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Publié dans le
numéro I (avril 2007)
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Dans un article intitulé « Les Européens iront en vacances en... Europe », le journal Le Monde, daté du 25 avril 2006, explique que « pour préparer leurs vacances, 91 % des Européens commencent par naviguer sur Internet, notamment pour comparer les prix, (...), comportement révélé par l’enquête réalisée par Ipsos à la demande du groupe Europ Assistance et publiée mardi 25 avril ». Voilà une affirmation fort étonnante, à double titre.
1/ Dire que 91 % des Européens, pour préparer leurs vacances, commencent par naviguer sur Internet, sous-entend que plus de 91 % des Européens partent régulièrement en vacances : comment est-ce possible, alors qu’en France - pays qui n’est pourtant pas le plus pauvre d’Europe -, près d’une personne sur deux ne part pas en vacances chaque année parce que ça coûte trop cher ? On peut donc légitimement se demander si ce sondage porte vraiment sur l’ensemble des habitants de l’ensemble des pays européens, ou sur une partie d’entre eux ; mais il est, hélas, impossible de le savoir à la seule lecture de l’article du Monde.
2/ Dire que 91 % des Européens, pour préparer leurs vacances, commencent par naviguer sur Internet, sous-entend aussi que plus de 91 % des Européens ont un accès fréquent à ce réseau : comment est-ce possible, alors qu’en France - pays qui n’est pourtant pas le moins connecté d’Europe -, plus d’une personne sur trois n’a pas accès à Internet ? On peut donc, tout aussi légitimement que tout à l’heure, se demander auprès de qui ce sondage a réellement été effectué.
La seule solution est d’aller voir le site de l’institut de sondage Ipsos pour élucider ce mystère. C’est ce qu’a fait l’auteur de ces lignes, et il n’a pas été déçu du voyage ! (C’est le cas de le dire).
1/ Le baromètre Ipsos / Europ Assistance « Intentions et préoccupations des Européens pour les vacances », constitué de 3 500 interviews menées en avril dernier, porte sur « les 7 principaux pays européens : Grande-Bretagne, France, Italie, Allemagne, Belgique, Autriche, Espagne ». Certes, L’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne sont les 5 principaux pays européens, avec respectivement 83, 62, 60, 58 et 42 millions d’habitants. Mais la Belgique, avec ses 10 millions d’habitants, et l’Autriche, avec ses 8 millions, sont respectivement aux 11e et 15e rangs des pays européens ! Loin derrière la Pologne (38 millions d’habitants), la Roumanie (22 millions) et les Pays-Bas (16 millions). Comment un institut de sondage peut-il sérieusement prétendre que la Belgique et l’Autriche font partie des 7 principaux pays européens ?
Plus grave encore, même si Ipsos avait interviewé des habitants des 7 pays les plus peuplés d’Europe, cela lui aurait-il permis pour autant d’affirmer qu’il s’agissait des « intentions et préoccupations des Européens pour les vacances » ? Il aurait donc été plus honnête de la part d’Ipsos, et moins trompeur, notamment pour les journalistes, d’appeler ce baromètre « Intentions et préoccupations des habitants de 7 pays européens pour les vacances ».
2/ Le site d’Ipsos explique aussi que, parallèlement à ce baromètre « européen », une enquête a été réalisée par Internet auprès de 8 203 Français, sur l’utilisation d’Internet dans les pratiques touristiques. On lit alors cette phrase : « Les internautes interrogés se rendent d’abord sur Internet pour comparer les différents prix (91 %) ». Voilà donc le fameux 91 % repris par le journaliste ! Non seulement ce n’est pas un chiffre issu du baromètre « européen », mais un chiffre qui ne concerne que les Français (la source citée dans Le Monde était donc fausse), mais, de plus, il correspond, par définition, à des personnes ayant accès à Internet (sinon, comment auraient-elles pu répondre à cette enquête ?).
Ce chiffre (sans parler du fait qu’il se rapporte, on vient de le voir, aux seuls Français et non aux Européens), est donc biaisé puisque ceux qui ont accès à Internet, en France comme ailleurs, ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la population : en effet, ils sont en moyenne plus jeunes et plus aisés que l’ensemble. De plus, parmi les personnes potentiellement enquêtées, utilisatrices d’Internet, il est certain qu’une partie d’entre elles ne part pas en vacances, et n’a donc pas très envie de répondre à une enquête sur un tel sujet. Cette enquête est donc une deuxième fois biaisée, du fait d’une sur-représentation de ceux qui partent en vacances (en plus de ceux qui ont accès à Internet). Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les répondants soient plus de 9 sur 10 à utiliser Internet pour comparer les prix des voyages !
Récapitulons : la phrase du journaliste du Monde, « pour préparer leurs vacances, 91 % des Européens commencent par naviguer sur Internet », est complètement fausse, c’est désormais évident. Mais alors, que fallait-il comprendre du texte mis en ligne par l’institut de sondage Ipsos ? Eh bien, par exemple ceci : « parmi les Français qui partent en vacances régulièrement et qui ont accès à Internet, 91 % d’entre eux utilisent ce réseau pour préparer leurs vacances ». C’est sûr, c’est beaucoup plus rigoureux, mais ce n’est plus le scoop du siècle !
D’ailleurs, est-ce seulement un problème de manque de rigueur de la part de l’un et de l’autre ? Pour le journaliste, pressé par le temps et souvent non-spécialiste des chiffres, on peut penser que oui ; pour l’institut de sondage, c’est beaucoup moins probable, surtout si on se rappelle que son baromètre européen est financé par Europ Assistance, assureur de voyages (ça alors, quel hasard !).
On s’interroge alors sur la finalité de ce baromètre : ne servirait-il pas à émettre des messages commerciaux ou publicitaires subliminaux, plutôt que des informations chiffrées dignes de ce nom ? Messages dont le contenu serait : « Toi qui lis cet article journalistique, si tu ne pars pas en vacances, si tu n’es pas connecté à Internet, bref, si tu ne réserves pas tes vacances sur Internet, tu es vraiment le dernier des ringards ! ». Et le lecteur ringard sait alors ce qu’il lui reste à faire... Vous avez dit manipulation ?
Serge Darriné