Dans l’arrière-boutique des ship managers
Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Je ne t’ai point parlé de son Tigre ; j’ai oublié l’autre jour. Eh bien, j’aime mieux le Boeuf, et
de beaucoup. Voici mes raisons. Je trouve la pièce inégale et faite
comme en deux parties. Toute la seconde, à partir de «Lui, baigné par
la flamme...» est superbe. Mais il y a bien des choses dans ce qui précède que je n’aime pas. D’abord la position de la bête qui s’endort le ventre en l’air, ne me semble pas naturelle : jamais un quadrupède ne s’endort le ventre en l’air.
La langue rude et rose va pendant.
Dur ! et va pendant est exagéré de tournure.
Ce vers :
Toute rumeur s’éteint autour de son repos,
est disparate de ton avec tout ce qui précède et tout ce qui suit. Ces deux mots rumeur et repos, qui sont presque métaphysiques, qui sont non imaginés, me
semblent d’un effet mou et lâche. Ainsi intercalé dans une description
très précise, je vois bien qu’il a voulu mettre un vers de transition
très calme et simple. Eh bien, alors, s’éteint est chargé, car
c’est une métaphore par soi-même. Ensuite, nous perdons trop le tigre
de vue avec la panthère, les pythons, la cantharide (ou bien alors il
n’y en a pas assez ; le plan secondaire, n’étant pas assez long, se mêle un peu au principal et l’encombre). Musculeux, à pythons, ne me semble pas heureux ; sur les serpents, voit-on saillir les muscles ? Le roi rayé, voilà un accolement de mots disparates : le roi (métaphore) rayé (technique). Si c’est roi qui est l’idée principale, il faut une épithète dérivant de l’idée de roi. Si c’est rayé, au contraire, sur qui doit se porter l’attention, il faut un substantif en rapport avec rayé, et il faut appeler le tigre d’un nom qui, dans la nature, ait des raies. Or un roi n’est pas rayé. À partir de là, la pièce me paraît fort belle.
Gustave Flaubert, Correspondance : à Louise Colet, Mercredi, 11 heures du soir, 28 décembre 1853.
«Grâce
aux femmelettes, Châteaubriand, le Mohican Mélancolique, Sénancourt,
l’Homme-en-Jupon, Jean-Jacques Rousseau, le Socialiste-Grincheur, Anne
Radcliffe, le Spectre-Toqué, Edgar Poë, le Mameluck-des-Rêves-d’Alcool,
Mathurin, le Compère-des-Ténèbres, Georges Sand,
l’Hermaphrodite-Circoncis, Théophile Gautier, l’Incomparable-Epicier,
Leconte, le Captif-du-Diable, Gœthe, le Suicidé-pour-Pleurer,
Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire, Lamartine, la Cigogne-Larmoyante,
Lermontoff, le Tigre-qui-Rugit, Victor Hugo, le Funèbre-Échalas-Vert,
Misçkiéwicz, l’Imitateur-de-Satan, Musset, le
Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle, et Byron,
l’Hippopotame-des-Jungles-Infernales.»
Lautréamont, Poésies (I), 1870
PAULINE : Tigre, assassine-moi du moins sans m’outrager.
Corneille, Polyeucte Martyr (acte V, scène 3), 1643
Confucius
a dit : «Les peaux de tigre et du léopard, une fois tannées, sont comme
celles du chien et du mouton.» Mais il n’incombe pas à une vraie
culture d’apprivoiser les tigres, pas plus que de rendre les moutons
féroces, et tanner leurs peaux pour en faire des chaussures n’est pas
le meilleur usage qu’on en puisse faire.
Henry David Thoreau, De la marche (traduit aussi en français sous le titre : Balades), 1851.
«Quant
à lord Byron, il abhorre l’infernal éclat des couleurs de Rubens ; il
crache sur tous les sujets des saints dont les églises regorgent ; il
n’a jamais rencontré tableau ou statue approchant d’une lieue de sa
pensée. Il préfère à ces arts imposteurs la beauté de quelques
montagnes, de quelques mers, de quelques chevaux, d’un certain lion de
Morée, et d’un tigre qu’il vit souper dans Exeter-Change»
Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, 1841
«Un
fragment de charbon de terre ou de silex, ou d’une pierre quelconque,
pourra présenter dans une proportion réduite les formes d’immenses
rochers. J’ai remarqué souvent aussi, en dessinant des arbres, que
telle branche séparée est elle-même un petit arbre, n’était la grosseur
des feuilles. Il y a une partie de la science qui, je crois, n’est
pas exploitée par les savants, et qui serait l’histoire de ces rapports
naturels et serait aussi une histoire curieuse de certaines formes qui
semblent à des yeux inattentifs le produit du hasard, et qui sont non
seulement géométriquement combinées, mais qui rappellent, à s’y
méprendre des formes qui appartiennent à des objets d’une tout autre
espèce.
J’ai vu, sur la plage de Tanger, qui est formée d’un sable
très fin que le flot en se retirant creusait de petits sillons qui se
reproduisaient sans cesse tout en se variant à chaque marée, et le
dessin de ces petits canaux par où l’eau se retire est, pour ainsi
dire, identique à la rayure de la peau des tigres. Il y a quelques
jours, j’ai été frappé, en remontant la route qui va du pont à
Champrosay, de petits tas aplatis de bouse de vache qui avaient formé
des taches qui m’ont rappelé quelque autre dessin dans quelque objet
analogue, mais qui m’ont laissé persuadé que ces taches doivent se
reproduire de la même manière.»
Delacroix, Études esthétiques (dimanche 16 septembre 1849, dans la forêt de Champrosay)
«Maman,
elle court à travers la ville, d’une rue à l’autre, elle ameute tout le
monde, vendeurs de journaux, employés d’épicerie et serveurs, demeurés
et sadiques, motards et suceurs de sel, anciens marins et glandeurs
éternels, arnaqueurs et lecteurs de Matt Weinstock, et ainsi de suite,
mais, bien que le soleil verdisse et qu’on mette le pain sous
cellophane, voici que, pour la première fois depuis des années, les
yeux de maman redeviennent vivants et sublimes. sauf que la mort n’est
pas une solution, qu’elle ne peut pas être la solution, même si les
tigres et les fourmis s’en moquent. il n’empêche qu’un jour prochain,
la pêche hurlera de douleur lorsqu’on l’arrachera de l’arbre.»
Bukowski, Journal d’un vieux dégueulasse, 1967.
Comme le blanc se prétend noir
Et de nos pauvres yeux se joue,
— Vérité, brise ton miroir ! —
J’ai peur, quant à moi, je l’avoue,
Qu’arrêtant le céleste essieu,
Torquemada, monstre effroyable,
Ne veuille damner le bon Dieu
Et ne canonise le diable ;
Que Rothschild ne meure de faim,
Que le tigre ne fonde en larmes,
Et que Lacenaire à la fin
Ne fasse arrêter les gendarmes !
Théodore de Banville, Delirium Tremens, in Occidentales, 1868.
«Il s’était attendu à une mort plus douce. or
il y avait du sang partout, et les stores étaient baissés. les gens devaient
être en train de se préparer à aller au turbin. se retournant sur le côté, il
distingua confusément sa bibliothèque, tous ses recueils de poèmes, et il
comprit qu’il avait échoué, qu’il n’était jamais parvenu au niveau d’Eliot, pas
même le matin précédent, qu’il avait tout foiré, qu’il n’avait été qu’un singe
de plus sur l’arbre et qu’il s’apprêtait à tomber dans la gueule du tigre.
pendant quelques secondes, il en fut accablé, puis cessa d’y penser.»
Bukowski, Journal d’un vieux dégueulasse, 1967.
« Écoute, tigre, où cours-tu si vite ? »
« Ah,
mon dieu ! tu te rends compte ! j’ai été attrapé par un kaki séché ! j’ai
failli mourir ! Enfin, je l’ai fait tomber. Je cours, afin qu’il ne me
rattrape pas ! »
L’ours n’y comprend rien. Il n’a jamais entendu parler de kaki séché.
« Écoute, tigre, je ne saisis pas bien. Raconte en détail, ch’agun-ch’agun, doucement. »
Le tigre raconte tout ce qu’il a vécu depuis sa descente au village.
« Hohoho ! tigre ! mais tu avais peur de rien. [...]
Tigre et kaki & autres contes de Corée (trad. M.Coyaud & Jin-Mieung Li)
« Dès ton retour, pour peu que ça puisse t’amuser, auront lieu des choses tigresques » | lettre de Verlaine à Rimbaud, avril 1872
« La peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre » | Balzac, La Peau de chagrin, 1831
« Je suis un monstre, un tigre » | Jacques Cazotte, Le Diable amoureux, 1776
« Le tigre frappe ; que ne fera pas l’homme ? » | Michaux, Chant vingt-troisième, La marche dans le tunnel, 1943
« C’était un tigre qui se repessait d’un cœur humain » | Honoré d’Urfé, L’Astrée, 1627
« Son tigre était une curiosité, personne à Londres n’avait de tigre si petit » | Balzac, La Maison Nucingen, 1838
« Il y a un tigre dans la maison » | Eduardo Lizalde, ¡Tigre, tigre ! 1970, Mexico
« Enfin cet homme-tigre piano piano descendu, desmela trente grosses serrures » | Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, 1655
« Tigre, m’écriai-je en larmes, ouvre ton cœur de roc » | Sade, Justine, 1791
« & le tigre invisible, disent les Birmans. Pour moi c’est la bagnole invisible pas le tigre. » | Guillermo Cabrera Infante, Trois tristes tigres, 1965
Si meggy avait été ma voisine, mettre fin à son dilemme ne m’aurait pas posé de grandes difficultés,
il aurait suffi qu’elle débarque chez moi, haletante sous l’éclat élodieux et raffiné de mes yeux
de poète, tandis que [...] je me serais avancé ers elle comme un tigre qui se pisse dessus«.
Bukowski, Journal d’un vieux dégueulasse, 1969
« Un voyageur anglais raconte l’intimité où il vivait avec un tigre » | Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830
« Nous adorions le tigre comme le plus terrible de tous les animaux » | Marmontel, Les Incas ou la Destruction de l’Empire du Pérou, 1777
« Tu oses soutenir qu’un cœur dur est un cœur de tigre » | Abbé Prévost, Lettres anglaises (lettre 234), 1751
« Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre » | André Breton, L’amour libre, Clair de terre, 1931
« Son mari en était jaloux comme un tigre et ce n’était pas tout à fait sans raison » | Diderot, Les bijoux indiscrets, 1748
« Elle bondit ; elle a les sauts du tigre » | Baudelaire, Les Paradis artificiels, 1860
Une citation en images... : un tigre dessiné par Borgès enfant :
Il y a des tas de choses que j’aimerais faire. Comme, avant toute chose, ne
plus me farcir de candidats à la présidence aussi nuls, et puis aussi, de m’occuper des musées,
qui sont ce qu’il y a de plus déprimant et de plus puant au monde. je n’ai d’ailleurs
jamais compris pourquoi, dans leurs escaliers, on ne molestait pas plus de
petites filles de 3 ans. aussi, pour commencer, j’installerais à chaque étage au
moins un bar. lequel paierait à lui seul les salaires du personnel, la réfection
et la sauvegarde d’un certain nombre de toiles ainsi que celle du trou de balle
du tigre préhistorique — le tigre Machérode — qui commence à se confondre avec
la poche d’un billard. ensuite de quoi, je ferais venir des orchestres de rock,
de jazz et de musique classique, plus trois ou quatre superbes créatures qui
nous remettraient d’aplomb. si l’on ne vibre pas, comment peut-on apprendre,
comment peut-on voir ? après avoir contemplé, derrière la vitre étouffante, le
tigre préhistorique, la plupart des visiteurs s’enfuient à tire d’aile, rongés
par la honte et l’ennui. En revanche, imaginez un type et sa louloute,
tenant chacun une bière dans leur ain et admirant les énormes crocs de ce tigre.
À coup sûr, lui s’exclamerait :
— Bordel, vise un peu ces boutoirs ! ne dirait-on pas un éléphant ?
Bukowski, Journal d’un vieux dégueulasse, 1967.
J’étais tigre parmi des tigresses lubriques
Dont l’échine ondulait de lentes pâmoisons ;
J’étais tigre... et dans l’air où suaient les poisons
L’amour faisait vibrer nos croupes électriques.
Albert Samain (1858-1900)
Oh moi
je n’aurais pas osé
rayer le tigre
Éric Chevillard, L’œuvre posthume de Thomas Pilaster (1999)
Une petite exposition retrace l’histoire de ce lieu qu’on appelait « les Fauves » et d’où émanait « une Odeur de caramel et de tigre ». On
y voit des photos de l’arrivée, en 1912, de la girafe Mimi. Des
messieurs l’accompagnent, dévissant leur tête à chapeau melon, et des
enfants. Parmi eux, qui sait, un gamin un peu joufflu, aux grands yeux
sombres de myope, la tête pleine déjà de romans anglais ? Non, sans
doute pas : les herbivores, eussent-ils cinq mètres de haut, il s’en
foutait. Ce dont « il pratiquait avec ferveur l’adoration », c’était le tigre : »non
pas le tigre ocellé des îles flottantes du Paraná et de la confusion
amazonique ; mais le tigre rayé, asiatique, royal, que seuls peuvent
affronter des hommes de guerre, du haut d’un fort dressé sur un
éléphant«. Le tigre de Blake et de Kipling, enfin, et de Borges. Le voici. Bello y feroz, dit la pancarte. Peut-être bien, mais pour l’heure, il fait la sieste. »Nous pensions, écrit l’auteur de l’Histoire de la nuit, qu’il était sanguinaire et beau. Norah, une enfant, déclara : «il est fait pour l’amour». »
La
vieille fascination borgésienne semble s’être transmise aux moutards
d’aujourd’hui, muets devant les autres animaux, mais piaillants et
surexcités devant lui. «Plus beau, lourd et agile que le lion», dit encore la pancarte. Celle du rival, qui roupille lui aussi, de l’autre coté de l’allée, annonce «el rey de la selva»
(le roi de la forêt), qualificatif doublement curieux, puisqu’on n’a
jamais vu un lion dans une forêt, et que c’est le titre du premier
«conte» de Georgie, en 1912 : mais il s’agissait évidemment de l’autre,
le «funeste joyau / Qui sous le soleil ou la lune changeante / S’acquitte à Sumatra ou au Bengale / De sa routine d’amour, de nonchalance et de mort», la machine assassine dont l’or rayé est la dernière couleur que voient les yeux morts de l’aveugle. «Souvent,
je m’attardais sans fin devant l’une des cages du jardin zoologique ;
j’appréciais les vastes encyclopédies et les livres d’histoire
naturelle pour la splendeur de leurs tigres».
Olivier Rolin, à propos de Borgès, in Ecrivains de 1899, (Le Monde, 26 août 1999)
Beaucoup
d’affiches conseillent à l’homme de « mettre un tigre dans son
moteur ». Or, c’est une chose à ne jamais faire. Il y a longtemps
que je l’ai signalé ici même et dans plusieurs autres journaux. Il ne
faut jamais mettre de tigre dans son moteur, surtout quand on a des
enfants. Les enfants sont méchants, capricieux, étourdis, cruels avec
les animaux : il n’y a qu’à voir comment ils traitent les m ouches. Ils
risquent de maltraiter le tigre, de l’irriter, de le rendre furieux ; de
l’indisposer en lui arrachant une patte ou en lui tirant la moustache.
Ou de la caresser à rebrousse-poil. La SPA est tatillonne et on
s’expose à des amendes. Et la douane ? Il faut y songer. La douane
sonde tout, m^me les moteurs. Il est difficile de cacher le tigre. Tec.
On n’en finirait pas d’énumérer les inconvénients d’avoir un tigre dans
son moteur. Généralement le tigre déborde de
partout. On vient de mesurer son volume : il fait 1 mètre 70 de long, 56
centimètres de haut et 40 centimètres de large ; et encore, quand
il est très jeune. Si bien qu’il y a toujours quelque chose qui
dépasse. On me dira qu’on peut le désosser. Pour mieux le tasser. Bien
sûr. Ou même le faire bouillir. Mais il y perd sa vigueur première.
C’est-à-dire son utilité. Qui est dans la roideur du squelette, dans le
jeu d’acier des articulations. Bref, de quelque façon qu’on retourne la
problème, il est mauvais de mettre un tigre dans son moteur.
Ainsi parlais-je. Et c’était le bon sens.
Il vient enfin de gagner la partie. Je vois depuis quelques j ours que les journaux sont pleins
du conseil de ne pas mettre les tigres dans les moteurs. Avec des
schémas scientifiques, des tigres mesurés, pesés, des moteurs jaugés
exactement, des tigres A et même A’, des moteurs B, des preuves
mathématiques, des savants se sont réunis (L’Association des Mathélogiciens)
pour mesurer des tigres du Bengale avec un mètre de couturière, un
mètre souple, et sonder des moteurs. Ils ont même concassé et fait
bouillir des tigres. Ils ont tristement constaté que le bouillon du
tigre le plus clair encrasse les moteurs les plus robustes.
Résumons-nous :
le bon sens triomphe. Laissons le tigre dans sa jungle. Il vaut mieux
mettre dans son moteur le président-directeur général d’une excellente
compagnie de pétroles. Il s’évertue pour faire gagner sa marque. C’est
plaisir de le voir faire dans les compétitions.
Alexandre Vialatte, « Chronique des tigres dans les moteurs et de plusieurs choses merveilleuses », Chroniques pour la Montagne, 1962-1971.
Un tigre politique dans Brouillard au pont de Tolbiac de Malet & Tardi :
[on s’est trompés d’animal] :
Dix litres, c’est deux bonbonnes ou trois millions, on les échange contre un jeune bœuf, un peu plus grand qu’un veau.
Pedro Rosa-Mendes, Baie des tigres, 2001.
Ne
pourrions-nous traiter avec magnanimité le requin et le tigre, aller
les rencontrer sur leur propre terrain, avec des lances terminées par
des dents de requin et des boucliers faits en peau de tigre ?
Henry David Thoreau, Le Paradis à (re)conquérir, 1843.
On
nous a dit que dans un rayon de trois miles à partir du centre de la
cité indienne de Singapour, des habitants sont emportés chaque année
par des tigres ; mais le voyageur peut s’étendre dans les bois la nuit
presque partout en Amérique du Nord, sans avoir à craindre les bêtes
sauvages.
Henry David Thoreau, De la marche (traduit aussi en français sous le titre : Balades), 1851.
On
a exécuté ces jours-ci, à Provins, un jeune homme qui avait assassiné
un bourgeois et une bourgeoise, puis violé la servante sur place et bu
toute la cave. Or, pour voir guillotiner cet excentrique, il est arrivé
dans Provins, dès la veille, plus de dix mille gens de la campagne.
Comme les auberges n’étaient pas suffisantes, beaucoup ont passé la
nuit dehors et ont couché dans la neige. L’affluence était telle que le pain a manqué.
Ô suffrage universel ! Sophistes ! Ô charlatans !
Déclamez donc contre les gladiateurs et parlez-moi du progrès !
Moralisez, faites des lois, des plans ! Réformez-moi la bête
féroce. Quand même vous auriez arraché les canines du tigre, et qu’il
ne pourrait plus manger que de la bouillie, il lui restera toujours son
coeur de carnassier ! Et ainsi le cannibale perce sous le
bourgeron populaire, comme le crâne du Caraïbe sous le bonnet de soie
noire du bourgeois. Qu’est-ce que tout cela nous fout ? Faisons notre devoir, nous autres. Que la Providence fasse le sien !
Gustave Flaubert, Correspondance : à Louise Colet, Lundi soir, 1 heure, janvier 1854.
Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses
Baudelaire, «Les Bijoux» (in Les Fleurs du Mal, pièces condamnées), 1857
Entre
l’Indus et l’Iomanès sont des tribus montagnardes : les Caeses, les
Caetribones, qui vivent dans les forêts, puis les Mégalles, dont le roi
a 500 éléphants et un nombre mal connu de fantassins et de cavaliers,
les Parasanges, les Asmages au pays infesté de tigres féroces, et qui
arment 30 000 fantassins, 300 éléphants et 800 cavaliers.
Pline l’Ancien, Histoire naturelle (VI, 73), 1er siècle.
« D’un
côté une plainte et un cadavre de jeune fille, de l’autre, son rère,
qui semble n’avoir même pas commencé à vivre. Oui, Benjamenta me ait
l’effet d’un tigre affamé et mis en cage. Et puis quoi ? Moi, j’irais
me mettre dans sa gueule béante ? Allons-y ! Qu’il fasse donc passer sa
colère sur un élève sans défense. Je suis à sa disposition. Je e
crains, et en même temps il y a en moi quelque chose qui le nargue. De
plus, il me doit encore le récit de sa vie. Il me l’a presque promis,
et je saurai bien le lui rappeler. Oui, voilà ce que j’en pense : il n’a
pas encore vécu. Voudrait-il par hasard vivre à mes dépens ? »
Robert Walser, L’Institut Benjamenta (Jakob von Gunten), 1909.
Cependant n’est-ce las dans l’indistinct qu’ils vagabondent
Eux aussi, pareils aux petits de la louve ou du tigre
Qui savent tout de l’innocence ?
— À la fin nous voici
Nous, durement parachevés par l’amour et le crime
Jaques Réda, Bienveillance,
On ne fume pas à l’affût au tigre. On ne bouge pas. On guette. On guette l’aube.
Je n’allais pas tirer «mon tigre» pour en faire une superbe descente de lit !
Blaise Cendrars, D’Oultremer à Indigo, 1940
Me voici à ta quête, sur le sentier des chats-tigres
Léopold Sedar-Senghor, Le Salut du jeune soleil
C’est la langueur d’aimer qui brame sur la berge,
Et de ses longues mains, elle flatte, la vierge,
à ses pieds allongé son tigre, le désir.
Albert Samain, Son rêve fastueux (La dame de Printemps)
Rions sous la clarté qui tombe
Parmi les rameaux chevelus ;
Car, amis, la blanche colombe
Ne rit pas, le tigre non plus.
Théodore de Banville, Rire, 22 septembre 1888, in Sonnailles et Clochettes.
Le tigre.
Je suis le tigre.
Je te guette parmi les feuilles
Aussi grandes que des lingots
De minerai mouillé
Le fleuve blanc grandit
sous la brume. Te voici.
Tu plonges nue.
J’attends.
Alors, d’un bond,
Feu, sang et dents,
Ma griffe abat
Ta poitrine, tes hanches
Pablo Neruda
Le tigre est sûr d’être tigre et le poisson d’être poisson.
Jose Ortega y Gasset, Ensimismamiento y alteración
Le
char de Dionysos disparaît sous les fleurs et les couronnes : des
panthères et des tigres s’avancent sous son joug. Que l’on métamorphose
en tableau l’hymne à la « joie » de Beethoven, et, donnant carrière à son
imagination, que l’on contemple les millions d’êtres prosternés
frémissants dans la poussière : à ce moment l’ivresse dionysienne sera
proche. Alors l’esclave est libre, alors se brisent toutes les
barrières rigides et hostiles que la misère, l’arbitraire ou la « mode
insolente » ont établies entre les hommes.
Nietzsche, La Naissance de de la Tragédie, 1872
... tandis qu’au loin la foule
Le long des temples va hurlant, vivante houle,
Au claquement massif des cymbales de bois,
Et qu’accroupi, filant ses notes de hautbois,
Du saut de l’antilope agile attendant l’heure,
Le tigre jaune au dos rayé s’étire et pleure.
Verlaine, «Nocturne parisien», in Poèmes saturniens, 1866
Si
tu n’avais eu recours à tes artifices ordinaires, en changeant
plusieurs fois de figure, il [Pélée] serait venu à bout de son
audacieux dessein. Mais si d’abord tu étais un oiseau, l’oiseau,
pourtant, cet homme le tenait prisonnier ; puis tu étais un arbre
pesant : Pélée étreignait l’arbre. La troisième forme fut celle d’un
tigre à la peau tachetée ; effrayé, l’Eacide détacha ses bras de ton
corps.
Ovide, Métamorphoses (XI, v.243-46), 1er siècle.
Tout
ce que nous acomplirons d’essentiel à partir d’aujourd’hui, nous
l’accomplirons faute de mieux. Sans contentement ni désespoir. Pour
seul soleil : le boeuf écorché de Rembrandt. Mais comment se
résigner à la date et à l’odeur sur la gîte affichées, nous qui, sur
l’heure, sommes intelligents jusqu’aux conséquences ? Une simplicité
s’ébauche : le feu monte, la terre emprunte, la neige vole, la rixe
éclate. Les dieux-dits nous délèguent un court temps leur loisir, puis
nous prennent en haine de l’avoir accepté. Je vois un tigre. Il voit.
Salut. Qui, là, parmi les menthes, est parvenu à naître dont toute
chose, demain, se prévaudra ?
René Char, Le nu perdu, 1971
Mon dernier tigre.
Il
y a toujours eu des tigres dans ma vie. La lecture est tellement mêlée
aux autres habitudes de mon existence que je ne sais vraiment pas si
mon tigre fut celui d’une gravure ou celui, mort aujourd’hui, dont je
suivais captivé, de l’autre côté des barreaux de fer, les allées et
venues obstinées dans la cage. Mon père aimait les encyclopédies ;
moi je les appréciais, j’en suis sûr pour les images de tigres qu’elles
m’offraient. Je me souviens aujourd’hui de ceux de Montaner y Simon (un
tigre blanc de Sibérie et un tigre du Bengale) et d’un autre,
soigneusement dessiné à la plume et bondissant, qui avait quelque chose
d’un fleuve. A ces tigres visuels s’ajoutèrent des tigres faits de
mots : le fameux bûcher de Blake (Tyger, tyger, burning bright) et la définition de Chesterton : C’est l’emblème d’une terrible élégance. Quand je lus, enfant, Le Livre de la jungle,
je m’attristai que Shere Khan fût le méchant de l’histoire et non pas
l’ami du héros. Je voudrais me rappeler, mais je n’y parviens pas, un
sinueux tigre esquissé par le pinceau d’un Chinois qui n’avait jamais
vu de tigre mais qui sans doute avait vu son archétype. On peut trouver
ce tigre platonique dans le livre d’Anita Berry, Art for Children.
On me demandera à juste titre pourquoi des tigres et non pas des
léopards ou des jaguars. Je peux seulement dire que les taches me
déplaisent et non pas les rayures. Si j’écrivais léopard
au lieu de tigre, le lecteur devinerait aussitôt que je suis en train
de mentir. A ces tigres des images ou des mots j’en ai ajouté un autre,
qui m’a été révélé par notre ami Cuttini, dans le curieux jardin
zoologique appelé «Monde animal» et qui évite tout emprisonnement. Ce
dernier tigre est en chair et en os. Avec une joie évidente et
terrifiée, je suis allé jusqu’à ce tigre dont la langue a léché mon
visage, dont la griffe indifférente ou caressante s’est posée sur ma
tête et qui, à la différence de ses prédecesseurs, avait de l’odeur et
du poids. Je ne dirai pas que ce tigre qui m’a stupéfié est plus réel
que les autres, car un chêne n’est pas plus réel que les formes d’un
songe mais je veux remercier ici notre ami pour ce tigre en chair et en
os que mes sens ont perçu ce matin-là et dont l’image revient comme
reviennent les tigres des livres.
Jorge Luis Borges, Atlas (En collaboration avec Maria Kodama), 1984
Il
[Auguste] avait coutume, même en dehors des jours de spectacle, s’il
arrivait qu’on eût transporté à Rome quelque animal curieux et méritant
d’être vu, de le présenter au peuple à titre extraordinaire, en
n’importe quel lieu par exemple un rhinocéros dans l’enceinte des
élections, un tigre sur une scène, un serpent de cinquante coudées
devant la place des élections.
Suétone, Vie d’Auguste (43), 1er siècle.
Moi,
comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini... Je ne puis, je ne
puis contenter ce besoin ! Je suis fils de l’homme et de la femme,
d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne... je croyais être davantage ! Au
reste, que m’importe d’où je viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de
ma volonté, j’aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin,
dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue :
je ne serais pas si méchant.
Lautréamont, Chants de Maldoror, 1890
Mais
lorsque tes mains l’auront saisi et que tu le tiendras garrotté, alors
des apparences changeantes se joueront de toi et même des figures de
bêtes : en effet, il se fera soudain porc hérissé, tigre affreux (atraque tigris), serpent écailleux et lionne à la nuque fauve.
Virgile, Géorgiques (IV, v.405-408), 1er siècle av. J.-C.
L’aigle,
le corbeau, l’immortel pélican, le canard sauvage, la grue voyageuse,
éveillés, grelottant de froid, me verront passer à la lueur des
éclairs, spectre horrible et content. Ils ne sauront ce que cela
signifie.
Sur la terre, la vipère, l’oeil gros du crapaud, le tigre, l’éléphant ;
dans la mer, la baleine, le requin, le marteau, l’informe raie, la dent
du phoque polaire, se demanderont quelle est cette
dérogation à la loi de la nature.
Lautréamont, Chants de Maldoror, 1890
Approche
sous la figure de l’ours de velu de Russie, du rhinocéros armé ou du
tigre d’Hyrcanie, prends toute autre forme que celle-ci, et mes nerfs
impassibles ne trembleront pas.
Shakespeare, Macbeth (III,4)
Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,
Tigre adoré, monstre aux airs indolents ;
Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants
Dans l’épaisseur de ta crinière lourde.
Baudelaire, «Le Lethé» (in Les Fleurs du Mal, pièces condamnées), 1857
Ici
[en Italie] règne un printemps perpétuel, et l’été en des mois qui ne
sont pas les siens ; deux fois les brebis y sont pleines, deux fois
l’arbre y donne des fruits. Par contre, on n’y trouve pas les tigres
féroces (rabidae tigres absunt) et la race cruelle des lions.
Virgile, Géorgiques (II, v.149-151), entre 36 et 29 avant J.-C.
Son mari est parti pour Alep, comme patron du Tigre
Shakespeare, Macbeth (I,3)
La
prunelle de cette chipie semblait un meeting de tous les mauvais
regards de la création. l y avait, dans ce regard, de l’hyène, du
tigre, du cochon, du cobra capello, de la sole frite et de la limace.
Sale bonne femme, va ! Elle était veuve et rien ne m’ôtera de l’idée que son mari avait péri victime du regard.
Alphonse Allais, «Truc canaille», dans A se tordre, 1891.
C’est
vrai, répondit Vandeleur. J’ai chassé la plupart des choses, depuis les
hommes et les femmes jusqu’aux moustiques ; j’ai plongé pour trouver du
corail ; j’ai poursuivi les baleines comme les tigres ; et un diamant
représente la plus belle proie de otutes.
R.L. Stevenson, «Le Diamant du Rajah», dans Les Nouvelles Mille et une nuits, 1882.
Dans
mon enfance, je professais avec ferveur l’adoration du tigre : non du
tigre ocellé des îles flottantes du Parana et de la confusion
amazonique, mais du tigre rayé, asiatique, royal, que peuvent seulement
affronter les hommes de guerre, du haut d’un fort dressé sur un
éléphant. Souvent, je m’attardais sans fin devant l’une des cages du
Jardin zoologique ; j’appréciais les vastes encyclopédies et les livres
d’histoire naturelle, pour la splendeur de leurs tigres (je me souviens
encore de ces images, moi qui ne peux me souvenir sans le confondre du
front ou du sourire d’une femme). L’enfance passa, les tigres devinrent
caducs et ma passion pour eux, mais ils demeurent dans mes rêves. A ce
niveau submergé ou chaotique, ils continuent à prévaloir, et de la
manière suivante. Assoupi, un rêve quelconque me distrait et tout à
coup je sais que c’est un rêve. Alors, je me mets à penser : ceci est un
rêve, une diversion pure de ma volonté et puisque j’ai un pouvoir
illimité, je vais causer un tigre.
Quelle incompétence ! Mes songes
n’arrivent jamais à engendrer le fauve convoité. Certes le tigre
apparaît, mais disséqué ou fragile, ou avec de ridicules variations
morphologiques, ou d’un format inadmissible, ou terriblement fugace, ou
tirant sur le chien ou sur l’oiseau.
J.L.Borges, «Dreamtigers» (publié dans Enquêtes, 1933-1952)
J’imagine un tigre. La pénombre exalte
La vaste Bibliothèque travailleuse
Et paraît éloigner les rayonnages.
Puissant, innocent, sanglant et neuf,
Il ira par sa forêt et son matin.
Il imprimera son empreinte dans la boueuse
Rive d’un fleuve dont il ignore le nom.
(Dans son univers, il n’y a ni nom, ni passé,
Ni avenir, rien que l’indubitable instant.)
Il franchira les distances barbares
Et humera dans le labyrinthe tressé
Des odeurs l’odeur de l’ombre
Et l’odeur délectable des proies.
Parmi les raies de bambous, je déchiffre
Ses raies. Je pressens l’ossature
Sous la peau splendide qui frissone
En vain s’interposent les mers
Convexes et les déserts de la planète ;
Depuis cette demeure d’un port lointain
De l’Amérique du Sud, je te suis et te rêve,
Tigre des rives du Gange
Le soir s’étend sur mon âme et je réfléchis
Que le tigre vocatif de mon poème
Est un tigre de symboles et d’ombres
Une série de tropes littéraires
Et de souvenirs d’encyclopédie,
Et non le tigre fatal, le funeste joyau
Qui sous le soleil ou la lune changeante
S’acquitte à Sumatra ou au Bengale
De sa routine d’mour, de paresse et de mort.
Au tigre symbolique, je viens d’opposer
Le véritable, au sang brûlant,
Celui qui décime les troupeaux de buffles,
Et qui aujourd’hui, 3 août 1959,
Projette sur la prairie une ombre
Lente. Mais, déjà, de seulement le nommer
Et de conjecturer son existence
Le fait fiction de l’art et non créature
Vivante, de celles qui vont par la terre.
Nous chercherons un troisième tigre. Celui-ci
Sera comme les précédents une forme
De mon rêve, une suite de mots
Humains et non le tigre vertébré
Qui, au-delà des mythologies,
Foule le sol. Je le sais. Mais quelque chose
Me contraint à cette aventure infinie,
Insensée et ancienne, et je continue
A chercher tout le temps que dure le soir
L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème.
J.L.Borges, «L’autre tigre»
BERITH
(à Lucifer) : Prince dampné, scrupuleux coac, germe maudit, corps
d’infernal eschac, insatiable cornu, tigre estopic, bec jaune infect,
téméraire ypodrac, fol enragé, qu’as-tu mangé ? Poac ! Poac !
Andrieu de La Vigne, Le Mystère de la Saint-Martin, 1496
Je
suis arrivé dans le hall et j’ai pris à gauche. La porte était ouverte,
je suis resté en plan. Perché sur le rideau de la douche, il y avait un
perroquet. Et sur le tapis éponge, un tigre dans la force de l’âge. Le
perroquet a fait le dégoûté et le tigre m’a balancé un regard d’ennui
et vide de tout intérêt. J’ai couru jusqu’au living.
«Bon Dieu, Carol, il y a un tigre dans la salle de bain.
— Oh ! c’est Joe la Défonce. Joe la Défonce ne ferait pas de mal à une mouche.
— Peut-être, mais je n’arriverais pas à chier sous le nez d’un tigre.
— Viens, idiot !»
J’ai suivi Carol dans le hall, et elle est entrée dans la salle de bain :
«Debout, Joe, il faut laisser la place au monsieur. Il ne peut pas chier si tu le regardes. Il croit que tu veux le manger.»
Le tigre a levé sur Carol des yeux indifférents.
«Joe, fais pas l’imbécile, je ne te le dirai pas deux fois !!!! Je te donne jusqu’à trois ! On commence : un.deux.trois !»
Le tigre n’a pas bronché.
«Maintenant ça suffit, tu l’as bien cherché !»
Carol
a empoigné le tigre par l’oreille et l’a soulevé de sa carpette. Le
matou grognait, crachotait ; je pouvais voir les crocs, la langue, mais
Carol n’avait pas l’air de s’en faire . Elle a traîné le tigre par
l’oreille, jusqu’au hall, puis elle a lâché prise en disant :
«Joe, suffit maintenant, file dans ta chambre ! Allez, dans ta chambre !»
Le tigre a traversé le hall et s’est affalé en demi-lune sur le sol.
«Joe la Défonce ! Va dans ta chambre !»
Le matou l’a toisée inerte.
«Cette tête de lard devient impossible. Je devrais prendre des sanctions, mais j’ai horreur de ça. Je l’aime.
— Tu l’aimes ?
— Bien sûr, je les aime tous. Tu as vu le perroquet, il t’a pas embêté ?
— Pour le perroquet, j’ai la carrure.
— Bon, alors va chier un coup.» [...]
Puis
vint l’heure du «caca-footing», comme a dit Carol. Elle a sorti ses
bestioles dans la cour, par groupes de cinq ou six. Renard, loup,
singe, tigre, panthère, serpent, vous avez déjà été au zoo, non ? Le
plus curieux, c’est que les animaux s’entendaient à merveille. [...]
Le
tigre tournait autour de la table, en cercles très lents. Puis il a
tourné de plus en plus vite, la queue frôlant Carol. Carol a poussé un
râle sourd, et le tigre est venu droit entre ses jambes. S’est
immobilisé, puis dressé. Il a posé ses pattes de chaque côté de la
patte de Carol. Le pénis gonflait, énorme. Le pénis cognait à la
chatte, cherchant la fente. Carol l’a empoigné, pour mieux le guider.
Ils ont chancelé ensemble au bord d’une terrible et brûlante angoisse.
Puis le pénis est entré, à moitié. Le tigre a poussé brusquement des
hanches et le reste a suivi. Carol a hurlé. Elle a noué ses doigts
autour de la nuque du tigre qui commençait à besogner. J’ai tourné les
talons et j’ai rejoint ma chambre. [...] À la fin du repas, Carol s’est
allongée sur l’herbe, les yeux au ciel. Mon Dieu, où étaient mes vingt
ans ! Carol m’a regardé : «Viens plus près, vieux tigre ! — Tigre ? — Tigre, Tigre qui brûle clair, quand tu mourras, on saura ton nom, on verra tes rayures.»
[...] Le tigre nous contemplait, une vingtaine de mètres plus loin. Une
petite brise a jeté les cheveux roux de Carol sur son épaule. C’était
trop pour moi. Je lui ai sauté dessus et on s’est embrassés. On a roulé
sur l’herbe, et elle nous a séparés. «Sale petit tigre, j’ai dit : tout
doux !» [...] Quand je l’embrassais, ses lèvres adoucies s’écartaient
sous les miennes. Sa bouche s’offrait à tout. On est restés enlacés,
tout tendres et tout légers, pendant une demi-heure, puis Carol s’est
levée. Elle a d’abord été dans la salle de bain. Je l’ai suivie. Les
tigres avaient disparu. Sauf le vieux Tigre tout feu tout flamme. [...]
Ensuite, ils avaient flingué Joe la Défonce, le tigre, dans sa planque
favorite, la salle de bain. Joe avait été lardé de bales, comme si les
assassins avaient sué la trouille. Le sang avait giclé partout et séché
par plaques. Joe avait les yeux clos, mais hors de sa gueule, figée
dans un rugissement, les crocs saillaient, énormes. Mort, le tigre
gardait plus de noblesse qu’un homme vivant. [...] J’ai dit mon nom à
l’infirmière. Elle est passée de l’autre côté de la vitre et a trouvé
notre enfant. L’infirmière a soulevé l’enfant avec un sourire. Ce
sourire-là suait le pardon. Il le fallait bien. J’ai regardé notre
enfant. Impossible, médicalement impossible : ça tenait du tigre, de
l’ours, du serpent et de l’homme. Du renne, du coyote, du lynx et de
l’homme. Ça ne pleurait pas. Ses yeux, ils me regardaient, ils me
reconnaissaient, et je savais qu’ils savaient. Une sacrée secousse, Man
et Superman, Superman et Superbestiole.
Charles Bukowski, «Le zoo libéré», Contes de la folie ordinaire, 1967-1972
Assise, la fileuse au bleu de la croisée
Où le jardin mélodieux se dodeline ;
Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée.
Lasse, ayant bu l’azur, de filer la câline
Chevelure, à ses doigts si faibles évasive,
Elle songe, et sa tête petite s’incline.
Un arbuste et l’air pur font une source vive
Qui, suspendue au jour, délicieuse arrose
De ses pertes de fleurs le jardin de l’oisive.
Un tigre, où le vent vagabond se repose,
Courbe le salut vain de sa grâce étoilée,
Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.
Mais la dormeuse file une laine isolée ;
Mystérieuse l’ombre frêle se tresse
Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.
Le songe se dévide avec une paresse
Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule,
La chevelure ondule au gré de la caresse...
Derrière tant de fleurs, l’azuur se dissimule,
Fileuse de feuillage et de lumière ceinte :
Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle.
Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte,
Parfume ton front vague au vent de son haleine
Innocente, et tu crois languir... Tu es éteinte.
Au bleu de la croisée où tu filais la laine.
Paul Valéry, La fileuse, (Album de Vers Anciens, 1920)
Voyez-vous
si nous étions des tigres, nous pourrions nous référer à un mélange de
deux planches. Nous appellerions alors macreuse ce que nous appelons en
réalité petit pectoral, sus-épineux ; petit rond et grand rond.
— Ah le rond, ça me dit quelque chose, dit la pomme.
—
Laissez-moi finir... sous-scapulaire, grand dorsal [...] Mais nous ne
mangeons pas de l’homme. Vous n’avez donc pas de macreuse. Vous
comprenez ?
André Ruellan, On a tiré sur le cercueil, 1997
— Seriez-vous Spike Jenkins ?
— Qui ?
—
Spike Jenkins, un poids lourd ! Il a fait un super combat à Detroit.
J’y étais. Ce soir-là, il affrontait Tiger Forster. Un des plus beaux
matches que j’aie jamais vus.
— Qui a gagné ?
— Tiger Forster.
Charles Bukowski, Pulp, 1994
Venons-en
au fait. Ce n’est pas tant notre goût pour les viandes rouges et les
salades vertes qui nous distingue des autres animaux (on aura
brièvement reconnu au passage le tigre et l’escargot), ni notre rut
sans façon, notre allégeance aux puissants ni notre vaillance soudain
raffermie pour combattre un nain malade, et le gober, mais les
cathédrales gothiques par exemple expriment bien en quoi consiste notre
originalité, une tendance à tout compliquer, à ergoter même dans la
pierre - et cela justement établirait notre prestige sans égal parmi
les populations terrestres.
Eric Chevillard, La Nébuleuse du crabe, 1993
Je rêve un pays rouge et suant le carnage,
Hérissé d’arbres verts en forme d’éteignoir,
Des calvaires autour, et dans le voisinage
Un étang où pivote un horrible entonnoir.
Farouche et raffolant des donjons moyen âge,
J’irais m’ensevelir au fond d’un vieux manoir
Comme je humerais le mystère qui nage
Entre des vastes murs tendus de velours noir !
Pour jardins, je voudrais deux ou trois cimetières
Où je pourrais tout seul rôder des nuits entières ;
Je m’y promènerais lugubre et triomphant,
Escorté de lézards gros comme ceux du Tigre.
— Oh ! fumer l’opium dans un crâne d’enfant,
Les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre !
Maurice Rollinat, «Le Fou», in Les Poètes du Chat Noir, anthologie d’André Velter.
J’ai
vu beaucoup d’animaux, j’ai vu des éléphants, j’ai vu des lions, j’ai
vu des tigres, j’ai vu Clemenceau, mais je n’ai jamais vu de Lièvres ;
cependant j’ai entendu parler toute ma vie du bec de lièvre. Or, le
Lapin que j’ai bien observé sous toutes ses faces, le Lapin n’a pas de
bec : il ne peut donc pas ressembler au Lièvre.
Vincent Hyspa, L’Eponge en porcelaine. Seize conférences fantaisistes, 1921.
The
wildest hath not such a heart as you. / Run when you will : the story
shall be changed ; Apollo flies, and Daphne holds the chase ; / The dove
pursues the griffin ; the mild hind / Makes speed to catch the tiger...
bootless speed, / when cowardice pursues and valour flies.
La
bête la pllus féroce n’a pas un coeur comme le vôtre. Partez quand vous
voudrez, la légende sera renversée : Apollon s’enfuit poursuivi par
Daphnée ; la colombe court après le griffon, la biche inoffensive
s’élance sur le tigre. Course vaine que celle où la lâcheté poursuit le
courage qui se sauve.
Shakespeare, A midsummer night’s dream, II.1, (traduction Jules et Jean-Louis Supervielle)
Il
y eût un redoublement d’éclat dans ses petits yeux, suivi d’un
mouvement involontaire des muscles des coins de sa bouche. C’était la
physionomie du tigre goûtant par ava,ce le plaisir de dévorer sa proie.
Stendhal, Le Rouge et le Noir,I,11.
«Est-ce amour du vieux langage chez ce duc maniaque ?» «Eh bien, elle est jolie ! continuait Julien avec des regards de tigre.»
Stendhal, Le Rouge et le Noir,II,10.
Les fleuves sont joyeux dans l’herbe ; l’horizon
Resplendit ; le vent court ; des fleurs plein le gazon,
Des oiseaux, des oiseaux, et des oiseaux encore ;
Tout cela chante, rit, aime, inondé d’aurore ;
Le tigre dit : et moi ! je veux ma part du ciel !
L’aube dore le tigre et l’offre à l’Eternel.
Victor Hugo, Hors de la Terre, Satan dans la nuit, 1886.
Un jour, maigre et sentant un royal appétit
Un singe d’une peau de tigre se vêtit.
Le tigre avait été méchant, lui, fût atroce.
Victor Hugo, les Châtiments,1853.
Eh bien, depuis ce temps là, le Rhône éveillait dans mon esprit l’idée du tigre, le Rhin y éveillait l’idée du lion.
Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami,1842.
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme a la bouche de cocarde et de bouquet d’étoiles de dernière grandeur.
André Breton, Clair de Terre, 1920.
«aux pays où les crocodiles sont des sorciers, où les hommes sont des tigres...»
Roger Gilbert-Lecomte, l’Enfant sage, 1950.
Sur la papier je la piégeais comme un tigre et la battais comme plâtre et la
subjuguais de ma force invisible.
John Fante, Demande à la poussière, 1939.
Almayer, accroupi sur une pile de nattes, pensait avec terreur à la
séparation du seul être qu’il aimait et (avec une terreur plus grande
encore peut-être) à la scène que lui ferait sa femme, telle une sauvage
tigresse dépouillée de sa progéniture.
Joseph Conrad, La folie Almayer, 1895.
L’enfant
dort, son pouls est régulier, il inspire profondément, comiquement, de
longues mesures d’air - les rideaux bleus fasseyent sur leur tringle -
, ses petits poumons se contenteraient du quart : chaton
assoupi oxygène le tigre de son rêve (et si l’on en faisait un proverbe ?).
Eric Chevillard, Les absences du Capitaine Cook, 2001.
Il rappela d’en haut mon frère Gabriel,
Et tourna vers Michel sa prunelle
sanglante :
«Voici venir le loup, le tigre et le lion...
L’un s’appelle
Ibrahim, l’autre Napoléon
Et l’autre Abd-el-Kader qui rugit dans la
poudre»
Gérard de Nerval, A Ida Dumas (en marge des Chimères)
Cet animal vit en
Iracanie. Les différentes taches qui ornent sa peau sont semblables à
celles de la panthère. Il est d’une rapidité redoutable. Le chasseur,
s’il parvient à dénicher ses petits, les enlève et pose des miroirs à
leur place, avant de prendre la fuite à cheval aussi vite qu’il le
peut. Quant il revient dans sa tanière, le tigre trouve les miroirs
posés par terre, et prend d’abord ses prpres reflets pour ses enfants.
Mais voulant les toucher de ses pattes, il découvre la supercherie.
Suivant l’odeur de sa progéniture, il se met sur la piste du chasseur
et le rejoint. Le chasseur abandonne alors un des petits qu’il a
capturés. Le tigre le ramène à sa tanière, puis repart à la poursuite
du chasseur ; lequel abandone un autre petit, et ainsi de suite jusqu’au
moment où il parvient à son navire.
Leonard de Vinci, «Bestiaire», in Hommes, bêtes et météores,
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Merci à ....
Fabrice Odéon .... Élodie Volcler .... Hélène Morice .... Aurélien
Lantaz .... Benoît Virot .... Mauricette Beaussart .... Stéphane
Wittenberg .... Antoine Pitrou .... Gérard Thomas .... Joan Navarro
.... Pascal Lion .... Aurélien Legeay .... Jean-Pierre Sutra ....
Frédéric Martin .... Olivier Bogros .... Sophie Leng ... Matthieu Blanchard ....