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Imprimer le Monde, 5

Imprimer le Monde, 5

Imprimer le Monde, 5
Mis en ligne le mardi 16 novembre 2010.

Publié dans le numéro 05 (10-23 avril 2010)

L’avantage d’être un grand reporter c’est de voir le monde. L’avantage d’être un petit reporter c’est de rester dans un petit périmètre qui vous permet, l’enquête finie, de voir ou revoir des films donc E la nave va. A l’évidence, Fellini a un génie particulier pour imprimer le monde et les soutiers qui demandent aux baryton, ténor et sopranos de leur chanter les grands airs d’opéra italien qu’ils connaissent par coeur ont des conditions de travail autrement pénibles que les ouvriers du livre.

 D’emblée ce qui me frappe à l’intérieur du bâtiment, dès les premières secondes, alors même qu’on n’a pas encore franchi le sas derrière lequel sont tapies les machines, c’est l’odeur. Naturellement on subodore l’encre et l’huile, entre la réminiscence du garage où les mécaniciens graissaient les onze chevaux et le souvenir du local où trônait une machine pour tirer les tracts. Mon guide s’appelle David. Il a une trentaine d’années, un petit côté mousquetaire malgré sa livrée noire. Il ne la ramène pas avec son titre mais sa carte de visite indique qu’il est directeur adjoint de production qui, sans vouloir offenser personne, équivaut sans doute à ce qu’on appelait autrefois contremaître. Il est très affable et d’une compétence redoutable, je m’en aviserai dès qu’on entrera dans les détails forcément techniques de l’affaire, et ça ne va pas tarder.

 La tournée commence par le stock de papier qui est la première matière première. Il paraît que son coût est élevé. Avec un peu d’imagination, mais les journalistes sont payés pour en avoir, on se croirait dans un temple ancien, plutôt dorique étant donné la largeur et la densité des fûts. Il se présente en bobines, des piles de cinq bobines, selon trois laizes, un mot technique, inusuel mais simple, qui signifie la largeur d’une bande de papier ; la laize de 1280 centimètres permet d’imprimer quatre pages recto-verso et la combinaison des laizes permet d’obtenir le nombre de pages du journal. Le grammage est de 40 g. Six robots, débonnaires, les transportent vers les rotatives. On passe alors un sas, fermé pour maintenir le bon niveau d’hygrométrie.

 Les rotatives sont le coeur, le moteur de l’imprimerie. Si j’ai bien compris, elles sont «un groupe planétaire», ce qui inspire le respect. Elles n’en ont pas moins un nom de famille. WIFAG. Elles viennent donc de Berne, ce qui convient pour un journal au format berlinois. Entre 11 heures et 15 heures le Monde est roulé sur deux rotatives, la vieille qui donne des signes de fatigue et la récente. La nuit, les mêmes roulent les Echos et parfois les quatorze mille exemplaires du Guardian. Elles ont deux étages qu’on gravit par des escaliers extérieurs. On peut admirer des rouleaux, des courroies, des grilles, des bassins d’encre jaune et d’encre rouge, des perforeuses, et j’en oublie, tous les éléments de l’image mythique proposée par Charlot dans Les temps modernes.

 En face, les rotativistes se préparent dans une salle sombre au décor sobre, avec des panneaux syndicaux et des coupes de football gagnées dieu sait quand. Les articles arrivent jusque vers 10 h 30, et justement je les vois arriver, sur une plaque en aluminium, encore tous chauds, attention ne pas toucher. Depuis une dizaine d’années, ils sont traités par un système informatique qui a bouleversé le métier de photograveur ; adieu les flasheuses et les films, bonjour le laser, vive le procédé offset en quadrichromie, noir, cyan, magenta, yellow, ce sont les noms précis. De l’avis général, le travail est plus «pointu» qu’avant, plus facile sans doute mais plus «stressant». Il ne faut pas se fier aux apparences. C’est le b-a-ba du journalisme.

 Ensuite on passe devant les pupitres de commande avec ordinateurs mais j’observe plutôt des affiches du Secours Populaire et une belle fille pas trop dévêtue qui fait de la réclame pour Emporio Armani. On perçoit la tension qui monte au moment, onze heures et quart, de prononcer le traditionnel «aux bonnes» qui résume «aux bonnes feuilles» et qui constitue le coup d’envoi. Il faut avoir fini Paris c’est à dire avoir imprimé cent cinquante mille exemplaires à midi et demie. Les tout premiers numéros sortent, la une encore noircie, par manque d’eau ; en moins d’une minute, les corrections sont apportées, c’est bon, on peut y aller, et alors les rotatives se mettent à tourner à plein régime et moi j’ai l’impresion d’être à l’aéroport d’Orly.

 Les exemplaires sont transportés par grappes sur les chaînes aériennes dotées de chenilles comme les tanks et comme on voit au cinéma dans toutes les série B où la presse annonce une nouvelle retentissante. On se retrouve enfin dans le quartier des expéditions où règne le calme sinon le luxe. Le Monde est alors mis sous film et glisse sur une noria après qu’un scanner a lu le code-barre pour savoir sur quel quai et vers quel camion déjà prêt à partir le diriger. 

 A la fin, je remercie David. Je repasse les portes de l’usine, je pousse le tourniquet, je sors dans la cour, et si j’ai serré des mains et échangé deux trois mots avec les rotativistes je n’aurai pas eu l’occasion de les écouter, ce sera pour une prochaine fois. A chaque jour suffit sa peine. Il n’y a plus qu’à s’asseoir sur un banc au soleil, ouvrir le journal du soir pour s’aventurer par procuration dans le monde et, pourquoi pas, griller une cigarette même si ce n’est plus dans l’air du temps.

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