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Gimme ! Gimme ! Gimme !

Gimme ! Gimme ! Gimme !

Gimme ! Gimme ! Gimme !
Mis en ligne le mercredi 8 octobre 2008 ; mis à jour le mardi 6 mai 2008.

Publié dans le numéro IX (mai-juin 2008)

Sans doute, le vieux sage maori Tamati Ranaipiri n’imaginait-il pas en confiant ses vues sur le hau, l’esprit des choses, à l’ethnographe néozélandais Elsdon Best que la teneur de ses propos ferait encore l’objet de commentaires et de controverses à plusieurs décennies de distance.


Ces déclarations seraient d’ailleurs restées totalement méconnues, si Marcel Mauss n’était pas tombé, un peu par hasard, sur une de leurs transcriptions, en compulsant une fiche établie par son élève et ami Robert Hertz : « Je vais vous parler du hau... Le hau n’est pas le vent qui souffle. Pas du tout. Supposez que vous possédez un article déterminé (taonga) et que vous me donnez cet article ; vous me le donnez sans prix fixé. Nous ne faisons pas de marché à ce propos. Or, je donne cet article à une troisième personne qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement (utu), il me fait présent de quelque chose (taonga). Or, ce taonga qu’il me donne est l’esprit (hau) du taonga que j’ai reçu de vous et que je lui ai donné à lui. Les taonga que j’ai reçus pour ces taonga (venus de vous) il faut que je vous les rende. Il ne serait pas juste (tika) de ma part de garder ces taonga pour moi, qu’ils soient désirables (rawe), ou désagréables (kino). Je dois vous les donner car ils sont un hau du taonga que vous m’avez donné. Si je conservais ce deuxième taonga pour moi, il pourrait m’en venir du mal, sérieusement, même la mort. Tel est le hau, le hau de la propriété personnelle, le hau des taonga, le hau de la forêt. Kali ena (Assez sur ce sujet). »


C’est dans ce texte « capital » que Marcel Mauss croit déceler la réponse à la question sur laquelle s’ouvre son célèbre Essai sur le don [1] : « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? » Cette force, c’est le hau. Cet esprit, présent dans la chose donnée et reçue, c’est en quelque sorte celui du donateur qui conspire à revenir à son point de départ, agaçant le donataire, précipitant une série de dons et de contredons, jusqu’à ce que le donateur reçoive à son tour quelque chose.


On le sait, Claude Lévi-Strauss, dans sa célèbre Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss [2] fait grief à l’auteur de s’être laissé ainsi « mystifier par l’indigène  ». Alors que la rectitude de son raisonnement et son immense érudition auraient dû le conduire à dépasser la théorie sauvage pour mettre au jour la « structure » du don, Mauss «  s’est arrêté sur le bord de ces immenses possibilités, comme Moïse conduisant son peuple jusqu’à une terre promise dont il ne contemplerait jamais la splendeur ». Lévi-Strauss ravale ainsi Marcel Mauss au rang de précurseur tâtonnant et naïf du structuralisme, c’est-à-dire de Lévi-Strauss lui-même [3].


Ce n’est cependant pas le moindre des mérites de l’article de Marcel Mauss que d’avoir installé la problématique du don à une place éminente au sein des sciences sociales. Se fondant en particulier sur le matériau ethnographique réuni par Bronislaw Malinowski [4] et Franz Boas [5], au sujet, respectivement, des peuples mélanésiens (îles Trobriand) et des indiens d’Amérique du Nord (Kwakiutl), Mauss dévoile une vérité simple mais salutaire : à côté (ou à la place) de l’échange marchand et de l’allocation bureaucratique des ressources, il existe un troisième mode d’organisation de la circulation des biens (mais aussi des services, des titres, des statuts, etc.) au sein d’une société déterminée
- un mode d’organisation que les sociétés primitives qui, dans une large mesure, échappent à la division marchande ou politique, ont poussé à un haut degré de sophistication : à côté de l’Etat et du Marché, il y a le Don.


Le Don ainsi compris se réduit en trois obligations élémentaires : l’obligation de donner (i), celle de recevoir (ii) et celle de rendre (iii) ou mieux de re-donner, de donner à son tour. C’est à partir de ce troisième terme - «  quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? » - que Mauss reconstitue la mécanique du Don.


Jacques T. Godbout évoque à ce propos «  la boucle étrange  » ou la «  spirale » du don [6]. C’est Marcel Mauss, encore, qui lève un coin du voile en notant que «  normalement le potlatch doit toujours être rendu de façon usuraire et même tout don doit être rendu de façon usuraire ». Pour le dire autrement : le donataire est toujours tenu de rendre plus qu’il n’a reçu. L’échange qu’organise la séquence don/contredon n’est pas régi - comme l’échange marchand - par un principe de stricte équivalence.


C’est particulièrement clair lorsque le don prend une forme agonistique. Dans le potlatch, les donateurs font assaut de générosité. Il se noue entre eux une forme de compétition ostentatoire où chacun s’efforce de démontrer sa puissance, son opulence, en dispersant ses richesses au cours de cérémonies rituelles. Ne pas perdre la face exige de donner plus que l’on a reçu [7], au grand dam de l’homme blanc, par ailleurs [8].


Mais cela est vrai également des autres formes de dons. Les biens mis en circulation dans le cadre de la kula des îles Trobriand sont des bracelets et des colliers de coquillages - dépourvus de valeurs d’usage mais très précieux aux yeux des Mélanésiens. La kula met en relation plusieurs milliers de personnes dispersées sur les îles de l’archipel et réunies par des centaines de routes (keda). Les habitants se lancent régulièrement dans d’importantes expéditions maritimes vers les îles voisines pour y recevoir, à l’occasion de fêtes rituelles, des colliers ou des bracelets. Celui qui met en circulation un collier ouvre une route (keda) qui ne sera fermée que lorsque lui sera revenu un bracelet. Colliers et bracelets circulent ainsi en sens inverse, entre les îles de l’archipel. Par construction, l’objet donné (un collier) est différent de l’objet rendu (un bracelet). En outre, il peut s’écouler plusieurs mois (ou années) entre l’ouverture et la fermeture d’une route (keda). Surtout, si le « retour » d’un bracelet clôt le cycle de dons/contredons considéré, il n’interrompt pas la relation entre les partenaires de l’échange qui, en règle générale, entretiennent des rapports tout au long de leur vie - comme le dit l’adage local : «  Dans la kula un jour, dans la kula pour toujours.  »


Le retour du don n’est donc jamais assimilable à la réciprocité, l’équivalence marchande. C’est un nouveau don qui prolonge, relance, entretient la relation, là où le règlement d’une transaction marchande au contraire éteint la dette, clôt le rapport. Car bien sûr, on ne saurait rabattre totalement, ni même principalement, le don sur sa dimension fonctionnelle - organiser la circulation des choses au sein d’une société [9]. Le don constitue selon la formule de Mauss un «  fait social total  » : le don « met en branle la société dans son ensemble », l’engage toute entière.

Kali ena.

 


NOTES

[1] Mauss, Marcel. « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », L'Année sociologique, nouvelle série, 1, 1925. Texte repris dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie. Paris, PUF, 1950.

[2] Lévi-Strauss, Claude, « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, pp. I-LII.

[3] Sur ce point particulier et, plus généralement, l'ensemble des idées exposées ici, cf. Godelier, Maurice, « Au fondement des sociétés primitives. Ce que nous apprend l'anthropologie ». Editions Albin Michel, 2007.

[4] Voir en particulier, Malinowski, Bronislaw, Argonauts of the Western Pacific. Londres, Routledge, 1922.

[5] Boas, Franz, The Social Organization and the Secret Societies of the Kwakiutl Indians. Washington, Government Printing Office, 1897.

[6] Godbout, T. Jacques (avec la collaboration d'Alain Caillé), L'esprit du don. Paris : La Découverte ; Montréal : Boréal, 2000.

[7] Les quantités de bien concernées sont considérables : une distribution de 1895, chez les Kwakiutl, incluait 200 bracelets d'argent, 7000 bracelets de laiton et 240 cuvettes de toilette (Codere, 1950, citée par Marshall Sahlins, La découverte du vrai sauvage et autres essais. Éditions Gallimard, 2007.)

[8] Drucker et Heizer notent : L'Indien de la côte montrait une parfaite compréhension des valeurs économiques du moment. Mais que faisait-il quand il était congédié après sa saison de travail ? Dépensait-il son salaire durement gagné à des choses que les normes victoriennes considéraient comme profitables et productives ? L'investissait-il avec sagacité pour de futurs bénéfices ? Il ne faisait rien de tout cela. Il flambait tout dans un potlatch (cité par Marshall Sahlins, ibid.).

[9] On sait d'ailleurs que ce mode d'allocation des ressources, dans les sociétés contemporaines, n'est pas d'une efficience totale - cf. Joel Waldfogel, The deadweight loss of Christmas, The American Economic Review. Dec 1993.

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