends que mes larmes viennent
- hou hou hou

Et quand la plaine ondule - hou hou hou

Que jamais rien ne m’atteigne - hou hou hou - hou hou hou

Chez Vivienne Westwood, Eric a branché son MP3 à fond sur les enceintes du stand et la voix fatale de Muriel Moreno crame tout, les Bee-Gees, Stevie Wonder, Chantal. Avec Cindy on fait comme les plaines dans la chanson de Niagara : on ondule.

 

Rupture de sacs en papier, je pars en mission de ravitaillement. « Plus une minute à perdre, rendez-vous au deuxième étage du bâtiment homme !  » Je fends la foule compacte, fébrile, bruissante qui engorge l’allée centrale. Sur un canapé blanc derrière l’ascenseur, une asiatique aux paupières closes se tient en position du lotus, dans une intense méditation bouddhique.

 

« Mademoiseeêlle ! S’il vous plaît...  ». Puis d’une voix de suppliciée : « Aidez-moi  ». Je me glisse derrière le rideau de la cabine du fond. Je trouve une dame d’une soixantaine d’années, maquillage de professionnelle et crinière blonde, prisonnière d’une robe moulante en dentelle blanche dont elle tente de s’extirper, exhibant une paire de collants à paillettes qu’elle porte à même la peau, c’est-à-dire sans culotte. Pressée d’en finir, je tire avec vigueur pour faire passer sa tête par le col et je l’entends s’écrier : « Attention ! J’ai une perruque  ».

 

Creux de la vague. Cherifa, ex vendeuse du Printemps devenue responsable d’une boutique de lingerie, passe nous saluer. Elle nous parle de son fils de dix ans qu’elle élève seule depuis longtemps et nous montre son portrait, un petit garçon châtain qui sourit de toutes ses dents devant un papier peint à nuages. « On dirait un Céfran, mon fils : c’est Didier ! Il a une tête de victime, il se fait toujours emmerder. On est dans le 18ème mais attention, pas aux Abbesses, dans une ZEP à Marx Dormoy. Chez moi c’est pas les bobos, c’est plutôt les toxicos, les rololos... Alors je me suis saignée, je l’ai mis dans le privé. Qu’est-ce que tu veux faire ? C’est mon fils, ma bataille ». Parfois Cherifa l’emmène au marché de la Porte de Clignancourt et, devant les vendeurs à la sauvette, elle lui dit : « Regarde. Tu veux être comme eux plus tard ? Non ? Alors travaille à l’école !  ».

 

« You try !  » Une Chinoise demande à Lucile d’essayer un clinquant collier à gros maillons argentés, pour voir. Sous l’œil scrutateur de la cliente et sans quitter son sourire crispé, Lucile pense tout haut : « J’ai l’impression d’être un doberman ».

 

Un agent de la Spéciale en civil débarque au petit trot sur le stand avec un air de dur à cuire. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, « tentative de vol  » déclare-t-il, laconique, en déposant sur la caisse un pantalon rouge à rayures retrouvé dans le sac d’un couple BCBG, parmi plus de trois mille euros de butin. Je connaissais la technique du cutter pour découper les tissus autour des antivols, celle de l’aimant pour les démagnétiser, celle du marteau pour les atomiser - même si certains sont gorgés d’encre indélébile, quitte à sacrifier le vêtement plutôt que de le laisser pour rien  : voleuse, tu auras la main sauve mais marquée d’infamie, c’est le châtiment de la grande distribution. Pourtant, là, je ricane en voyant les deux bips parfaitement intacts sur le pantalon : « Houh les toquards ». Cindy me détrompe. Tapissez l’intérieur d’un sac d’une épaisse couche de papier aluminium et servez-vous, vous passerez les portiques incognito. Mais, détrousseurs de génie, si vous pouvez berner tous les détecteurs, semer tous les vigiles, aveugler toutes les vidéosurveillances de la création, je ne donne pas cher de votre peau si un jour vous avez affaire à Cindy. « Ah si j’étais arrivée quand ils étaient en train de le prendre, quel kif ! Je leur aurais sauté sur la tête  » profère-t-elle d’un ton rageur. Je suis toujours frappée par la colère des vendeurs contre celles qui oublient de passer à la caisse, « les voleuses ». Quand je travaillais au Printemps, parfois le téléphone sonnait et c’était la voix d’une collègue : «  Celle avec le sac rouge, sur ton stand, méfie-toi d’elle : c’est une voleuse ». Au-delà des pressions de la direction et du manque à gagner pour ceux qui ont des commissions sur leurs ventes, il y a comme un sentiment d’humiliation à s’être fait dépouiller. « Comment elle me l’a fait à l’envers ! » pestait Soizic furieuse de s’être laissée berner par une femme déguisée en Saoudienne, voile lâche sur les cheveux, gants et lunettes noires qu’elle ne quittait pas pendant les essayages et qui, après l’avoir mainte fois envoyée en réserve, s’était volatilisée en emportant toute une garde-robe. Il paraît que le personnel tient une grande part dans la fameuse « démarque inconnue », l’écart entre le stock supposé et le stock réel des magasins. Ce doit être le grand tabou du milieu car je n’ai jamais entendu aucune vendeuse avouer s’être une fois mêlée à cette catégorie honnie, les voleuses.

 

J’ai mal aux pieds et des entailles à la main droite à force d’ouvrir des sacs en papier. Je pars en pause avec Chloé et Sylvia. A la sortie du personnel, un couple de jeunes Italiens égarés prend en photo une affiche de la CGT - « Yes We Can  » sous le portrait d’Obama, « No Week-End  » sous celui de Sarkozy.

« Alors princesse ! Ça fait un bail  ». Gérard surgit tout bronzé de derrière une borne de pointage. Je lui demande s’il était en vacances, il opine du chef sous ses triples foyers : «  Aux Canaries. Trente degrés, la plage, les cocotiers ».

 

Sur un banc rue de Provence, avec Chloé et Sylvia on fume des cigarettes en buvant du Tropico. Un homme avec un violon vient se planter devant nous et entonne Bamboleo bambolea des Gipsy Kings. « Tu vas à la fête des Galeries mardi prochain ? me demande Sylvia. Sous le chapiteau du cirque Grüss, champagne pour 4000 personnes... Allez viens ! On va goleri  »

 

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