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« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
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Publié dans le
numéro 001 (janvier 2011)
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Printemps 2010. TF1 confirme que l’émission de jeu « Le Plus Grand Quiz de France » va connaître une deuxième saison. Dans quatre grandes villes de France se tiendront à la rentrée les sélections pour dénicher parmi les milliers de candidats attendus « le Français qui sait tout sur tout ». Sur le forum des jeux de France 2, les réactions des internautes n’ont plus rien à voir avec ce qu‘elles avaient été un an auparavant, lors du lancement de la première édition À l’époque, en effet, la fine fleur du quiz télévisé qui fréquente le site - et qui ne condescendrait jamais à se demander avec Laurence Boccolini quel ustensile en bois sert à étaler la pâte à tarte, ou avec Christophe Dechavanne quels soins prodigue une esthéticienne - n’avait pas de mots assez durs pour fustiger ce que Ninourd 1er appelait « la Nouvelle Star de la culture G ». Tidalium37 ironisait (avec une orthographe hésitante) sur le niveau des questions : « Quel est la couleur du bonnet du grand schtroumpf ? [1] hihi c’est trop compliqué, vive TF1. » Gregnalex s’affligeait à l’avance de tant de médiocrité : « Je ne serai sûrement pas devant mon écran à regarder ces débilités mais j’ai peur que ça cartonne. » Quant à Lady Mandarine elle était catégorique : « Voilà bien un casting que je ne regrette pas d’avoir ignoré !! ;-o Quelle pitié... :-(( » La cause était entendue : pas question pour les anciens lauréats de « Questions pour un champion » (pas seulement la version télévisée, partie émergée du jeu de France 3, mais aussi les compétitions interclubs, interrégions, interdistricts, les championnats de France et les coupes des clubs, les challenges en tous genres, certes moins dotés mais aussi plus ardus, en un mot le vrai haut niveau), de se compromettre avec la télévision commerciale en se présentant devant Christophe Dechavanne, Jean-Pierre Foucault et Alexia Laroche-Joubert pour s’entendre demander : « Dans l’émission « Koh Lanta, le retour des héros », quel est le prénom du vainqueur de la finale contre Jade ? [2] »
L’émission avait pourtant bien eu lieu. Et le 27 novembre 2009, c’est Frédéric qui était reparti avec les deux cent cinquante mille euros, élégamment présentés sur le plateau de la finale en coupures de cent euros disposées dans une valisette métallique, reliée par une chaînette au poignet d’un agent de sécurité. Frédéric l’incollable, Frédéric le placide. Alias Kortez, alias Cyberfred, ancien gagnant, et plutôt deux fois qu’une, de « Questions pour un champion », de « Tout le monde veut prendre sa place », de « En toutes lettres », Frédéric qui ce soir-là lamina son adversaire « comme les chars américains ratiboisent le bocage normand », comparaison signée Josiane, correspondante de Ouest France et autre finaliste malheureuse. Alors tous les anciens champions, les champions d’or, les super champions, les masters et les super masters se dirent qu’ils avaient été bien bêtes, que le jeu n’avait rien de déshonorant et que l’année prochaine on allait voir ce qu’on allait voir.
Et au printemps 2010 voici donc ce qu’on a pu lire sur le même forum des jeux de France 2 : « Je pense que je vais tenter cette année. » (Gregnalex.) « Je viens samedi aux aurores tenter le plus grand quiz, pour ceux qui me reconnaîtront n’hésitez pas à me faire coucou. » (Cœurdefleur.) « Ma hantise, tomber sur une question qui concerne quelqu’un que je côtoie régulièrement et ne pas savoir y répondre. » (Ninourd 1er, postant le lendemain : « Échec à la première question. Le prénom du commissaire Maigret [3]. ») Et Lady Mandarine, de retour des sélections : « Enfin rencontré Greg, revu Julie aussi, aperçu des têtes connues genre JPTaz ou Bandard ou un crack de QP1C qui s’appelle je crois Hervé ? » Nous voilà prévenus. Cette année ce sera chaud. Et si je veux faire mieux qu’en 2009 il va falloir s’accrocher.
J’avais été plus affecté que je ne voulais me l’avouer par mon élimination l’année dernière aux portes de la finale. À cette phase du jeu les candidats sont répartis par tranches d’âge, et notre petit groupe des seize derniers candidats de plus de quarante ans encore en lice est isolé dans une sorte de petit salon scruté en permanence par la caméra. L’animatrice du jeu, la belle Sandrine Quétier, vient nous prodiguer un dernier conseil, sans doute plus pour faire monter la pression que réellement pour nous aider : « Rappelez-vous, glisse-t-elle à chaque candidat dans le couloir de lumière qui dans le montage final semble mener au décor, accentuant par le contre-jour aveuglant l’intensité supposée du moment, rappelez-vous : vous n’avez que deux minutes face au jury pour répondre à un maximum de questions, alors pas d’hésitation, si la réponse ne vous vient pas immédiatement passez, passez, surtout ne perdez pas de temps, deux minutes ça passe très vite. »
Quasi-liquéfié
par les heures d’attente qui précèdent l’enregistrement, c’est
ce que j’ai fait, passant des questions faciles (« Comment
s’appelle le grand-père des princes William et
Harry ? [4] », gaspillant trois secondes pour en
sauver une et me précipitant pour répondre avant la fin des
énoncés, quitte à donner « pétrole » pour la
signification du P dans le sigle GP... S. Je me suis déconcentré de
seconde en seconde, assistant impuissant à ma propre déroute. Après
de nouvelles heures d’attente - mais tout à la télévision est
toujours précédé, suivi, entrecoupé de plusieurs heures d’attente
juste avant l’enregistrement de la révélation du résultat,
une assistante ne manque pas d’insister : « Surtout ne
cachez pas vos émotions, si vous êtes éliminé, vous avez le droit
de pleurer. » Conseil que, cette fois, je n’ai pas suivi.
Cet été 2010, les révisions m’ont presque gâché les vacances. Je ne m’allongeais sur les belles plages du sud de la Corse que muni d’une épaisse liasse d’environ trois cents feuilles A4, sur lesquelles étaient imprimées, bien serrées, en Calibri corps 8, les 15 000 questions qu’avec un dévouement de sainte, ma femme me posait méticuleusement. Car pour espérer gravir la première marche de la sélection, une chose est certaine... Les dix questions auxquelles il faudra apporter dix bonnes réponses sont là, noyées au milieu des 14 990 autres. Elles sont depuis fin juillet consultables sur le site de l’émission, gratuites, téléchargeables, il n’y a donc plus qu’à les lire et à les retenir. Qui, pour un gain de 250 000 euros, ne consentirait à cet effort ?
15 000 questions, à raison d’une par ligne, représentent l’équivalent d’un roman de six cents pages. Environ vingt-trois heures de lecture. Beaucoup sont enfantines (« Quel mot de quatre lettres désigne une sandale de plage en plastique ? [5] »), la plupart accessibles (« En 1872, qui a peint Impression, soleil levant ? [6] » ), un petit quart est difficile ou très difficile, selon votre niveau, votre âge ou vos centres d’intérêts. La plus dure à mon avis est celle-ci : « À quel imprimeur italien attribue-t-on l’invention de l’italique ? [7] » Mais j’imagine qu’il se trouvera des lecteurs du Tigre pour savoir la réponse.
Vaniteusement soucieux de ne pas me ridiculiser en cas d’échec au premier tour, je me prépare, sur la fiche de renseignements qui sera remise à chacun des trois mille candidats, à prétendre que je n’ai que mollement potassé, et que je n’estime connaître disons qu’une question sur quatre. Voilà qui devrait me couvrir. Pour ce qui est des aspects personnels, vos loisirs, vos passions, vos projets en cas de victoire, j’écrirai ce qui me passera par la tête.
La production souhaite bien connaître ses candidats car l’émission, au-delà du jeu, doit « raconter une histoire ». Ayant déjà participé, je sais que je suis repéré et que je serai suivi par l’équipe de tournage à chaque nouvelle étape que je franchirai. Le « confessionnal », dérivé de la télé-réalité, sera mis à contribution. Il me faudra décrire mon état d’esprit, revenir sur mes erreurs, analyser la situation comme un sportif dans les vestiaires. Déjà dans les semaines qui précèdent la sélection, on s’assure que j’ai bien noté la date, que je me suis libéré, on me prodigue des conseils vestimentaires (pas de marques visibles, pas de rayures). Si j’ai la chance d’avancer dans le jeu, les interviews téléphoniques seront plus détaillées, et les finalistes s’engageront même à accepter d’être filmés dans leur quotidien, entourés de leurs proches. Chacun d’entre eux fera l’objet d’un petit sujet de présentation diffusé lors du dernier grand rendez-vous.
Raconter des histoires, même toutes petites, introduire une tension ou un sentiment, ce sera l’enjeu des deux premières émissions. On sait qu’au bout du compte, en demi-finale et en finale, nous nous retrouverons entre forts en thème, devant des buzzers. Mais lors des sélections, le quiz ne sera qu’un prétexte, une toile de fond devant laquelle s’ébattront nos animateurs. La IIIe République avait son Tour de la France par deux enfants ; nous aurons, nous, le Tour de la France par Sandrine, Jean-Pierre, Christophe et Mareva (Galanter, l’ancienne Miss France ayant remplacé Alexia Laroche-Joubert). Jean-Pierre à la ferme, Mareva sur un bateau, Christophe au troquet, Sandrine au stade : inlassablement, ils ont sillonné les routes pour regarder la France au fond des yeux et rameuter des candidatures plus pittoresques que la mienne. Tenez, le jour J, devant le Kursaal de Dunkerque où TF1 a installé son décor, ses hôtesses, ses techniciens, ses tonnes de matériel, une équipe d’environ quatre-vingt personnes, ceux-là qui font la queue derrière moi, comment ont-ils été approchés ? Est-ce de leur propre chef qu’ils se sont ainsi déguisés en cow-boys d’opérette, bottes à franges, stetson et chemise à jabot ? Un club de danse country au grand complet, pour la production, ça va mettre de l’ambiance - et au passage, ils tenteront leur chance. Certains en profitent pour réviser, ils ont apporté de grosses chemises cartonnées. Deux jeunes gens derrière moi ne sont visiblement là que pour le plaisir de participer :
« Qui était président de la République avant Jacques Chirac ?
- Euh... De Gaulle ? (Autour d’eux on lève les yeux au ciel, en voilà un qui ne nous fera pas d’ombre !)
- Non. Mitterrand. Au théâtre comment appelle-t-on le siège pliable situé au bout d’une rangée ?
- Hein ?
- Un str... un stra... ? Un stra-pon-tin.
- Jamais entendu parler.
- Quel est le prénom du footballeur Anelka
- Nicolas ! »
Après l’attente à l’extérieur, qu’y a-t-il, d’après vous ? L’attente à l’intérieur. Une dizaine de grandes tables rondes sont installées, de gros cahiers à spirale sont à disposition. On s’installe, on forme des équipes et le feu roulant commence.
Quel monstre King Kong affronte-t-il en 1962 ? [8]
Qui a les yeux bleus d’après le titre d’un film de 1966 avec Jean Pierre Léaud ? [9]
Quel ninja blond créé par Masashi Kishimoto est un héros de manga ? [10]
Régulièrement, une hôtesse lance un numéro (on nous a tous collé un matricule sur la poitrine) et un prénom. L’heureux élu quitte la salle, encouragé par ses amis et par des inconnus - bon esprit. Il s’en va à la rencontre du jury, qui le plus souvent ne sera pas composé de nos vedettes (ça prendrait des jours), mais de deux assistants bienveillants qui lui proposeront les dix devinettes fatidiques. Déjà certains reçoivent des SMS des amis qui les ont précédés : « Tombé à la deuxième (à la huitième, à la dixième) question. » Ils n’ont pas le droit de revenir en salle d’attente, mais quelle importance ? Une cow-girl a déjà mordu la poussière. Parfois on entend des applaudissements dans la salle voisine, il y en a pour qui ça se passe bien. Par moments, cette séance d’entraînement collectif (suivie caméra à l’épaule) évoque davantage les défunts trois jours d’évaluation militaire que la réunion du Collège de France. L’exploit n’est pas toujours de donner la réponse, quelquefois lire la question suffit. Mais quel mal y a-t-il à être venu pour jouer, pour rêver, pour montrer son museau dans la lucarne, pour rencontrer des célébrités ? Toutes les raisons sont bonnes car au final, il n’y aura qu’un gagnant. Seule ombre au tableau, un insupportable fat se fait remarquer, passant complaisamment de table en table, répondant à toutes les questions, écœurant son monde. Heureusement il ne me sera pas un obstacle dans la course au titre : cet arrogant petit personnage, c’est moi.
A mon tour. Je passe de la salle d’attente à... une autre salle d’attente.
Quand on demande aux petits enfants ce qu’ils veulent faire plus tard, ils inventent parfois de charmants hybrides : vétérinaire-chanteuse ou pompier-conducteur de train. Eh bien pour le souriant jeune homme qui me précèdera sur le grill, ce genre de rêve est devenu réalité : il est décorateur le jour et go-go dancer la nuit. Il m’explique qu’il a déjà passé des sélections pour une autre émission de TF1, « L’amour est aveugle » où des jeunes gens enfermés trois jours dans le noir apprennent à mieux se connaître en se suçant les molaires. Il a aussi hésité à se porter candidat à « Secret Story », autre programme à base de jeunes gens cloîtrés, mais ceux-là doivent dissimuler à leurs co-détenus un lourd secret (par exemple : je suis un vampire, j’ai le Q.I. d’Einstein, je suis marié).
On me murmure quelques derniers conseils, « mettez-vous bien au centre du décor, passez bien entre les scotchs, ne vous précipitez pas, ça glisse » (l’année dernière un des finalistes s’était cassé le bras). Et c’est parti.
Les visages des vedettes de la télé nous sont si étrangement familiers qu’on s’attendrait à ce qu’ils nous reconnaissent, eux aussi. À ma gauche Christophe Dechavanne fait une blagounette pour me mettre à l’aise, à ma droite Jean-Pierre Foucault, grippe-minaud à l’œil pétillant, au centre Mareva Galanter, épiphane.
On y va. Quel est le genre grammatical du mot hémisphère ? Quel mot composé désigne un cheval chargé dans un haras de préparer les femelles à l’accouplement ? En quelle année...