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05. Dubrovnik (Croatie)

05. Dubrovnik (Croatie)

05. Dubrovnik (Croatie)
Mis en ligne le vendredi 18 mai 2007.


 

 

 

Longtemps seule région croate indépendante aussi bien des Habsbourg d’Autriche que des Dioges de Venise, l’ancienne république maritime de Dubrovnik (Raguse) occupe une place majeure dans l’histoire et la culture croates. Comme Venise, Dubrovnik a su étendre ses frontières au-delà des limites étroites de la ville et recouvrir une grande partie du sud-est de la Croatie actuelle. Au lendemain de la déclaration d’indépendance de la Croatie (1991), Dubrovnik subit de plein fouet les horreurs de la guerre. Aujourd’hui, la ville s’est complètement relevée des bombardements des forces monténégrines, postées en sommet du mont Srđ surplombant la ville. D’autres défis l’attendent, comme celui de rompre son relatif isolement du reste de la Croatie. En effet, le gouvernement croate a entrepris la construction de ponts et d’infrastructures routières qui permettra à la ville d’être mieux reliée aux autres villes dalmates, mais aussi à la Croatie continentale et à la capitale Zagreb. Ainsi, l’autoroute Zagreb-Split, inaugurée en 2004, est en train d’être prolongée jusqu’à Dubrovnik. Aussi, à Klek, à quelques centaines de mètres de la frontière avec la Bosnie, au niveau des anciennes limites septentrionales de la République de Dubrovnik, les autorités croates vont entreprendre la construction d’un pont relié à la péninsule de Pelješac. Cet ambitieux projet est lié à deux questions d’ordre international (Croatie et Bosnie-Herzégovine) : le statut du port croate de Ploče et celui du territoire bosniaque de Neum.

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La ville de Dubrovnik entre dans l’histoire au VIIe siècle quand les habitants de la ville romaine d’Epidaure, située à l’emplacement de l’actuelle Cavtat, trouvent refuge sur un îlot et fondent une colonie qu’ils appellent Laus. Ces populations sont rapidement rejointes par des Slaves (Croates), qui installent leur propre colonie qu’ils nomment Dubrovnik, sans doute en raison de la forêt environnante, qui en croate se dit dubrava. Grâce à l’afflux des réfugiés romains des villes voisines et à sa position géographique particulièrement propice, Ragusium, devenue une seule et même ville, se développe rapidement. Vers le milieu du IXe siècle, la cité est déjà suffisamment fortifiée pour résister pendant quinze mois aux assauts de la flotte arabe mouillée dans les eaux de l’Adriatique méridionale. Les remparts visibles aujourd’hui et devenus mondialement célèbres sont érigés entre les XIIe et XVIe siècles. Ils contournent l’intégralité de la vieille ville, formant, sur plus de 2 kilomètres, un épais rideau de pierre pouvant atteindre 25 mètres de hauteur. Ils comprennent deux tours circulaires et pas moins de quatorze tours carrées, deux fortifications angulaires et une forteresse.

La rivale de Venise

Au Moyen-Age, la ville est la plus importante cité maritime indépendante de l’Adriatique après Venise. Grâce au commerce maritime et à leur talent reconnu de diplomates, les Ragusains préservent leur indépendance et s’assure à la fois de l’appui du Pape et du Basileus byzantin. La ville demeure une république (République de Dubrovnik), gouvernée comme Venise par une oligarchie. Le territoire de la république s’étend de Klek-Neum au nord à Sutorina (Bouches de Kotor) au sud, et s’étend quelques dizaines de kilomètres à l’intérieur. Les historiens s’accordent pour situer l’âge d’or de Dubrovnik entre la chute de Constantinople, en 1453, et le tremblement de terre de 1667. Cette année-là, la ville est complètement rasée. Pendant cet âge d’or, la culture croate, notamment le théâtre, sous l’influence de la comedia dell’arte, est également en plein essor. L’auteur le plus célèbre est le dramaturge Marin Držić (1508-1567) qui publie Oncle Maroje aux alentours de 1550. Il est considéré non seulement comme l’un des plus grands auteurs de la Renaissance (tous pays confondus), mais aussi comme l’un des prédécesseurs de Molière et de Shakespeare. Il a effet traité des thèmes et des motifs développés ultérieurement pas ces derniers - l’Avare de Držić constitue un admirable exemple. Aujourd’hui, l’un des théâtres dubrovnikois porte son nom. 

Après le tremblement de terre, qui entraîne la mort de 5000 citoyens (dont le Recteur, qui préside la République), Dubrovnik est considérablement affaiblie et se voit contrainte, en 1699, de vendre deux portions de son territoire à l’Empire ottoman (auquel elle verse un tribut depuis 1528 tout en préservant son indépendance). Ces ventes sont destinées à protéger la république des attaques vénitiennes venant du continent en créant de facto des « zones tampons ». Désormais, les territoires vénitiens et ragusains ne sont plus contigus. L’une de ses portions de terre vendues est l’actuelle ville de Neum, en Bosnie-Herzégovine. Cette dernière province est une possession ottomane depuis le XVe siècle ; Neum permet ainsi d’agrandir et de prolonger le territoire bosniaque jusqu’à la mer adriatique, et ce, jusqu’à nos jours.

Fait méconnu, la République de Dubrovnik devient la première puissance étrangère à reconnaître les États-Unis en 1776. Cela reflète l’extrême attachement des Ragusains à la liberté - la devise de la République est « La liberté ne se vend pas, même pour tout l’or au monde ». Plus de trois siècles plus tôt, en 1418, Dubrovnik avait aboli l’esclavage. Liberté qui, selon le plus célèbre poète ragusain Ivan Gundulić (1589-1688), est « le cadeau par lequel Dieu nous a donné tous les trésors du monde ». À peine un siècle plus tard, le célèbre physicien et astronome Ruđer Bošković#1 (1711-1787), polyglotte et membre de l’Académie des sciences de Paris, se dit très attaché à la liberté, car elle est garante du rayonnement culturel de Dubrovnik, qu’il décrit ainsi dans un commentaire de l’un de ses poèmes : « Je fais de ma Patrie un éloge court, mais expressif, dans lequel je lui donne les louanges les plus grandes, et les plus vraies, ainsi que le savent tous ceux qui lisent les ouvrages de géographie et les monuments littéraires des Ragusains. Environnés de tous côtés par la barbarie et par l’ignorance la plus grossière, nous cultivons, avec toute l’ardeur possible, et les sciences exactes, et surtout les belles-lettres, tant en latin qu’en langue illyrique [croate] qui est celle du pay ».

En 1806, les forces napoléoniennes, déjà conquérantes de la République de Venise, qui s’éteint en 1797, entrent dans Dubrovnik et abolissent la République deux ans plus tard. La ville est réunie aux Provinces illyriennes, divisées en départements français et administrées selon le Code civil. En 1815, le Congrès de Vienne attribue la ville à l’Autriche, victorieuse de la France impériale. Rattachée à l’Autriche (à partir de 1867, Autriche-Hongrie), Dubrovnik fait partie du Royaume de Dalmatie, qui correspond en grande partie à la Dalmatie actuelle. En 1918, elle est incorporée au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes (devenu Yougoslavie en 1929), puis à la Yougoslavie de Tito à partir de 1945. En 1974, la ville est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Dubrovnik après la guerre de Yougoslavie 

Après l’accession à l’indépendance de la Croatie (1991), Dubrovnik subit de plein flouet les dévastions de la guerre, endurant pendant près de trois mois le siège de l’armée fédérale yougoslave, dont les bombardements causent la mort d’une centaine de civils et des dommages considérables à la vieille ville.  Aujourd’hui, grâce à l’aide internationale, la ville a retrouvé sa physionomie d’avant-guerre et seules les tuiles des toits, trahissent, ici et là, une rénovation récente. Le retour des touristes étrangers a, lui, permis à la ville à sortir de la crise économique des années 1990. Mais Dubrovnik, très excentrée par rapport au centre de la Croatie, est très mal relié aux autres villes croates, qu’elles soient côtières (Split, Zadar) ou continentales (la capitale Zagreb). Jusqu’à très récemment, il fallait compter, par exemple, entre treize et quinze heures pour rallier Zagreb en autocar. Cet isolement, depuis longtemps une réalité, est perçu à juste titre par les autorités croates et par les habitants de Dubrovnik comme un frein au développement économique. Depuis 2003, la ville de Split, capitale de la Dalmatie, est reliée à Zagreb par une autoroute, en plus d’une liaison ferroviaire rapide. S’il n’y a jamais eu de chemin de fer à Dubrovnik (il est extrêmement improbable qu’il y en ait un en raison du relief et du découpage accidenté de la côte croate), l’autoroute est en train d’être prolongée vers Dubrovnik. En 2002, la ville avait inauguré un impressionnant pont enjambant la rivière Dubrovačka, au nord-ouest du centre historique. Celui-ci permet désormais de rallier la ville sans avoir à remonter jusqu’à l’embouchure de la Dubrovačka, qui forme à cet endroit une baie étroite, longue de cinq kilomètres. Le pont est situé à l’entrée de la baie, dans la prolongation de la route côtière.

La ville de Dubrovnik est également concernée par d’ambitieux projets à l’ouest de la municipalité. Le premier concerne la construction d’un pont reliant le continent à la péninsule de Pelješac (anciennement partie de la République de Dubrovnik). Côté continental, il sera bâti à Klek, à quelques centaines de mètres de Neum, en territoire bosniaque, à une soixantaine de kilomètres de Dubrovnik.  Devant l’opposition bosniaque, il est probable que le pont sera amovible afin de permettre le libre passage des navires dans les eaux territoriales bosniaques. En effet, l’édification d’un pont fixe à cet endroit serait sans doute une violation du droit maritime international. Bosniaques et Croates doivent encore se mettre d’accord sur l’hauteur de l’ouvrage avant les premiers coups de pelleteuse. Mais pourquoi un pont à cet endroit ? La Croatie veut certes accélérer et faciliter l’accès à la péninsule aux automobilistes en provenance de l’ouest et permettre de rallier rapidement l’île de Korčula, à quelques milles nautiques d’Orebić, ville située à la pointe de Pelješac. Mais surtout, elle veut contourner la scission du territoire au niveau de Neum et ainsi assurer la continuité territoriale.

Le statut du port croate de Ploce 

Ce souci de contourner la ville de Neum et donc le territoire bosniaque est aussi motivé par une question en suspend depuis une dizaine d’années et qui concerner lui aussi la Bosnie-Herzégovine : le statut du port croate de Ploče. Comme nous l’avons indiqué plus haut, la municipalité de Neum couvre une étroite bande côtière et fait parti de la Bosnie-Herzégovine depuis un traité signé en 1799 entre la République de Dubrovnik et l’Empire ottoman. Pendant la période yougoslave, Neum constitue une simple frontière entre deux républiques de la Yougoslavie. Cependant, depuis l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine (1992), elle marque une frontière internationale. En 1998, les gouvernements respectifs signent un accord, que l’on peut résumer en deux points : la libre circulation des personnes et des biens croates à travers le territoire de Neum ; en échange, les Croates accordent aux Bosniaques la libre utilisation du port de Ploče. En effet, les Bosniaques ne peuvent pas établir de port à Néum en raison d’eaux trop peu profondes et n’ont d’autre choix que de se tourner vers Ploče, deuxième port croate derrière Rijeka. En réalité, cela n’a rien de nouveau, car, du temps de la Yougoslavie, 75% des volumes de marchandises transitant par le port de Ploče étaient bosniaques ou destinés au marché de la Bosnie-Herzégovine. Directement relié à Sarajevo par une voir de chemin de fer, Ploče a même été d’une importance vitale à la Bosnie pendant la récente guerre : transit de l’aide humanitaire et du matériel militaire en plus des échanges commerciaux habituels. L’activité y était à ce point intense, que le port n’a enregistré qu’une baisse de 5% de ses volumes par rapport à l’avant-guerre.

L’accord de 1998, s’il est en pratique appliqué, est théoriquement suspendu. L’article 9 stipule qu’un comité composé de 7 membres doit administrer le port. La Croatie et la Bosnie-Herzégovine doivent désigner chacune trois représentants, tandis que la Cour internationale d’arbitrage maritime possède un membre. Les décisions finales reviendraient à ce dernier en cas de désaccord entre les membres croates et bosniaques. Aujourd’hui, la Croatie estime que cet aspect de l’accord représente une sorte de « protectorat international » sur son territoire national.  C’est pourquoi elle souhaite une modification de l’accord avant de le faire enfin ratifier par le parlement. La Bosnie, elle, a déjà ratifié l’accord et veut que le parlement croate le ratifie tel quel avant une éventuelle modification par la voie d’un amendement. Mais pourquoi la Croatie a-t-elle donc signé cet accord ? En 1998, les circonstances politiques étaient très différentes - ce que le premier ministre croate, Ivo Sanader, n’a pas manqué de rappeler la semaine dernière. En effet, en 1998, la Croatie avait aussi signé l’Accord sur les relations spéciales avec la Fédération de Bosnie-Herzégovine, l’entité croato-musulmane (bosniaque) de la Bosnie-Herzégovine. L’autre entité est la République serbe. Ces deux entités ont été créées par les Accords de Dayton (1995), qui ont mis fin à la guerre. L’un des articles des accords laissait la possibilité à la Croatie de former une confédération avec la Fédération de Bosnie-Herzégovine, entité dirigée par des Musulmans et des Croates. En 2000, l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle coalition de gauche écarte définitivement cette possibilité. Les subventions versées aux organisations croates de Bosnie sont même considérablement réduites, d’autant que les régions croates sont politiquement beaucoup plus proches de l’Union démocratique croate, parti de droite qui a mené la Croatie voisine (il existe une « version » bosniaque de ce parti) à l’indépendance. Du coup, l’accord de 1998 est perçu comme une éventuelle menace à la souveraineté (en vertu de l’article 9), Bosniaques et Croates étant assurément des partenaires « distincts ». C’est sans doute aussi cette impasse, combinée à des raisons de politique interne (peur de voir les Bosniaques s’approprier le port et d’en disposer comme s’il s’agissait de leur territoire), qui a poussé le gouvernement croate à entreprendre la construction du pont de Pelješac. Effectivement, tout blocage sur la question de Ploče peut entraîner un blocage sur le libre passage à travers de Neum.

La presqu’île de la Prevlaka 

À l’autre extrémité de l’ancien territoire de Dubrovnik, la situation de la presqu’île de Prevlaka est en revanche beaucoup plus stable. Rappelons que ce territoire de la région de Dubrovnik a été administré pendant dix ans (1992-2002) par les Nations unies, la Croatie et le Monténégro se disputant la souveraineté sur la péninsule. Elle avait été occupée par l’armée yougoslave en 1991, comme toute la partie orientale de la région de Dubrovnik. Au terme des négociations, les Monténégrins ont concédé, malgré certains arguments historiques (par exemple, des cartes de l’Autriche-Hongrie montrant que la péninsule fait partie de Herceg Novi, ville monténégrine), que le territoire est bien croate (il était dans les limites de la République yougoslave de Croatie). En vertu d’accords signés en décembre 2002, la péninsule est démilitarisée. Une zone démilitarisée est établie de part et d’autre de la frontière croato-monténégrine : elle s’étend jusqu’à 5 km à l’intérieur du territoire croate, et 3 km côté monténégrin. En plus, une ligne de démarcation maritime intérimaire est fixée entre les eaux territoriales des deux pays. Enfin, les navires serbo-monténégrins qui transitent par les Bouches de Kotor (la presqu’île débouche sur cette vaste baie majoritairement monténégrine d’où son importance stratégique) sont autorisés à circuler selon un régime spécial : pas de manifestations ostentatoires et navigation en surface des submersibles.

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Grâce à la normalisation des relations avec le Monténégro voisin - difficilement imaginable il y a quinze ans par les Dubrovnikois, victimes précisément des troupes monténégrines de l’armée fédérale yougoslave - et grâce à l’amélioration récente et prochaine des infrastructures routières et à la reprise de l’activité touristique (qui a atteint l’été dernier son niveau d’avant-guerre), Dubrovnik peut espérer se relever définitivement sur le plan économique. Dans tous les cas, pour de nombreux étrangers qui se se faufilent à l’ombre de ses épaisses murailles, Dubrovnik est redevenu « un paradis sur terre », comme s’exclamait jadis le dramaturge irlandais Bernard Shaw.

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Notes ....................................... 

1. L’un des plus illustres esprits croates, précurseur de l’atomisme, il s’installe à Paris dans les années 1770, où Louis XV le nomme directeur de l’Optique de la Marine Royale. Il y invente notamment la lunette achromatique, offrant tant aux astronomes qu’aux navigateurs une qualité d’image jusque-là inconnue. Il jouit d’une grande réputation parmi les scientifiques français, ce qu’attestent ses vifs débats avec d’Alembert et Laplace ou ses liens avec Buffon. Une plaque rappelant son séjour parisien a été apposée en 1997 derrière l’Académie des sciences. Signe de l’importance de Bošković, son buste a figuré sur toutes les dénominations des billets de banque croate émis entre 1992 et 1994 (dinar croate).

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