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Notre envie de Rimbaud

Enquête sur la neuvième photographie d’Arthur Rimbaud

Notre envie de Rimbaud

Notre envie de Rimbaud
Mis en ligne le jeudi 9 octobre 2014 ; mis à jour le dimanche 12 octobre 2014.

Publié dans le numéro 029 (mai 2013)

 

Mars 2010. En condition de touriste, je suis au Harar (Ethiopie) ; escorté par un jeune guide, j’écume les ruelles de cette belle ville fortifiée gardée par un chemin de ronde de pierres et six portes d’inspiration médiévale, me promène entre les maisons de torréfaction, la soi-disant maison de Rimbaud où il ne vécut jamais, et les boutiques de souvenirs faisant commerce de ces deux fleurons de l’économie locale : le moka et le poète. Arthur Rimbaud post-pubère, pré-trentenaire, arriva ici fin 1880, y vécut par intermittence (sur les premières pentes du plateau éthiopien, perché à 1 855 mètres d’altitude, le Harar fut son point de chute en Corne d’Afrique), quand il n’était pas à Aden, son escale marine, ou en transit entre les deux (employé par la maison Bardey, faisant négoce de cuir, de peaux, de café ; on n’écrira pas là sa biographie). En ce printemps 2010, je prends ces notes dans mon carnet de voyage : « Toits en tôle ondulée, et partiellement rouillée, quelques paraboles, du linge séchant sur un fil, tendu de part et d’autre d’une rue pavée en légère déclive. Flots piétonniers, flux et reflux, fumée de feu de bois, nourri par un léger vent, chèvres titubant en liberté. En haut, des bruits d’oiseaux, en bas des odeurs de friture, un ciel nuageux. A droite, des camions en transhumance vers Addis-Abeba, stationnent, recouverts de bâches. En bas, à la verticale, des bouteilles de bière (capsules dorées) et des bouteilles de coca-cola (capsules rouges), rangées dans leur caisse en plastique comme des petites roquettes prêtes à dégoupiller - ou des fleurs. Au loin, la ligne gondolée des collines vertes sur lesquelles pousse le qat, celui qu’on moissonne chaque jour pour le porter à Djibouti ». Mon hôtel, d’où provient ce point de vue (par la fenêtre de ma chambre), évoque un chalet au pied des pistes d’une station suisse (les Alpes abyssines). On chercherait à l’horizon les remontées téléphériques, ou dans l’air une odeur de fondue ou de vin chaud. En fait de quoi l’odeur du charbon de bois, de la friture, et du tiers-monde, qui est la fusion de milliers d’odeurs hétéroclites, et que ceux ont parcouru l’Afrique noire reconnaîtront.


Sur ce que fut la vie de Rimbaud au Harar, peu de traces écrites ; un rapport envoyé à la société de géographie (Rapport sur l’Ogadine, 1883) ; les quelques lettres qu’il adressa à sa famille, à sa sœur Isabelle, à sa petite maman ; les souvenirs de son patron, rapportés dans un livre, longtemps épuisé, et paru sous une nouvelle édition augmentée de nombreuses photographies en 2010, Barr Adjam (éditions L’Archange Minotaure). Ce constat, sur la vie d’Arthur Rimbaud en général et sur sa « période africaine », en particulier, en dépit des efforts déployés par une noria de chercheurs, d’étudiants, et d’amoureux rimbaldiens depuis un siècle (le luxe de l’antonomase) : beaucoup de zones floues, de pointillés, d’ombres portées. De petits arrangements avec la vérité, à l’image des photographies connues de lui, huit au total, ce qui est peu, mais était beaucoup pour l’époque : une photo de classe, une photo des frères Rimbaud en premiers communiants, le portait ovale de Etienne Carjat que tout le monde connaît (il y eut deux photos et elles furent retouchées), trois photos de plain-pied, autoportraits d’une qualité médiocre ; l’objectif est loin, le visage spumescent. Il se prend en photo devant sa maison du Harar, et les envoie à sa maman restée à Charleville. Sur la huitième photo, dont la découverte fut dévoilée par un galeriste parisien en 1998, Rimbaud apparaît au milieu d’un groupe de chasseurs, à Sheick Otman, dans les environs d’Aden, un fusil au bout du bras. Elle fut achetée en 2007 quatre-vingt douze mille euros à Sotheby’s par le musée Rimbaud de Charleville-Mézières. Sur ces quatre dernières photos, déjà, la Rimb’, comme l’appelait Verlaine, a beaucoup changé ; il est devenu un homme, le regard dur, s’exerçant à des métiers physiques. Le verni de la virginité s’est complètement écaillé. Là-dessous demeure l’homme comme un roc, caméléon de son environnement de pierre.


Le 15 avril 2010 toutes les radios ouvrent leur matinale sur la même information ; la découverte d’une neuvième photo d’Arthur Rimbaud. La première où l’on distingue nettement ses traits d’adulte ; en réalité, cela fait près de deux ans que le cliché a été déniché, sauvé de la broyeuse, de l’incinération ou de la poussière éternelle par deux libraires spécialistes du livre ancien, s’étant porté acquéreurs dans un vide-grenier non géolocalisé, pour quelques poignées d’euros, d’un vieux lot de cartes postales et de photographies anciennes de quelque province yéménite. L’enseigne de l’hôtel de l’Univers qui apparaît sur l’une des cartes (dans lequel descendit Rimbaud), quelques annotations elliptiques au dos des photos, ou, au fond du carton, un billet de Jules Suel à Alfred Bardey, des noms qui ne diront probablement rien au profane, mais résonneront à l’oreille de celui qui connaît un peu les années tropicales de Rimbaud comme autant de petits cailloux blancs, auront conduit le couple d’acheteurs à mener l’enquête, laquelle aura associée, proche de son épilogue, Jean-Jacques Lefrère, troisième roue du carrosse, caution morale et intellectuelle, éminent spécialiste de l’œuvre de Rimbaud, auteur d’une somme sur le poète et de sa biographie de référence. L’enquête aura finalement abouti à l’authentification d’Arthur comme le malingre et pâlot type mi-assis mi-cuit, deuxième en partant de la droite, parmi un groupe de sept, devant l’hôtel de l’Univers.


Le plan média a été savamment orchestré, et par chance, comme me le confiera plus tard Jacques Desse, l’un des deux libraires à l’origine de la découverte, ce 15 avril 2010, l’actualité est vide comme un œuf qu’on a gobé. La primeur de l’information a été confiée à l’Express et au Figaro Magazine, qui la révèlent conjointement, alors qu’un récit détaillé de la recherche et une étude de la photo, coécrits par les libraires et Lefrère, paraissent simultanément dans la revue Histoires littéraires (hiver 2010, n°41). Lefrère s’apprête justement à publier chez Fayard un ensemble de lettres posthumes à Rimbaud tentant d’expliquer la naissance du mythe. Dans le plus grand secret, et au dernier moment, la couverture de l’ouvrage a été changée ; le Rimbaud-nouveau s’étale sur toute la jaquette. Le même jour enfin s’ouvre le salon international du livre ancien, au Grand Palais, auquel participe le trio devenu inséparable. Un grand stand a été monté pour l’occasion qui ressemble un peu à un catafalque. Sur le blog des librairesassocies.org, une photo légendée « des libraires épuisés mais heureux... » : on y voit les cernes, les traits tirés, le sourire au bord des lèvres et le cœur qui n’est pas loin. Ils ne savent pas encore qu’ils n’ont pas fini d’en baver. Les badauds se pressent devant le stand où la photo a été reproduite en très grand format, et les célébrités : Frédéric Mitterrand, ministre de la culture, l’écrivaine Nelly Kaplan, ou Jacqueline Teissier-Rimbaud, l’arrière petite nièce d’Arthur Rimbaud. Le téléphone sonne sans arrêt. Une fois, c’est Christine Lagarde, qui demande (et obtient...) un agrandissement qu’elle souhaite offrir à son compagnon. La plupart du temps, des journalistes, qui posent des questions qui restent sans réponse : où a été trouvé le cliché ? (« cela a été notre première erreur, me confiera plus tard Jacques Desse, cela a contribué à alimenter les fantasmes ») ; qui est l’heureux acquéreur ? (et de l’humus des spéculations fleurirent des noms plus ou moins improbables, furent prononcés ceux de François-Marie Banier, réellement l’un des plus grands collectionneurs des manuscrits du poète carolo, ou encore celui de Nicolas Sarkozy, dont l’impulsivité, l’envie d’accaparement, ou pourquoi pas un petit cadeau pour Carla aurait pu justifier l’offre... Des options infirmées devant moi par Jacques Desse ce jour où je le rencontre, lequel confirme seulement à demi-mots le montant de la transaction : 100.000 euros).


Pour expliquer l’emballement qui suivit, les semaines de frénésie, on doit oser écrire une phrase comme celle-ci : la photo volée de Rimbaud a quelque chose d’un compte en Suisse. Rimbaud n’est soudain plus celui qu’on croyait : pas très beau, et, au milieu d’un groupe d’expatriés colonialistes français, l’air au mieux ailleurs, au pire un peu simplet, ahuri, nigaud. La photographie de lui à 16/17 ans, avec ses cheveux en brosse, celle que Renaud mettait au-dessus du berceau « dans le chambre du gosse là-haut », et qui reste accrochée à son mythe comme un bouton à sa boutonnière, est comme écornée. De là l’hypothèse (absurde) que Rimbaud ait voulu blanchir son image de marque, et la voici rattrapée par les turpitudes d’un vide-grenier, un Rimbaud jauni, flétri, offshore. C’est un coin enfoncé sur la légende iconographique de cet angelot übersexuel. La photographie s’appelle « Coin de table à Aden ». Aden n’était cependant, au XIXe siècle finissant, pas un paradis fiscal, plutôt un enfer sur terre ; 40°C, un désert sec, et tout au fond du cratère de Steamer Point : l’hôtel de l’univers. Et ce vers que l’on dirait écrit pour Jérôme Cahuzac : « Vertige, écroulement, déroutes et pitié » (Rimbaud, Les poètes de sept ans).


Le grand public reçoit l’information avec un enthousiasme de bon aloi (Rimbaud sur la même ligne que Zidane ou l’abbé Pierre : un héros français) mais déjà dans les petits cercles d’universitaires, de toqués rimbaldiens, dans les officines, la circonspection est de mise, on commence à comploter, à contre-expertiser, à douter sous couvert de jalousie ou de bonne foi, à affuter des arguments comme on aiguise des lames, à commenter sur les blogs, et comme Jean-Michel Apathie de sa bouche pleine de cigales et les chicots en anis étoilé, on demande : des preuves, des preuves !... A ce jeu-là, Yann Moix, chroniqueur chez Ruquier, et Alain Korkos, chroniqueur chez Schneidermann, (ah, le métier de chroniqueur...) sont probablement les plus brillants, les plus bling bling. Korkos : « Rien ne ressemble plus à un clampin d’une certaine époque qu’un autre clampin de la même époque ». Et d’en faire la démonstration en comparant aléatoirement (et à mon avis, avec un succès tout relatif...) le visage émacié de la photo avec ceux d’étudiants en école de chimie à Mulhouse, année scolaire 1890/1891. Quant à Moix, il a « autant le droit d’affirmer qu’il ne s’agit pas là de Rimbaud que eux de proclamer partout, à grand renfort de marketing, appuyés sur une légitimité qui sort de nulle part, que c’est bien lui ». Moix conteste la ressemblance du visage d’Arthur sur la photo avec les autres que l’on connaît de lui. Pour résumer son propos, et tous les termes sont de lui, Moix dit qu’il ne reconnaît pas son « nez en trompette », ses « sourcils », son « regard », ses « yeux bleus », sa « lèvre inférieure », que cette tête de « pauvre bougre un peu idiot », « bouche un peu bée », « au regard sans intelligence », ce n’est pas Rimbaud.


Quand l’information paraît (ou disons : quand l’affaire éclate), je suis quant à moi à Djibouti, à mi-distance entre les deux grands phares rimbaldiens que furent Aden et Harar ; Rimbaud s’y arrêta quelques mois, préparant une caravane pour aller livrer des armes à Ménélik (laquelle fit effectivement route vers l’Abyssinie, mais avec plusieurs mois de retard, si bien que la cargaison fut cédée à un prix dérisoire, Ménélik ayant opportunément trouvé à se ravitailler auprès d’un autre canal, on dit ça vite et en passant). A Djibouti où tout ce qui touche à Rimbaud passionne ; le poète a donné son nom au centre culturel français, l’immense place du marché, au milieu de laquelle se dresse la grande mosquée de la ville, s’appelle place Mahamoud Harbi, du nom d’un des héros de l’indépendance, mais tout le monde (et en premier lieu les chauffeurs de taxi) continue de l’appeler place « Rimbô ». Je m’intéresse donc au sujet, et aussi parce qu’il faut bien meubler les longues après-midi de soleil analgésique et de langueur somnolente, que l’on a du temps à consacrer à tout et n’importe quoi, commence à fureter sur les sites Internet, à lire ce qui s’écrit sur la photo. Je publie ces quelques lignes sur mon blog, où j’explique pourquoi Rimbaud est Rimbaud. « On peut aussi penser que les légendes préfabriquées sont une mystification, et que l’existence véritable qu’a vécu Rimbaud, couplée à son œuvre de jeunesse, est suffisamment légendaire pour ne pas souffrir d’un rapport trop vrai à la réalité. Aussi grimaçante ou grisonnante soit-elle, comme sur les photos d’Afrique. Car Moix a oublié ce qu’est la vie ; un long et lent processus qui mène à la mort, et durant lequel les hommes, en se rapprochant de la mort, changent. Cette photo, non précisément datée, est prise alors que Rimbaud a passé déjà au moins, trois, quatre, ou dix années en Afrique [en réalité, on le découvrira plus tard, il vient d’arriver]. Or quelle est sa vie ici ? Une vie dure et abrutissante [...]. Rimbaud a cessé d’écrire (des poèmes, en tout cas), il ne lit pas, il passe le plus clair de son temps seul, dans sa maison d’Harar, ses échanges avec l’extérieur se résumant à ceux qu’il peut avoir avec les indigènes, ou les nomades qui accompagnent ses caravanes. Attaqué par le climat humide et froid d’Harar, souvent rongé par les moustiques, entouré par les épidémies qui sévissent, il fait de longs et incessants trajets entre les deux bureaux principaux du comptoir Bardey pour lequel il travaille, du Harar jusqu’à Aden. Il traverse plusieurs fois le désert de l’Ogaden, des caravanes de trente, quarante jours, à marcher jusqu’à l’évanouissement sous le soleil de midi, le soleil de la corne d’Afrique, le plus chaud du monde. Quand il arrive à Aden, il négocie sa traite, des augmentations, vend du café, achète d’autres marchandises de contrebande. Il s’ennuie souvent dit-il, il se met en ménage avec une jeune femme somalie. Il y a le vent chaud du désert qui lui souffle en plein la gueule, il y a la léthargie de ces contrées où il est si difficile de faire des affaires, la crainte perpétuelle de prendre un coup de poignard afar, d’un qui voudrait voler sa bourse. Rimbaud vit là-dedans, dans ce monde tellement éloigné des salons parisiens dans lesquels on lisait ses poèmes, Rimbaud se coltine les traversées de la banquise de sel et autres, avec ses mulets et ses caravanes, et ses nuits à la belle étoile. Voilà. Si Moix croit qu’une vie comme celle-là, menée durant trois, quatre, dix ans, n’est pas capable de ternir un regard, que le soleil d’Afrique n’est pas capable de changer la couleur d’un regard, que les heures et les jours d’attente, et parfois on n’attend rien du tout, ne sont pas à même d’abêtir quelque peu un homme, de lui donner un air de pauvre bougre, que tout cela ne peut pas émacier quelque peu un nez en trompette... »

Ce petit affrontement, auquel Moix ne daigna donner suite, est assez emblématique de cette affaire ; des gens assénant en prêche païen des vérités depuis des chaires irréconciliables avec la force entendue de l’évidence et la mauvaise foi nécessaire à envenimer les choses, à jeter de l’huile de palme sur un corps refroidi pour faire repartir la braise. Je perds alors de vue l’affaire ; pour moi c’est plié. Jusqu’à ce qu’un ami, dingue de Rimbaud (n’hésitant pas à parcourir les forêts des Ardennes le sac sur le dos pour aller lire au pied des arbres les Illuminations que signa en 1875 le poète à Charleville), de passage à Djibouti quelques mois plus tard, justement en pèlerinage, alors que nous évoquons le sujet, ne m’indique que non, ce n’est pas Rimbaud, cela a été prouvé et fait l’objet d’un consensus. Dont acte.


Et voici la journée du 10 décembre 2012 ; je parcours au bras d’une amie les rues du sud du XVIIIe arrondissement de Paris en flânerie d’un brasseur ambré jusqu’à une boutique de design qui vient d’ouvrir, pour une procession reliant les portes ouvertes des ateliers et artisans de la goutte d’or. Rue Pierre l’Ermite, à quelques mètres seulement de l’endroit où je réside, une grande librairie parfaitement confidentielle, dans une cour intérieure, derrière une porte cochère, de ces trésors que recèle Paris, les livres sont là de belles choses qu’on hésite à prendre entre ses mains, à toucher de ses doigts, des lithographies, du papier vélin, des belles lettres, des reliures en cuir de taupe, et encore. Au mur, sous verre, un agrandissement de « Coin de table à Aden ». « Oh, dis-je à Alice, c’est drôle », et je lui raconte l’histoire, « et donc on a cru que c’était Rimbaud et en fait c’est pas Rimbaud, etc. », dans mon dos d’une grosse voix le libraire, surgissant comme l’ogre d’un conte : « Si, si, c’est Rimbaud ». Décontenancé par un tel aplomb : « Ah bon... ». Je sens le casus belli possible. « Comment pouvez-vous en être sûr ? », m’aventuré-je. « Eh bien c’est moi qui ai découvert la photo ». Vite à court d’arguments, j’opine, je prends congé. Adieu. Aden. Amen.


Et puis quelques heures plus tard, la curiosité attisée, l’envie de reprendre l’histoire là où je l’avais laissé dans ma mémoire. Et alors je plonge dans la grande marmite de l’internet, où ça mijote depuis trois ans, où tout macère, où les haines n’hésitent jamais à cuire jusqu’à être recuites, sauce épaisse et trop grasse, qu’il faudrait passer au chinois pour ôter l’écume, farineuse, on trouve dans ce malström beaucoup de tendons, de bas morceaux, mais parfois une pépite, disons un os à moelle. Comme ce mot du bon Sollers, commentant la composition du cliché : « Il est là oui et il est ailleurs, l’univers est son hôtel ». Comment raconter cette histoire ? C’est toujours le problème des histoires. En repartant du début. Avant que personne ne se soit marié, n’ait eu d’enfants, n’ait vécu heureux (« Mais, à présent, je suis condamné à errer, attaché à une entreprise lointaine, et tous les jours je perds le goût pour le climat et les manières de vivre et même la langue de l’Europe. Hélas ! à quoi servent ces allées et venues, et ces fatigues et ces aventures chez des races étranges... », Rimbaud, lettre à sa famille, Le Harar, 6 mai 1883).


Le début donc, ce lot de photographies, la première intuition que l’on n’ose même formuler, et puis pourquoi pas, pourquoi pas Rimbaud après tout, les dates, les lieux coïncident, des scans haute définition à 150 euros pièce, les recoupements, toute une série de petites ressemblances physiques : les pattes, les oreilles, la racine du nez, la forme de l’œil, le dessin de la paupière, celui de l’arcade sourcilière, le regard clair, le bout du nez rond, la moustache blonde, etc. mais surtout, « une dissymétrie sur la lèvre supérieure, qui peut être pris pour une tache sur les photographies », présentée comme une « particularité unique », une « empreinte digitale », la signature de Rimbaud. Pathognomonique ; se dit d’un signe clinique lorsqu’il est caractéristique d’une seule maladie donnée et qu’il permet d’en établir le diagnostic certain. Rimbaud homologué par un petit bec de lièvre, en quelque sorte. Des mois à s’observer entre quatre yeux, un mort et un vivant, Desse et Rimbaud. Le 15 avril 2010, la photo paraît. En vingt-quatre heures, elle est reproduite sur plus de 30.000 pages Internet. Certains sites s’amusent à superposer, en transparence, celle-ci avec celle de Carjat ; cela donne à Rimbaud un air de mort vivant, d’androgyne au cuir tanné. Certains évoquent, à propos de son nouveau visage, une ressemblance d’écorché avec Brel ou Dewaere ; en bref, tout le monde s’emballe un peu. Le 16 avril, sur le blog que les libraires ont créé pour l’occasion : « Une petite précision pour les quelques sceptiques ou éternels ronchons : l’identification ne s’est pas faite en un jour, mais est le fruit de deux ans de recherche tous azimuts ». On n’en saura pas plus, mais les « les chercheurs de poux », comme les qualifiera le même blog une semaine plus tard, sont déjà au travail.


Les prosateurs aussi se sont emparés de Rimbaud, on lit ces lignes plus ou moins réussies, plus ou moins compréhensibles ; l’écrivain François Bon, parlant du visage de Rimbaud : « [Son] regard sur cette photographie n’est pas contestable, qui inclut et Rimbaud et d’avoir tourné le dos. La poésie est cette violence, elle est ce déni ». L’avocat général Philippe Bilger : « Il porte sur son visage l’insolence de son génie le génie de son insolence ». Chose étrange, relisant toutes ces éphémères, à chaque fois l’idée de la fulgurance ; chez Sollers, ce sont « les existences fulgurantes et secrètes de Lautréamont et de Rimbaud », chez Bon, « l’œuvre vive, la fulgurance et la brièveté en plus », quant à Bilger, il voit Rimbaud « dans le groupe mais hors du groupe, le bateau ivre enfin à quai ; la fulgurance à l’ancrage ». Comme si on ne savait pas parler de Rimbaud simplement (moi y compris). C’est pour chacun l’occasion d’écrire un morceau de bravoure, de recycler quelques souvenirs, certaines choses que nous savons de lui, une ode en cadavre exquis. Parfois l’écriture est automatique, ou est-ce la lecture, et on commence vite à en avoir assez de ces erratiques, apothéoses, violence, génie précoce, alchimique, hallucinatoire, de ce Rimbaud arbre de Noël des adjectifs de feu, de sang et de vitesse accrochés à ses branches comme des boules. « Ce visage de trente ans offre une clé mais laquelle », demande Bilger. Celle qui permet d’ouvrir les portes ouvertes sans avoir à les enfoncer.


Un mois après la publication, on ne sait encore malgré tout que peu de choses de cette photo ; la datation qui est proposée couvre toute la décennie 1880, on ne connaît aucun des six personnages qui accompagnent Arthur sur le perron de l’hôtel, face à la mer. Les semaines qui suivent, le dossier connaît cependant sur le fond plusieurs avancées importantes. On parvient à déterminer que le cliché a été réalisé au moyen d’une technique photographique tout à fait neuve pour l’époque : le gélatino-bromure d’argent (on en était aux premiers essais, ce qui explique le flou berçant le cliché) ; que le matériel appartenait à l’explorateur Georges Révoil, qui venait d’arriver par là à l’été1880. De leurs côtés, les descendants des colons de la mer Rouge vont fouiller dans les albums de famille. Et sur la photo, les masques tombent en même temps que la légende s’écrit ; de gauche et droite : inconnu 1 / le négociant Maurice Ries (Savon & Ries est encore aujourd’hui l’un des premiers agents maritimes de Djibouti) / l’explorateur Edouard-Henri Lucereau / le photographe Georges Bidault de Glatigné / inconnu 2 / Rimbaud / Emilie, l’épouse de Georges, à l’extrême gauche, fermant le tableau. L’espace temps se contracte ; la présence de Lucereau, en particulier, lequel quitta Aden fin août 1880 pour une expédition au cours de laquelle il sera tué, permettant de dater le cliché à 1880. Août, plus précisément, pour rendre la rencontre avec Rimbaud qui vient d’y arriver possible. Le 9 juin, on suggère que le premier homme assis à l’extrême gauche, et qu’on avait d’abord pris pour Alfred Bardey, le fameux patron de Rimbaud, est en fait le photographe Révoil. Tout le monde n’est pas d’accord. Le piège est armé.


Le 12 juin, on blague encore du coté des libraires, lesquels se prennent en photo à côté d’un kakémono de Rimbaud : « Le cliché est de mauvaise qualité, mais les deux types sur les côtés semblent être des libraires parisiens (mais la calvitie de celui de gauche n’a pas le même aspect que sur d’autres clichés connus). Problème : qui est leur pote SDF, avec son look seventies ? ». Le lendemain, on rigole beaucoup moins déjà. Le dimanche 13 juin, les libraires publient ce « communiqué » : « Des messages diffusant de fausses informations sur la photo de Rimbaud ont été postés sur différents sites, sous les noms de lara, marie rinaldi, cécric verbeckmoes, jérémie, jérémie lucereau, jeremie lepetit, etc. [...]. Ces messages proviennent d’une même personne. Ce personnage, et une poignée d’autre, n’ayant pas réussi à trouver le moindre élément qui contredise la présence de Rimbaud sur ce cliché, en viennent, de manière totalement irrationnelle et irresponsable, à pratiquer la tactique de la terre brûlée, par la désinformation et le harcèlement [...]. L’auteur de ces manipulations aura très bientôt à rendre compte de ses actes ».


Quel est-il ? Probablement David Ducoffre, doctorant sur Rimbaud, qui aurait été identifié à partir de son adresse IP depuis laquelle auraient été envoyés tous les messages. Ce que disent ou relaient tous ces messages, en somme : « Cette photographie a été prise en mai 1880 par le photographe Bidault de Glatigné qui figure sur celle-ci à côté de sa femme. Une photo similaire avec les mêmes personnages est en possession des héritiers de M. César Tian. Les noms des personnages et la date du document sont donnés au crayon au dos de cette photographie ». Ce qu’on appellera plus tard l’épisode de l’anniversaire de mariage (c’était la thèse, les époux Bidault célébrant leurs noces de cuir), est probablement un horrible bluff, le cliché n’étant jamais sorti depuis. Sur les forums, on se déchaîne, on parle injure, diffamation, dénigrement, on cite des articles du code civil, mais que peut un texte vieux de deux cent ans contre la méchanceté gratuite du 2.0 ?


Pendant ce temps-là, les libraires vivent une sorte de baby blues. L’accouchement a été beau, mais les suites de couches particulièrement douloureuses. « Depuis plus d’un mois nous ne travaillons plus, devant nous occuper à temps plein à faire face à ces attaques incessantes, et cela a toute une série de conséquence sur notre activité et sur notre vie privée » ; ils reconnaissent « une responsabilité vis à vis de l’acheteur de la photographie ». Leur compte est supprimé de plusieurs forums. Et soudain on ne sait plus trop qui sont les illuminés, et où sont les « réactions extrêmes, aussi minoritaires que profondes ». Les libraires s’arc-boutent sur une défense contestable, insinuant que les raisons pour lesquelles on douterait du cliché, c’est qu’il dérangerait, ne serait pas conforme au mythe. En l’espèce, ils ont à faire face à deux type de détracteurs ; ceux, très virulents, sur le net, qui n’hésitent pas à faire nuit blanche (le13 mai, à 5h44, ce message posté par un certain David : « Incroyable, le gars sur la photo aurait été identifié et donc ne serait pas Rimbaud »), à ergoter autour d’un détail, d’une implantation capillaire, comme un correcteur autour de la place d’une virgule. L’affaire, sur la toile, devient le Rimbaleaks, Rimbaud une hydre.


Et il y a les autres, plus compassés, experts rimbaldiens, chacun dans leur genre, qui ne pardonnent probablement pas à leur confrère Lefrère de leur avoir volé la vedette. Si l’on devait s’essayer à une typologie, il pourrait donc y avoir lui, Jean-Jacques Lefrère, médecin hématologue aux écrits extrêmement documentés, Alain Borer, écrivain-voyageur mondialement reconnu, et Claude Jeancolas, prolifique et vulgarisateur (17 ouvrages sur Rimbaud). Entre ces trois-là, on ne s’aime pas. Quand la photo sort, Alain Borer : « L’homme a surtout une ressemblance avec le lieutenant de Gaulle d’avant 1914 ». Dans ses conférences, ce printemps-là, Borer fustige Lefrère, adepte du « coup marketing », mais aussi Jeancolas, commissaire de l’expo Rimbaudmania, lequel n’a pas hésité à y exhiber des strings à l’effigie de Rimbaud... Jeancolas, de son côté, doute qu’il s’agisse sur la photo de résidents français à Aden. Ce qui lui vaudra le 7 mai ce compliment de Lefrère : « Probablement un groupe de touristes revenant d’une séance de plongée en mer Rouge ».


Pourtant, le 8 septembre 2010, coup de théâtre. Jeancolas envoie un communiqué à l’AFP ; il y explique avoir retrouvé deux lettres envoyées par Lucereau, le personnage central de la photo, au président de la société de géographie de Paris, l’une datée de Zeilah (Somalie), le 6 juillet 1880, l’autre de Harar le 12 août, dans laquelle il écrit y être arrivé après « 25 jours de marche ». Ce qui tendrait à prouver qu’il ne pouvait être début août à Aden. Que Rimbaud et Lucereau n’ont jamais pu se trouver ensemble à Aden. Que la photo est donc antérieure au 6 juillet et à l’arrivée de Rimbaud.


Le 9 septembre, c’est la contre-attaque, en blitzkrieg. « Tout le monde sait que cette lettre d’août d’Harar a été antidatée. Alfred Bardey (le premier patron de Rimbaud en Afrique) le dit dans ses Mémoires », explique Desse. Et les libraires de brandir une lettre autographe de Lucereau au consul de France à Aden, datée du 13 août 1880, attestant de sa présence à Aden à cette date. Ils l’ont trouvée dans les archives du ministère des Affaires étrangères à Nantes (et plus étonnant encore, l’ont cherchée là-bas...). « Le pétard mouillé de Claude Jeancolas », écrivent-ils. Dans la foulée, le 21 septembre, fort de l’avantage qu’ils viennent de prendre, ils publient un volumineux dossier de plus de cent pages, qui vise à faire le point sur l’état des connaissances. Au point de croix, ils cousent patiemment l’histoire telle qu’ils la pensent, la souhaitent, et probablement la croient, rappellent la ressemblance (« les méplats du visage, la racine du nez, une petite déformation de la lèvre supérieure »). Surtout, ils ont énormément bossé, ont exhumé de fonds non exploités jusqu’alors des documents inédits, allant jusqu’à localiser certains des négatifs sur plaque de verre du photographe Révoil, aujourd’hui conservés au musée du Quai-Branly, jusqu’à retrouver la facture originale du matériel photographique ayant servi au cliché. Et ce n’est pas pour en faire une note de frais. « L’enquête précise et confirme l’attribution initiale. Pas un élément ne la contredit », écrivent-ils à l’AFP. Le rédacteur de la dépêche, en bon professionnel, a ajouté : « selon eux ».


Cela ne fait pour autant taire les critiques. Assouline s’énerve sur son blog le 29 septembre, Taisez-vous Rimbaud ! « Pas un jour sans qu’un expert en contredise un autre confirmé par un libraire d’ancien auquel s’oppose un marchand d’autographes aussitôt démenti par un biographe »...Le débat a dépassé les frontières, et c’est plus doux, plus rond et plus chantant en espagnol ; dans le quotidien hispanophone américain La Hora : « El rostro de Rimbaud ; no es de extranarse entonces que muchos lectores prefieran negar la autenticidad del nuevo rostro de Rimbaud antes que corer el riesgo de aceptar ese testimonio de su humanidad... ». Reinhard Pabst, un détective littéraire allemand du Frankfurter Allgemeine Zeitung, entre également dans la danse. Début novembre 2010, il contribue à l’identification du dernier personnage qui demeurait anonyme. « Pyjama », comme on l’avait appelé pour souligner son apprêt vestimentaire, le gros type qui fume le cigare, ne serait en fait rien d’autre que Jules Suel, le patron de l’hôtel de l’Univers. Pourquoi n’y avait-on pensé plus tôt ? La seule description physique qu’on avait de lui, provenant d’Alfred Bardey, le décrivait comme grand et alerte. Ce qui n’était manifestement pas le cas ; peut-être s’agissait-il d’une private joke de Bardey, osent les libraires.


Et puis janvier 2011. « Un docteur belge chasse Rimbaud de la photo d’Aden ». L’article de Jacques Bienvenu, un autre iconoclaste, professeur de mathématiques, comme aiment à la disqualifier ceux ne partageant ses vues, paraît dans la Revue des ressources, puis est bientôt repris en tribune dans Le Monde. L’homme barbu à droite ne serait en fait pas davantage Révoil que Bardey, mais un docteur belge répondant au nom de Pierre Dutrieux, qui faisait partie d’une expédition en Afrique centrale, et qui fit escale à Aden, rapatrié sanitaire...en novembre 1879. Il est vrai que la ressemblance avec une autre photo de lui diffusée est troublante : calvitie, front bombé. Dans ses Souvenirs d’une exploration médicale dans l’Afrique intertropicale (1885), Dutrieux écrit : « Après une huitaine de jours passés à l’infirmerie de la mission française de Zanzibar, je m’embarquai ou plutôt l’on m’embarqua pour Aden. Il me fallut quelques mois de repos, de soin et de changement d’air en Europe pour me rétablir des rudes atteintes du paludisme ».


Bien sûr il faut répondre, point par point, ne pas perdre pied. Les libraires écrivent en retour et en une nuit une tribune au Monde, « Rimbaud et les dévots ». D’abord suggérer que, puisqu’on a attesté a posteriori que Lucereau était bien en août à 1880 à Aden, alors on pourrait aussi se rendre compte que Dutrieux y revint également. Mais surtout contester le fait que ce soit Dutrieux. « Un mourant en pleine forme » (sur la photo « replet et en costume de ville ») ; « Dutrieux le premier barbu ? Il aurait fallu qu’il eut changé d’oreille ». Desse parle de « dérapage » des médias, lesquels ont repris ce qu’il estime être un « un faux rebondissement ». On retrouve bientôt une lettre de Dutrieux datée du 16 aout 1880 envoyée de Siout en Egypte, il est donc définitivement out pour la photo. Les données du problème sont claires. Soit c’est bien lui, le barbu endimanché assis comme un pape à droite de la photo, et alors ce n’est pas Rimbaud. Soit ce n’est pas lui, et alors c’est probablement Rimbaud. Le 15 avril 2011, pour le premier anniversaire, les libraires font eux même l’inventaire avant liquidation. « La présence de Rimbaud ne fait pas l’ombre d’un doute, le faisceau de probabilités est si resserré qu’il est quasiment impossible que ce ne soit pas Rimbaud ».


On en est là, on en est presque là. Le débat se déporte lentement sur notre envie de Rimbaud, notre besoin de Rimbaud impossible à rassasier, menace de s’éteindre, le feu ne couve plus, les combattants sont fatigués. Début mars 2013, cela fait trois mois désormais que j’ai pour la première fois poussé la porte des libraires associés, croisé furtivement le regard de Rimbaud, essayé de démêler la pelote ; j’appelle Jacques Desse, lui propose un rendez-vous. Quand je le rencontre finalement, qu’il fume cigarette sur cigarette, nous parlons peu de Rimbaud. Nous parlons des livres, il me montre la magnifique exposition de livres illustrés pour enfants qui décore les murs de la librairie. Il me dit qu’il a aussi trouvé il y a quelques temps une petite photo de Georges Sand qui a fait couler moins d’encre, que c’est son métier. Je lui demande s’il s’est déjà rendu à Aden. Non. Il n’en a pas l’intention. Les jours qui suivent, nous échangeons quelques courriels. Il m’adresse la dernière étude qu’il vient d’achever, et qui porte sur le portrait de celle qu’on a longtemps présentée comme la compagne abyssine de Rimbaud, Mariam. Qu’elle ne serait pas, en fait. A son corps défendant, peut-être, mais aussi parce qu’il est un libraire d’ancien, un passeur, un curieux et un travailleur, Desse, que rien ne prédisposait, est probablement devenu aujourd’hui, et loin des polémiques boursouflées comme des bubons, le premier spécialiste de l’iconographie rimbaldienne. Les amis, qui m’ont vu mener l’enquête : « Alors, c’est Rimbaud ou pas ? ». J’en sais rien.

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