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Publié dans le
numéro 07 (8-21 mai 2010)
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Aubervilliers, proche banlieue parisienne. Entre le canal Saint-Denis, le cimetière de Pantin et l’A86. Ici s’étendait autrefois la plaine des Vertus - le plus vaste espace légumier de France. Navets pointus, choux de Milan hâtifs et oignons jaune paille faisaient la réputation d’Auber. L’endroit avait même gagné le surnom de « royaume du pot-au-feu ». Depuis, champs et potagers ont cédé la place à un tissu mal assemblé de tours, d’entrepôts et de vieux pavillons. Et au milieu de tout cela, un des derniers carrés de verdure : la pelouse du stade André Karman, terrain officiel du Football Club Municipal d’Aubervilliers. Une pelouse un peu bosselée, qui a depuis longtemps perdu tout souvenir de la célèbre laitue d’Auber.
Dans l’après-guerre, Auber était une des vitrines sportives de la banlieue rouge. Il y a quelques temps de cela, le club cycliste de la ville a même participé au Tour de France. Mais cette année, ce sont les p’tits gars de la section football qui font parler d’eux. P’tits gars, enfin, façon de parler... Des gaillards qui depuis le début de la saison dominent méthodiquement leur championnat de cinquième division - de son petit nom administratif : Championnat de France Amateur 2, groupe B. Invaincus depuis plus de vingt-cinq rencontres, et presque autant de victoires. Encore une poignée de matches donc, et ce sera l’accession au niveau supérieur : le Championnat de France Amateur (CFA). Le vrai, débarrassé de ce petit 2 vexatoire.
« Choux pour choux, Aubervilliers vaut bien Paris », dit le proverbe. La logique pyramidale des classements est pourtant implacable : Aubervilliers est mathématiquement la cent-quarante-et-unième équipe de France. Dans l’absolu, déjà une très bonne équipe. Mais encore à des années lumières du haut-niveau. Auber fait plutôt partie de ces petits clubs de banlieue qui essaient de se faire leur place au soleil. Depuis la dégringolade du Red Star des voisins de Saint-Ouen, le Paris Saint-Germain écrase sans contestation possible tous ses rivaux de région parisienne.
Cette année, Auber s’est quand même offert un petit coup de pub avec l’arrivée dans l’équipe de Steve Marlet. Au meilleur de sa forme, un sacré joueur. Dont la postérité risque toutefois de ne retenir que, sélectionné en équipe de France pour participer au Championnat d’Europe 2004, il avait dû déclarer forfait après s’être bêtement blessé à l’œil avec son accréditation.
Un samedi sur deux, deux cents Albertivillariens viennent se retrouver dans l’unique tribune du stade André Karman. En ce mois d’avril, l’ambiance y est celle d’une petite fête de village. On se claque la bise entre habitués. On prend des nouvelles (« tu sais pour mon père ? - non ? - ben, il est mort au bled - oh ! »), on discute de ses problèmes (« faut que je vous voie, m’sieur, parce que mon appartement, y faut m’le changer »). Pendant ce temps, le match se déroule dans une certaine indifférence. Et, en guise de fumigènes, le vent rabat la fumée des merguez sur le terrain.
Mi-temps. La moitié de la tribune se retrouve autour du barbecue. La sono balance Les gladiateurs, hymne composé à la gloire de l’équipe d’Algérie par le rappeur Sinik et la star du raï Cheb Akil : « Ballon d’or du Maghreb en direct du bled sur canal Algérie / Gladiateurs en babouches / Ca fait peur 500 000 maghrébins sur les Champs ».
À la reprise du match, on se pique un peu plus d’intérêt pour ce qui se passe sur la pelouse. On râle contre les décisions arbitrales - toujours un bon dérivatif quand le spectacle n’est pas au rendez-vous. Quelques supporters visiteurs commencent à s’animer : « ah oui, comment y faisait Marchais ? C’est un scandale ! ». Toute une rangée de se bidonner en répétant : « C’est un scan-dâââle ». Ça commence à s’exciter sur le terrain et la contagion gagne peu à peu la tribune : « A Auber, on est des bonhommes ! Ouais, des bonhommes ! ».
Une victoire d’Auber, c’est toujours bien, mais ça a davantage de saveur quand le match offre son lot de rebondissements, d’injustices et de coups du sort. L’autre jour, c’était le derby de la banlieue Est contre les Lilas. Un match gagné à la toute dernière seconde. Le gardien adverse - héroïque dans son maillot lilas - termine le match en boitant, les p’tits gars d’Auber exultent devant la tribune. « Ouais, de toutes façons, à Aubervilliers, vous êtes que des pédés ! », lance un visiteur défait et goguenard.
Alors, même si le spectacle ne me passionne que par intermittence, je passe de bons moments dans la tribune du stade Karman. J’ai envie de me faire raconter l’histoire de cette équipe qui renverse tout sur son passage. Je décroche donc mon téléphone pour contacter le club. Je m’imagine que la communication d’un club amateur est moins cadenassée que celle d’un club professionnel, que le discours des joueurs sera moins stéréotypé. Et là, patatras, la douche froide, le black-out, la fin de non-recevoir :« Non, monsieur, je suis désolé. L’équipe est concentrée sur sa fin de saison. Les joueurs ne doivent surtout pas se disperser. Ce n’est pas le moment de venir les perturber, etc., etc. » Menace sur le feuilleton qui risque la mort dans l’œuf dès le premier épisode...