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« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 29 (jan.-fév. 2009)
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Lire aussi :
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- Tentative de réorganisation chronologique de l’affaire dite « de Tarnac »
- Rapport de police concernant le nommé Souchon Alain
La lutte, donc. On en est tous à peu près au même point. Il n’y a pas que les dangereux supposés « ultra-gauchistes » pour remettre en question deux ou trois cailloux du splendide édifice qu’est la société. Le lien avec l’affaire de Tarnac nous a paru logique. En effet, à l’heure où une poignée d’intellectuels sont accusés d’atteinte à la sûreté de l’État suite à l’existence d’écrits certes fort peu ironiques, nous nous sommes penchés sur une autre manière d’attenter à. Attenter à qui ? sans doute pas à l’État.
À la sûreté ? à la tranquillité, plutôt. Ceux qui prônent non pas l’insécurité, mais l’intranquillité de leurs concitoyens, à coup d’actions singulières : les « nouveaux militants » [1], ainsi dénommés en vertu de l’adage qui veut que pour redorer le blason de l’actualité et transformer en arbrisseau pimpant un marronnier éculé, rien de tel que le procédé, vieux comme le monde et donc la publicité, qui consiste à écrire en lettres d’or : autre, nouveau voire néo, new, alter. Anglais, latin, grec, qu’importe, pourvu qu’au fond du connu ce soit du (presque) nouveau [2]. La différence entre l’ironie et la satire est fondamentale. Un individu sait d’emblée lorsqu’il se trouve devant un discours satirique, que ce soit les Guignols de l’info ou Charlie-Hebdo ou tout autre support. La satire s’affiche comme une force d’opposition, un discours critique sur le pouvoir. L’ironie, elle, est un trompe-l’œil, dont le plaisir est de se faire passer pour vraie pendant un certain laps de temps. C’est une construction du discours qui, à la différence des autres formes de dissimulation (mensonge, hypocrisie, flatterie), ne vaut que si elle est démasquée. Mais encore faut-il qu’elle le soit, démasquée. Au XVIIIe siècle, un lecteur superficiel pouvait-il croire à la Modeste Proposition de Swift, où ce dernier proposait aux Irlandais d’échapper à la famine en mangeant leurs propres enfants ? La question paraît idiote, et pourtant. Lorsqu’en 2001, les Yes Men [cf. encadré ci-dessous] ont démontré la supériorité de la délocalisation sur l’esclavage, ils ont été crus : personne n’a bronché dans l’assistance. Les premières actions des Yes Men sont l’exemple même d’un engagement par l’ironie : par leurs fausses conférences ou fausses interviews, ils ont obligé les spectateurs à se positionner sur ce qu’ils entendent. Faire prendre conscience des paroles dites, apprendre à réécouter les discours établis, faire douter : par le décalage, l’ironie redonne du sens aux mots employés par les politiciens. Les Yes Men testent la capacité de révolte d’un auditoire. [ndlr : Petit moment d’abattement : cette capacité semble actuellement nulle, puisque leurs canulars passent inaperçus.] En Russie, le Sots Art [3], courant né en 1972 sous l’impulsion de deux artistes moscovites, Vitaly Komar et Alexander Melamid, a eu une démarche similaire — se réappropriant l’imagerie et les slogans de la propagande soviétique pour les rendre grotesques.
« L’ironie appelle la connivence de quelques initiés, et non l’adhésion de la foule » [4], disait un critique littéraire. Ce qui est vrai en littérature semble l’être, a fortiori, en politique. La compréhension d’un message ironique par les foules est-elle plausible ? Le mot « ironie » vient du terme grec eirôneia, qui signifie « interrogation » : l’ironie n’affirme rien, elle questionne. Sa grandeur — sa générosité diront certains, sa naïveté diront d’autres — réside dans le fait qu’elle présuppose son interlocuteur intelligent. On ne peut être ironique avec quelqu’un que l’on méprise : l’ironie ne suppose pas nécessairement la sympathie, mais elle requiert néanmoins l’estime. « L’ironie ne veut pas être crue, elle veut être comprise. » [5] L’ironie présuppose la foule capable de discernement. Au sein de l’action politique, ce n’est pas rien.
Le principal reproche de ses détracteurs est pourtant là. Dans la question de savoir à qui s’adresse l’ironie. En juillet 2001, Andy Bichlbaum est invité sur CNBC-TV (chaîne financière internationale), juste avant le G8 de Gênes. Comme le présentateur évoque les protestataires qui vont manifester à Gênes, il affirme : « Oui, c’est vrai, la pauvreté augmente dans le monde, oui, l’inégalité augmente, oui, les protestataires ont indéniablement raison sur tout un tas de choses. Mais ce qui fait défaut à leur analyse, c’est une certaine forme de compréhension. Parce que ce que vous avez, en fait, c’est un tas de manifestants — on peut parler d’une véritable racaille —, qui essaient de rivaliser avec tout le savoir accumulé que représente une organisation comme l’OMC, ainsi que tout un tas d’experts à travers le monde — un savoir qui repose sur une série d’ouvrages publiés en Angleterre depuis 1770. [...] Il y a une multitude d’experts basés dans les meilleures universités de la planète qui ont lu les livres dont je vous parle, d’Adam Smith à Milton Friedman, et ont d’excellentes raisons théoriques d’être certains que tout ça ne peut qu’entraîner une amélioration de la situation. » On a là l’exemple d’un discours ironique déclamé auprès d’un public restreint de spécialistes, et non face au grand public — tout le problème consistant à propager la non-réaction dudit public auprès des médias.
On ne peut nier le risque consistant à manier l’ironie : ne pas être entendu — et être vain. Comme les Yes Men, c’est le risque qu’encourent les Fatals Flatteurs. Depuis le printemps 2008, ces derniers, issus du journal Le Plan B, sévissent sur les forums « ouverts » (ne nécessitant pas d’inscription) des journaux français. Le principe est simple : flatter, sans retenue, les éditorialistes et journalistes les plus puissants du monde médiatique — n’importe qui pouvant s’improviser Fatal Flatteur. Bernard-Henri Lévy, Laurent Joffrin, Claude Perdriel sont tour à tour leurs victimes. Exemple, en septembre 2008 : l’ode à Denis Olivennes, nouveau patron du Nouvel Obs’, dans un contexte polémique [6] : « Je suis outré que l’on fasse un tel procès à Monsieur Olivennes. Oui, en ces temps incertains, de crise, de doute, de racisme, nous avons besoin d’un tel homme, auteur d’un si magnifique rapport, traduit dans de nombreuses langues, dont l’inuit, le volapuk, le finnois, le croate [...] », redoublé d’un : « Je souscris totalement à la description de M. Olivennes. Respecté dans le monde entier, il a depuis toujours la réputation d’être un grand intellectuel indépendant. Ses éditos sont repris par les journalistes un peu partout [...]. Olivennes sarkozyste ? Un peu de sérieux » ; etc., etc., ou encore : « J’ai rencontré Philip Roth récemment lors d’un salon du livre à Ottawa, impossible de lui faire parler d’autre chose que de Monsieur Denis Olivennes. [..] Sa conférence devait s’achever à 18 heures, à 23 heures il parlait encore de mister Olivennes »...
L’idée des Fatals Flatteurs est séduisante : les administrateurs de forums ne pouvant objectivement censurer des messages qui chantent les louanges de telle ou telle personne, on pourrait imaginer des forums entiers ridiculisés par un afflux de ces messages invraisemblablement sympathiques. Le but est de décrédibiliser les journaux traditionnels... sauf que les Fatals Flatteurs, trop peu nombreux, passent parfois juste... pour des flatteurs, sans que le quidam arrivé sur un site ne se rende compte de rien. Se faire rire soi, c’est déjà bien... mais les autres ? À qui s’adresse-t-elle, au final, l’ironie ? Les Fatals Flatteurs manient l’antiphrase, formule stylistique consistant à dire le contraire de ce que l’on pense, ils sèment la pagaille dans les « commentaires » de certains journaux. Ce faisant, ils renouent avec une longue tradition littéraire, celle de l’éloge ou du blâme à contre-temps [7]. L’éloge faussement sérieux d’un sujet dérisoire ou d’un homme politique décrié fut longtemps un genre à part entière : un exercice de style que l’on apprenait aux élèves dans les écoles de rhétorique afin de former leur esprit et leur verbe. Durant l’Antiquité puis la Renaissance, c’est ainsi que de resplendissants éloges furent composés à la gloire de la mouche, du tyran Néron, de la purée de légumes, de la frivole Hélène, de la calvitie, de la folie ou de l’injustice... Faire l’apologie de l’injustice ? On n’est pas loin du concept des Manifs de droite [8], celles où l’on entend crier :
Le bouclier-fiscal, c’est vraiment pas mal !
Plus de répression ! moins de prévention !
Nous sommes fiers des vio-lences-po-li-cières !
Immigration choisie !, envoyez-nous l’élite !
Plus grave que le flop : porter préjudice à ceux que l’on prétend défendre. L’ironie ne se manie pas sans risque : si l’on est cru, c’est que c’est crédible. La seule fois en fin de compte où les Yes Men se sont adressés au « public » au sens large, ils ont dérapé. En décembre 2004, Andy Bichlbaum, en direct sur BBC World, se fait passer pour un porte-parole de Dow Chemical (géant de l’industrie chimique), et annonce une indemnisation des victimes de la catastrophe industrielle de Bhopal [9] — une indemnisation que les victimes espéraient depuis vingt ans. La société Union Carbide dément... trop tard : les victimes, elles, ont cru quelques heures durant à cette déclaration. Les Yes Men ont certes dit regretter en partie cette action [10]... qu’ils jugent cependant bénéfique au final. L’usage de l’ironie à but politique est une tradition anglo-saxonne [11]. Aux États-Unis, le Guerrilla Theater des années 1960 a été le précurseur de l’agitprop. Depuis, les États-Unis et l’Angleterre ont toujours deux ou trois ans d’avance sur le nouveau militantisme français. C’est ainsi la Church of Stopshopping du révérend Billy [12] qui est le modèle de l’Église de la Très Sainte Consommation, dont les prêtres arborent une pièce d’un euro cinquante autour du cou, prêchent « un culte qui prône le bonheur dans l’acte d’achat », et adorent (depuis 2004) le dieu Travail et la déesse Croissance dans des lieux de cultes improvisés : les supermarchés. « Comment en est-on arrivés là ? » s’interrogent les auteurs des Nouveaux militants[1]. Fait étrange : il semble que Guy Debord mène à tout... — de l’activisme résolument non-violent de la Brigade des Clowns ou des Yes Men à des positionnements beaucoup plus radicaux.
La Brigade des Clowns (ou B.A.C., ainsi nommée pour parodier la Brigade anticriminalité) a été créée en 2005 sur le modèle de la Circa britannique (Armée clandestine des clowns insurgés et rebelles) — créée quant à elle par John Jordan, alias Kolonel Klepto [13], lors des manifestations de 2003 contre la guerre en Irak. Face aux policiers, la Circa a mis en place diverses stratégies de résistance très efficaces, comme l’imitation : « Chaque fois que la police formait une ligne pour barrer le chemin aux manifestants, les clowns créaient leur propre ligne en face d’eux. Chaque fois qu’un policier criait à la foule de rester derrière la ligne, un clown le répétait à l’envie d’une voix contrefaite, encore et encore. S’ensuivaient des improvisations sans fin sur le concept de LIGNE, jusqu’à ce que finalement dix-huit clowns demandent en chœur à chaque policier à tour de rôle : Monsieur l’officier… qu’est-ce qu’il y a donc de si important dans la LIGNE ? [...] À chaque passage des policiers tout fiers sur leurs mountain bikes, les clowns faisaient mine d’idolâtrer leurs shorts en Lycra, leurs lunettes de soleil, leurs nouveaux vélos rutilants, faisant sourire les policiers à pied et révélant ainsi une des tensions internes des forces de police — divise et fais l’imbécile est l’une des stratégies clefs de la Circa contre les représentants du pouvoir répressif. » La B.A.C. s’est illustrée en France par de très nombreuses actions cocasses dont le nettoiement de la mairie de Neuilly au Karcher en 2005, les « scènes de liesse populaire pour saluer le retour triomphal du Clemenceau en France » en février 2006, les « quelques vérifications identitaires » menées au Fouquet’s, ou en décembre dernier l’autodafé fictif de livres « de nature à troubler les pensées des bons citoyens » afin de lutter contre le terrorrisme. Avec leurs nez rouges, leurs perruques et leur amour de la police, les Clowns sont immédiatement perçus comme des clowns. Et pourtant, ils ne sont pas que des bouffons, s’il est vrai que « la drôlerie sans arrière-pensée sérieuse ne serait pas ironique mais simplement bouffonne »[5]. Philosophiquement, les Clowns seraient peut-être à ranger du côté de la tradition philosophique cynique : impertinents, provocateurs et de mauvais goût. Parce que Socrate avait, dans le Politique, défini l’homme comme « un bipède sans plumes », Diogène le cynique avait apporté un poulet à l’Académie en disant : « Voilà l’homme de Platon ! » Diogène, qui parcourait les rues d’Athènes en disant : « Je cherche un homme ! », comme les clowns de la B.A.C. déambulant, en mai 2005, dans le jardin du Luxembourg munis de loupes géantes, « à la recherche du plan B », et ce, en pleine campagne sur le référendum sur la Constitution européenne. Ce qui donna lieu à la belle interrogation suivante, chez les policiers : « C’est de l’art ou de la politique ? »... jusqu’au moment où, entendant le mot « référendum », ils conclurent, non sans bon sens : « C’est de la politique !... On les embarque ! » La Brigade des Clowns a sans doute, de tous les militants, trouvé le rapport le plus efficace aux forces de l’ordre, surnommées « nos collègues en bleu ». À la question : « Comment éviter la police ? », ils répondent : « Pourquoi éviter la police ? En voilà une idée absurde. Ce sont nos collègues, la question serait plutôt : où aller boire un coup avec la police ? » [14] — ce qui est, en fin de compte, plus subtil encore que le bon vieux « CRS = SS », bien sûr, mais aussi que la non-violence : puisqu’en mettant les forces de l’ordre de leur côté, les Clowns créent un véritable dérèglement de l’ordre. Les Clowns sont les plus vains (vanité revendiquée : « Ils étaient dix clowns d’après la police, dix mille policiers d’après les clowns »), mais sans doute, justement à cause de ça, les plus justes : ceux qui se souviennent qu’à l’heure des événements tragiques, il ne reste que la conscience individuelle de chacun. « Droite », « gauche », « CRS », « militant », les étiquettes volent : s’il suffisait d’un grand tableau statistique pour savoir où sont les gentils et où sont les méchants, cela se saurait.
Le concept de « nouveaux militants », journalistique à souhait, a en fin de compte le défaut des concepts pour journalistes : mélanger allègrement des pratiques très différentes. L’ouvrage Les nouveaux militants, qui ne prétend certes pas être un catalogue, traite tour à tour des Yes Men, des Enfants de Don Quichotte, des Déboulonneurs (collectif anti-pub), de la Brigade des Clowns, des Manifs de droite, de Génération précaire (luttant pour la réforme du statut des stagiaires), de Jeudi Noir (faisant la fête dans des appartements aux loyers trop élevés), de l’Église de la Très Sainte Consommation, de RESF (Réseau Éducation Sans Frontières), etc. « Parodique, festif, provocateur, médiatique : le militantisme s’offre une seconde jeunesse. Peut-on pour autant parler de nouveaux militants ? Qu’est-ce qui le distingue des mouvements précédents ? Le profil des acteurs, avant tout : [...] il existe une surreprésentation des jeunes, des femmes actives et des classes moyennes instruites dans les groupes mobilisés »[1]. Soit « une photographie en négatif des catégories peu attirées par le syndicalisme » [15]. Le fondement intellectuel de chacun de ces groupes est très différent. Le caractère de « désobéissance festive » n’est pas non plus commun à ces groupes : on ne saurait qualifier les actions de RESF, des Enfants de Don Quichotte ou des Déboulonneurs de « festives » ni même d’ironiques. Outre le profil sociologique, la définition des « nouveaux militants » repose en fin de compte seulement sur le mode opératoire commun : « coups d’éclats », « actions médiatisées ».
Lorsque sur une affiche des Déboulonneurs est inscrit : « Non à la tyrannie mentale ! », « Non à la laideur ! » [16], on ne voit pas trop le lien avec la démarche des Clowns ou des Yes Men... si ce n’est le fait de communiquer visà-vis de la presse, mais la communication auprès des médias est-elle un critère suffisant de définition ? On sent que le lien implicite établi est l’idée qu’un « anti-pub » est « contre la société de consommation ». Et pourtant dans un cas on est face à un discours ironique, et dans l’autre dogmatique. Un même glissement peut avoir lieu dans les Manifs de droite, lorsque la loufoquerie cède le pas à un message trop appuyé. En vertu du principe qui veut que lorsqu’on se veut... sérieux, la question de la pertinence des propos se pose. La Manif de droite la plus récente a ainsi été décriée [17], non sans raison, pour le mélange des sujets évoqués. Certains ont noté la différence entre le fait de crier en mocassins devant la Bourse : « Moins de fonctionnaires, plus de milliardaires ! », et celui de défiler sur fond de Johnny et de Michel Sardou dans le Marais, sous prétexte que la Star’Ac a installé ses locaux rue Charlot. Le second degré du slogan « De la bière pour les prolétaires, du Dom Pérignon pour les patrons ! » devient bien difficile à saisir dans un quartier si riche, si bourgeois, et si... à gauche. Quant au slogan « Jeunesse française, adhère à TF1 ! » visant la Star’Ac (qui devrait sans doute s’installer en banlieue, pendant que l’EHESS reste à Paris ?), il semblait quelque peu hors de propos. Là encore, la frontière est ténue. À tous se vouloir drôles et de gauche, on arrive vite au simplisme. Outre la naïveté consistant à assimiler la bourgeoisie, l’argent, avec TF1 et la Star Ac’, en un malencontreux fourre-tout de thèmes, on assiste à la même dérive que sur le « Non à la laideur ! » des Déboulonneurs : faire la morale. C’est censé être politique, c’est censé défendre « le peuple », et cela le méprise. Dans la même lignée, on pourrait imaginer mille actions... Des « À bas le sport ! » [lien du sport et de l’argent, la compétition, etc.], « À bas la télévision ! », etc. Or, s’il est défendable qu’il y ait une critique sociologique, philosophique, etc. du sport ou de la télévision, transporter cette critique sur le terrain du militantisme « enjoué », cela serait absurde. On notera d’ailleurs que l’ouvrage Les nouveaux militants n’évoque pas des pratiques activistes qu’on aurait pu imaginer entrer dans cette catégorie, précisément parce que leurs sujets sont beaucoup plus polémiques : mouvements de libération animale, boycotts, piratages informatiques, actions violentes des Black blocs au sein des manifestations, etc.
En définitive, le caractère spectaculaire d’une action ne saurait servir de définition — c’est confondre le fonds et la forme... Il suffirait, pour être militant, de « porter un problème sur le devant de la scène ». L’argument semble faible. C’est quoi, le « devant de la scène » ? Un, deux articles dans les journaux ? Deux reportages à la télé, quelques milliers de clics sur une vidéo ? À ce petit jeu-là, il y a tellement de militants qu’on se demanderait presque... à quoi bon. L’ouvrage Les nouveaux militants est d’ailleurs assez critique, puisque les auteurs du livre posent la question : « Ces actions, ciblées, sporadiques, sont-elles vouées à s’éteindre aussi vite qu’elles ont surgi ? », évoquant notamment des actions militantes où les journalistes sont plus nombreux que les militants euxmêmes — qui semblent en fin de compte être plus des « rois de la com’ » que des princes de l’engagement [18]. Les auteurs comparant au détour d’une phrase les nouveaux militants... au beaujolais nouveau : « Dans les années 1950 l’idée germa de tout miser sur la communication afin de sauver un vin en perte de vitesse. À l’image du breuvage, ce militantisme prend des allures de produit marketing. » La mise en garde est claire : « À trop insister sur la forme, le risque est de négliger le fond. On communique à outrance pour compenser. [...] C’est un peu court. » Le jeune Virgile défendait le moustique et le fromage à l’ail... Et déjà, le « désir d’applaudissements » de cette jeunesse éloquente énervait Polybe, outré de ce que certains perdent leur temps au lieu de « s’occuper de politique et de morale, qui seules ont en philosophie une utilité véritable »[7]. Comme les militants évoqués ci-dessus énervent Andrew Potter et Joseph Heath, qui stigmatisent « le mythe de la contreculture » [19], laquelle détournerait d’autres formes d’action politique, plus efficaces. De fait, l’opposition semble indépassable entre les tenants de l’action et ceux de l’ironie, laquelle est définitivement du côté de l’art. On ne peut faire du sport ironiquement, ni de la politique ironiquement. L’ironie ne va pas de pair avec le champ de bataille. L’ironie veut faire rire et réfléchir, pas gagner la bataille. L’ironie a une méfiance intrinsèque (triste diront les uns, réfléchie diront les autres) vis-à-vis de l’action — ce qui ne signifie pas qu’elle n’est pas agissante ni active. Comme une intervention du narrateur, comme une mise en abyme, comme un bon remake, le second degré suppose le spectacle.
À la question : « Et pour quels résultats ? », les Clowns répondirent : « 10,5 ou 23,12 ça dépend. »[14] Tout juste la moyenne ou vraiment bien plus. Ce n’est pas faux. L’humour (donc à la fois l’ironie, la satire, la parodie, le cynisme) reste tout de même la preuve d’une capacité de résistance. Sous le régime stalinien, les rapports sur l’opinion publique rédigés par les agents du NKVD [la police politique] n’incluaient-ils pas, parmi les gestes de désobéissance, les histoires drôles [20] ? Il y avait ceux qui les inventaient, ceux qui les racontaient, ceux qui dénonçaient ceux qui les re-racontaient quand même... Et ceux qui les écoutaient : « Le système soviétique ? C’est un peu comme ma femme. Je l’aime un peu, je la crains un peu, je la trompe un peu, je m’en moque un peu, j’en aimerais bien un peu une autre. En gros, je m’y suis habitué. » S’habituer un peu, oui. Mais un petit peu seulement.
Les « Yes Men »
Les Yes Men (les « béni-oui-oui ») sont deux activistes connus sous les pseudonymes d’Andy Bichlbaum et Mike Bonanno. Leurs débuts à chacun sont très potaches : l’un, informaticien pour les jeux vidéo de SimCity, pirate l’un des jeux en faisant s’embrasser les soldats ; l’autre inverse la voix des Barbie par celle de GI Joe avant la mise en vente dans les grands magasins... Leur sens du canular glisse bientôt vers la critique politique — et ce, même si les Yes Men se défendent de « théoriser »*. Leur première action retentissante est la création, en 2000, d’un pastiche du site officiel du Gatt, émanation de l’Organisation mondiale du commerce. Ils ont été à ce titre invités à des colloques internationaux par des organismes croyant avoir affaire à l’OMC. Le 29 octobre 2000, Andy Bichlbaum intervient ainsi à Vienne lors d’une « Conférence internationale des services ». Dans son discours, après avoir expliqué que l’habitude de la sieste en Italie ou en Espagne affaiblit gravement la productivité et qu’il conviendrait de la supprimer sans tarder, il s’en prend aux faiblesses du système démocratique parlementaire : « les diverses manifestations du pouvoir du peuple : les parlements, les Congrès, etc. Une telle variété, une telle complexité ne peuvent que déboucher sur l’inefficacité, une inefficacité parfois fatale pour l’idéal d’une démocratie de consommateurs. Heureusement, l’exemple du secteur privé nous permet d’envisager des solutions émergentes au faible rendement des institutions démocratiques. » Suit une proposition de privatisation des votes permettant aux électeurs américains de mettre « leur vote aux enchères et de le vendre au plus offrant ». L’auditoire ne réagit pas, si ce n’est par les traditionnels remerciements. Invités, toujours en tant que représentants du Gatt, à une conférence sur les « fibres et textiles du futur » se tenant en Finlande (août 2001), Andy Bichlbaum démontre la supériorité des délocalisations sur l’esclavage (l’esclave coûtant trop cher, puisqu’il doit être habillé et nourri, par opposition au travailleur délocalisé), avant de proposer un système novateur de contrôle des travailleurs délocalisés, la « Combinaison relax management » : un justaucorps doré en forme de phallus géant à l’extrémité duquel est fixé un écran miniature. Seule réaction : les griefs d’une femme ayant trouvé que cet exposé « brillant » ne prenait pas en compte le fait que les femmes puissent « être chefs d’entreprise elles aussi ». En 2002, lors d’une conférence devant des étudiants, les Yes Men expliquent avoir trouvé la solution pour lutter contre la malnutrition dans les pays pauvres : le recyclage des excréments occidentaux en hamburgers labellisés McDonald’s. Ils se font alors huer pour la seule fois de leur carrière, ce dont ils se félicitent — sans que l’on puisse savoir si c’est l’outrance de leurs propos ou la vigilance d’un auditoire plus jeune qui est à l’origine de ces protestations salutaires. Le 21 mai 2002, les Yes Men mettent fin à leurs canulars sur l’OMC par une dernière action : ils annoncent lors d’une conférence de presse à l’Association des comptables certifiés d’Australie que « l’OMC cessera d’exister sous sa forme présente » et aura pour but « d’aider les pauvres, défendre l’environnement, et renforcer les principes démocratiques ». L’Assemblée plébiscite la décision, relayée par la presse. Les Yes Men se sont également fait passer (en mars 2007) pour des journalistes politiques ultra-réactionnaires d’une télévision de Washington et ont piégé plusieurs personnalités politiques françaises (ainsi Claude Goasgen, Claude Bartolone, Jean-Marie Cavada). Leur dernier coup d’éclat date du 12 novembre 2008 : une semaine après l’élection de Barack Obama, ils ont distribué gratuitement dans New York un million d’exemplaires d’un faux numéro du New York Times daté du 4 juillet... 2009. Titres principaux : Fin de la guerre en Irak ! George Bush est inculpé pour haute trahison**. De fausses publicités sont incluses dans le journal. Certaines sont naïves : ainsi ExxonMobile a pour slogan « La Paix. Une idée dont le monde peut profiter » (ce dont un publicitaire serait bien capable), d’autres plus grinçantes, comme le slogan de DeBeers, « De son doigt à elle à son doigt à lui » : « Si vous achetez un de nos diamants, cela permettra de créer une prothèse pour un Africain qui aura perdu sa main dans un des conflits liés à la production des diamants. »
* Portrait d’Andy Bichlbaum paru dans Libération (28 mars 2005).
** Cf. le site www.nytimes-se.com. Les Yes Men theyesmen.org sont les auteurs d’un d’un livre : Comment démasquer (en s’amusant un peu) l’imposture libérale, La Découverte, 2005. Cf. aussi le film de Chris Smith, Sarah Price & Dan Ollman, The Yes Men, Blaq out, 2005.
[1] Laurent Jeanneau & Sébastien Lernould, Les nouveaux militants, éd. Les petits matins, 2008. Cf. aussi : Tim Jordan, S’engager ! les nouveaux militants, activistes, agitateurs..., Autrement, 2003 ; Morjane Baba, Guérilla kit : ruses et techniques des nouvelles luttes anticapitalistes : nouveau guide militant, La Découverte, 2003.
[2] Une mention spéciale à Florent Latrive dans Libération (4 déc. 2004), qui a qualifié l’un des Yes Men de « néobouffon ».
[3] Le Sots Art, ainsi dénommé par analogie avec le Pop Art à partir des mots « art » et « socialisme ». Cf. l’exposition de la Maison Rouge (Paris, 2007).
[4] P. Moreau, « L’ironie de Musset », in Âmes et thèmes romantiques, José Corti, 1965.
[5] Jankelevitch, L’Ironie, 1964.
[6] À l’occasion d’une polémique entre un journaliste de l’hebdomadaire et Nicolas Beau, du site backchich.info, portant sur le fait qu’Olivennes ait écrit un rapport sur le téléchargement illégal commandé par Sarkozy.
[7] P. Dandrey, L’éloge paradoxal de Gorgias à Molière, P.U.F., 1997.
[8] Le concept de Manif de droite a été inventé par Fred Tousch & Philippe Nicolle en 2003.
[9] En 1984, en Inde, à Bhopal, une usine américaine de pesticides explose, tuant plus de vingt mille personnes.
[10] Cf. l’entretien dans Vacarme (hiver 2006), où l’un des Yes Men (Mike Bonanno) déclare : « Avant tout, nous voudrions sincèrement nous excuser. Nous n’avions vraiment pas l’intention de vous faire subir tout cela, même pour quelques heures », avant de rejustifier son geste.
[11] Les Yes Men jugent à ce propos leurs actions « inimportables en France ». Ce que Florent Latrive (Libération, op.cit.) résume de façon inimitable par : « La déconnade politique et l’agit-prop ludique y sont très marginales. Les situs ont privilégié le sectarisme hystéro sur les aspects les plus arty de leur mouvement ; les plus barrés des soixantehuitards ont recyclé leurs débordements dans la section global leaders. »
[12] Le Révérend Billy prêche à New York, à Times Square. Il prophétise la « shopocalypse ». Cf. le documentaire de Morgan Spurlock, What Would Jesus Buy ? (2007).
[13] John Jordan a participé à la création au début des années 1990 au mouvement Reclaim The Streets. Cf. aussi : « Faire la guerre avec amour », in Vacarme no 31, printemps 2005.
[14] « Interview honteusement censurée par Technikart », www.brigadeclowns.org.
[15] Isabelle Sommier, Le renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Flammarion, 2003.
[16] Gestes qui sous-entendent que les critères de beau et de laid peuvent être définis dans l’espace urbain (par qui ? comment ?), ce qui mérite réflexion... [Dossier pub à venir dans Le Tigre].
[17] Cf. Rue 89, 27 septembre 2008. La manifestation était co-organisée par les Verts.
[18] Reproche notamment fait à Jeudi Noir ou au collectif La France qui se lève tôt.
[19] J.Heath & A.Potter, Révolte consommée, Naïve, 2005.
[20] S.Davies, Popular opinion in Stalin Russia, 1934-1941, cité in A.Regamey, « Histoires drôles et contestataires en ex-URSS », in Hermès n°29, « dérision, contestation », CNRS éd., 2001.