JEU21NOV2024
Rubrique Agenda
Accueil > Articles > Actualité > Enquêtes >

Le syndicalisme et la République

Le syndicalisme et la République

Le syndicalisme et la République
Mis en ligne le vendredi 19 mars 2010.

Publié dans le numéro 02 (27 février 2010)

SFR contre Sud : fin 2009, SFR a attaqué Sud en justice. Motif : le syndicat ne respecterait pas les « valeurs républicaines ».
C’est la première fois que se pose cette question : peut-on souhaiter la fin du capitalisme tout en restant dans le champ de la République ?

Le 2 février 2010, un séisme social a failli frapper la France, sans que grand-monde ne s’en rende compte. Le tribunal de Longjumeau rendait son jugement dans l’affaire opposant l’opérateur téléphonique SFR au syndicat Sud. L’enjeu : la représentativité de Sud au sein d’un « espace client » SFR à Massy-Palaiseau, c’est-à-dire le droit pour Sud d’avoir un délégué syndical. Derrière ce cas apparemment anodin, l’ensemble du syndicalisme français était menacé : Sud, qui défend un socialisme autogestionnaire, et plus largement tous les syndicats remettant en cause le capitalisme, pouvaient être privés du droit de représentativité. Au motif suivant : non-respect des « valeurs républicaines ».

 

Retour en arrière. En juin 2009, le syndicat Sud, obtient [1] 19% des voix au sein de l’établissement SFR de Massy. Le seuil requis par la loi étant de 10% pour pouvoir être représentatif (et donc avoir droit à un délégué syndical), Sud considère qu’il peut désigner des délégués syndicaux. SFR refuse, et porte l’affaire devant les tribunaux. Avec un double argument. Le premier, classique, s’attaque au taux d’audience : sur l’ensemble de la filiale client de SFR, Sud n’a obtenu que 4,9% des voix, en-dessous donc du seuil des 10% nécessaires. Le syndicat ne peut donc pas avoir droit à la représentativité. Antoine Vivant, l’avocat de SFR aurait pu s’en tenir là. Mais il ajoute un second argument : Sud ne respecte pas les « valeurs républicaines », parce qu’il défend la construction d’une société autogestionnaire, donc qu’il nie le droit de propriété, inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme.

Mains 

Jusqu’en 2008, la représentativité des syndicats [2] était déterminée d’après un certain nombre de critères : les effectifs, l’indépendance, les cotisations, l’expérience et l’ancienneté du syndicat, et « l’attitude patriotique pendant l’occupation ». Ce dernier critère, directement issu de la Libération, était depuis de nombreuses années devenu obsolète. Mais aucune loi ne l’avait encore modifié. Le statu-quo bénéficiait aux cinq grands syndicats, qui, depuis un arrêté de 1966, étaient considérés comme représentatifs par défaut : CGT, FO, CFDT, CFTC, CGC.

« Représentativité » veut dire que le syndicat parle au nom des salariés, et peut donc négocier des accords qui s’appliqueront directement, au niveau d’une entreprise, d’une branche, voire pour tous les salariés. Jusqu’en 2008, ces cinq grands syndicats n’avaient pas à prouver qu’ils pouvaient être représentatifs. À l’inverse des autres, dont Sud. Cette disposition était tout autant un frein pour les nouveaux syndicats radicaux, que pour les syndicats créés par les patrons, les « jaunes », contre qui la loi avait d’ailleurs originellement été pensée.

 

C’est donc en 2008 qu’une loi remplace le critère de « l’attitude patriotique » par celui du « respect des valeurs républicaines ». Comment ce changement a-t-il eu lieu ? Quel sens les parlementaires ont-ils mis derrière cette expression ? La question du capitalisme et de la propriété privée était-elle déjà en souche dans le débat ? On va le voir, tout s’est joué à un fil.

 

Le débat n’est pas récent. En 1986 déjà, l’Assemblée nationale se penche sur la question des critères de représentativité syndicale. La droite vient de remporter les législatives. L’élection ayant eu lieu à la proportionnelle, il y a, dans l’Assemblée, 35 députés du Front National. L’un d’entre eux, Pierre Descaves, s’en prend à la « syndicratie » [3] en ces termes : « Pourquoi, quarante ans après [le texte faisant référence à l’attitude patriotique], et compte tenu de la sclérose syndicale, ne pas reconsidérer la question ? Les jeunes syndicats sont souvent plus efficaces que les anciens ! Pourquoi, par exemple, ne pas reconnaître la C.S.L., la confédération des syndicats libres ? » Laquelle C.S.L. n’est qu’un syndicat jaune : en 1968, elle menait des piquets de grève pour « organiser la liberté du travail » [4], c’est-à-dire permettre aux ouvriers d’aller travailler. Le Front national dépose un amendement qui vise à assouplir les critères de représentativité. La majorité RPR-UDF s’y oppose, même si le rapporteur du texte, Etienne Pinte, déclare : « nous pouvons regretter que cette représentativité ne soit pas crédible ». Les critères n’évoluent pas.

 

Au milieu des années 1990, c’est encore l’extrême-droite qui est à l’origine d’un débat sur le syndicalisme : le Front national crée un certain nombre de syndicats, notamment le Front national de la police, et le Front national pénitentiaire. Le premier est reconnu par le ministère de l’Intérieur, mais les autres syndicats policiers portent l’affaire en justice. En avril 1998, la Cour de cassation déclare hors-la-loi ces syndicats créés par le Front national, au motif qu’« un syndicat professionnel ne peut pas être fondé sur une cause ou en vue d’un objet illicite » et qu’il « ne peut poursuivre des objectifs essentiellement politiques ni agir contrairement [...] aux principes de non-discrimination contenus dans la Constitution » [5]. L’offensive du Front national sur le syndicalisme s’arrête là. Mais son ombre planera à nouveau lorsqu’il s’agira de débattre des critères de représentativité syndicale.

 

Le débat revient au Parlement en 2003. C’est cette fois un député communiste, Maxime Gremetz, qui attaque le critère de représentativité par la gauche, proposant de « sortir du statu quo du système de 1966 », pour que les nouveaux syndicats, l’Unsa et le G10 (futur Sud), n’aient plus à prouver devant les tribunaux leur représentativité. Son amendement, dans le cadre de la loi sur la Formation professionnelle et le dialogue social, est voté par les groupes socialiste et communiste. Le gouvernement de droite fait remarquer qu’une « position commune », associant syndicats patronaux (Medef, CGPME, UPA) et de salariés (les cinq syndicats déjà représentatifs), ne s’est pas dégagée sur la représentativité. L’amendement est rejeté.

 

Mais le sujet reste d’actualité. En mai 2006, le conseiller d’État Raphaël Hadas-Lebel remet à Dominique de Villepin, premier ministre, un rapport sur la représentativité syndicale. C’est ce rapport qui, le premier, propose de remplacer l’attitude patriotique par le respect des valeurs républicaines. Il ne s’arrête pas là : il propose que ce critère inclue « le refus de toute discrimination  » mais aussi « le rejet de toute action violente  ». On n’entendra plus jamais parler de ce dernier terme... Comme le dira un sénateur plus tard, « sans doute certaines des origines idéologiques du syndicalisme rendent-elles ce refus trop difficile » [6]. Comprendre : l’action violente est consubstantielle du syndicalisme.

 

En septembre 2007, c’est le Sénat qui se penche sur la question de la représentativité syndicale. Une sénatrice UMP défend un amendement conservant la référence à l’attitude patriotique pendant l’Occupation, non pas tant par principe, que parce que le gouvernement s’est engagé à instaurer « un dialogue social quand il s’agirait de revoir les critères » [7]... Xavier Bertrand, ministre du travail, ainsi que les groupes socialiste et communiste sont favorables au maintien de la référence, en attendant mieux. Lapidaire, Xavier Bertrand déclare : « Il est vrai que le critère patriotique nous semble quelque peu tombé en désuétude. Cependant, par quel autre critère pourrions-nous le remplacer ? Certains avaient évoqué l’attitude républicaine ; ce n’est pas tout à fait la même chose. »

 

Parallèlement, à la demande du gouvernement, les syndicats patronaux et de salariés se penchent enfin sur la question de la représentativité. Et aboutissent à ce qu’on appelle une « position commune », le 9 avril 2008. Qui remplace la notion d’attitude patriotique par celle du « respect des valeurs républicaines ». Et qui définit ainsi les valeurs républicaines : « le respect de la liberté d’opinion, politique, philosophique ou religieuse ainsi que le refus de toute discrimination, de tout intégrisme et de toute intolérance ». On le voit : nulle mention du respect du droit de propriété dans cette définition.

 

En juin 2008, un projet de loi [8] intègre enfin le critère des valeurs républicaines. Mais sans le définir. Ce qui inquiète le député communiste Roland Muzeau, qui pose la question lors de l’étude du texte en Commission : « quelle est la véritable portée du critère du « respect des valeurs républicaines » ? Une organisation syndicale qui décide d’occuper votre bureau, ou encore des faucheurs, entrent-ils dans ce cadre ? » [9] Le ministre du Travail, Xavier Bertrand, lui répond, là encore lapidaire : « le critère du respect des valeurs républicaines signifie qu’un syndicat ne doit pas se situer, par ses écrits ou ses prises de position publiques, en marge de la République et des principes démocratiques. La marge d’interprétation est grande et il en faudra beaucoup pour que ce critère soit considéré comme transgressé. » Phrase importante, qui va à rebours de la future position de SFR.

 

En séance publique [10], la députée verte Martine Billard [11] propose un amendement pour que le texte définisse précisément les valeurs républicaines, avec l’argument suivant : « c’est au Parlement de les préciser et donc de les inscrire dans la loi, pour éviter une définition des valeurs républicaines mouvante d’une instance à une autre » Elle préconise le recours à la définition issue de la « position commune ». Réponse du rapporteur UMP : « votre formulation [...] me paraît trop restrictive pour pouvoir être inscrite dans la loi ». Et il a cette phrase qui ne provoque alors aucune réaction : le respect des valeurs républicaines inclut d’autres éléments qui ne figurent pas dans le texte issu de la position commune, « par exemple, la résistance à l’oppression, le respect de la propriété privée, tout ce qui est lié à l’ordre public ». L’amendement de la députée verte est rejeté : aucune définition n’est ajoutée dans le corps de la loi.

 

Le texte part au Sénat. Où le groupe communiste propose à nouveau de définir les valeurs républicaines, en se référant à nouveau à la définition de la « position commune ». Guy Fischer, sénateur communiste, utilise un contre-exemple : « Chacun comprendra ici qu’il s’agit d’éviter que ne se reproduise ce à quoi nous avons assisté dans les années quatre-vingt-dix, avec la création de deux syndicats FN » [12]. L’argument ne tient pas, selon la droite, puisque la Cour de cassation a pu, en 1998, interdire ces syndicats du Front national sans recourir à ces valeurs. Pour Guy Fischer, définir les valeurs républicaines n’est pas « une simple précision ; c’est véritablement une affirmation claire de ce que doit s’interdire une organisation syndicale, une déclaration de principe riche qu’il nous faut introduire. » Le rapporteur du texte est contre : « si l’on voulait vraiment être exhaustif, on pourrait ajouter d’autres mentions ». Mais à la question « Lesquelles ? », il ne répond pas... Et c’est un socialiste, Jean Desessard, qui, défendant le même amendement, soulève le point crucial, sans pourtant sembler trop y croire : « la simple inscription du «respect des valeurs républicaines» sans autre précision, pourrait tout aussi bien renvoyer au respect de la propriété privée ». Ce qui l’inquiète surtout, ce sont les activités à la limite de la légalité telles que peuvent les pratiquer les syndicats : « S’il s’agit d’interdire à un syndicat d’accéder à la représentativité syndicale en raison de débordements lors d’actions de grève, c’est abusif ! Nous attirons donc votre attention sur le fait qu’un carreau cassé au cours d’une grève ne doit pas constituer un motif pour refuser la représentativité à un syndicat. » Jean-Luc Mélanchon (Parti de gauche) surenchérit : « La tolérance fait partie des valeurs républicaines, puisque la République n’interdit pas de se déclarer royaliste. Cet exemple, presque caricatural, permet, me semble-t-il, de mieux saisir la difficulté. En général, je recommande de se référer aux principes républicains, qui, eux, peuvent être précisément décrits par des textes, plutôt qu’aux valeurs républicaines, qui sont beaucoup moins précises et renvoient à une dimension plus métaphysique. »

 

Surprise : Nicolas About, le président centriste de la commission des Affaires sociales, accepte l’amendement qui reprend la définition de la « position commune », en déclarant néanmoins : « Cette précision servira peut-être dans un premier temps à encadrer la jurisprudence, mais il faudra un jour supprimer tout cela, car c’est totalement inutile. » L’amendement est voté. Le Sénat a produit un texte qui précise ce que sont les valeurs républicaines, et qui, a contrario, empêche d’utiliser l’argument du refus du capitalisme comme un non respect de ces valeurs républicaines. C’est donc moins l’opposition entre droite et gauche mais plutôt celle entre Assemblée et Sénat qui s’est manifestée sur ce thème...

 

L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais le projet de loi arrive en Commission mixte paritaire, qui regroupe députés et sénateurs, pour arriver à la loi finale. Nouvelle surprise : le détail des valeurs républicaines disparaît à nouveau. Jean-Frédéric Poisson, le rapporteur UMP à l’Assemblée, explique pourquoi : « l’inventaire de ces valeurs tel qu’il figurait dans l’amendement, et donc dans le texte de la position commune, était trop restrictif par rapport à ce qu’il est convenu d’entendre par l’expression « valeurs républicaines », dont l’acception est beaucoup plus large que ce qui nous était proposé » [13]. Martine Billard tente d’argumenter, mais la partie est perdue. La loi sur la « rénovation de la démocratie sociale » est votée ainsi, puis promulguée le 20 août 2008 : le législateur a laissé ouverte la porte dans laquelle SFR va, un an plus tard, s’engouffrer.

 

30 novembre 2009. Procès intenté par SFR contre Sud. L’Humanité est le seul journal à y assister : maître Antoine Vivant, l’avocat de SFR, se félicite du fait que « c’est la première fois, à ma connaissance, que la justice va être amenée à donner un contenu à ce que sont les valeurs républicaines ». Maître Vivant n’a souhaité répondre à aucun média, Le Tigre y compris. Il nous a en revanche été possible de lire ses « conclusions », transmises au président du tribunal de Longjumeau avant l’audience. Un document de vingt-sept pages [14], sans compter les annexes, en deux parties : d’une part, la démonstration que Sud n’a pas atteint, au niveau global, le seuil des 10% donnant droit à un délégué syndical. D’autre part, et sur onze pages, la démonstration du « non-respect du critère des valeurs républicaines ». C’est cette seconde partie qui nous intéresse ici.

 

Après avoir admis que SFR ne contestait pas la « licéité » de Sud, c’est-à-dire que le syndicat n’était pas illégal, maître Vivant s’applique à démontrer en quoi il ne peut pas être représentatif. L’avocat rappelle les objectifs de la loi de 2008, et la mention du respect des valeurs républicaines. Avant d’affirmer que le rapporteur UMP, lors des débats au Parlement, avait cité le « respect de la propriété privée » comme faisant partie des valeurs républicaines. Sauf que... Maître Vivant écrit « les auteurs du rapport ont précisé », comme s’il s’agissait d’une affirmation volontaire, alors que, on l’a vu, il s’agissait d’une simple réponse du rapporteur durant la discussion. Le mémoire s’attaque ensuite à la notion de socialisme autogestionnaire. Il cite l’Encyclopédie Universalis pour définir l’autogestion : « gestion par soi-même » (merci Universalis...). Puis il évoque les statuts de Sud PTT qui précisent : « L’union fédérale constituée par les présents statuts est la poursuite, sous une forme spécifique, de l’objectif de construction d’un syndicalisme de transformation sociale dans la perspective du socialisme autogestionnaire. »

 

Arrive le cœur de la démonstration de l’avocat de SFR : le socialisme autogestionnaire est en « contradiction » avec les valeurs républicaines. « L’autogestion socialiste a pour conséquence (ou pour objet ?) la disparition de l’employeur / chef d’entreprise. » C’est donc « la négation du pouvoir du chef d’entreprise ». Me Vivant oublie ce faisant que dans le système capitaliste, il existe, de façon tout à fait légale, des Scop (Sociétés coopératives de production). Entreprises qui sont « autogérées » (dans le sens où au moins la moitié du capital appartient aux salariés, sur le principe un homme égale une voix), et où le gérant est nommé par l’assemblée générale composée des actionnaires, donc des salariés, qui peuvent donc le révoquer. Pour l’avocat, qui dit autogestion dit « structure dépouillée de tout système de hiérarchie et de toute notion de propriété ». Ce qu’il justifie en citant Georges Lasserre, historien de l’autogestion, et l’économiste Thomas Coutrot, actuel co-président d’Attac : dans une économie autogérée, « personne ne peut acheter, vendre, ou posséder une entreprise. » Me Vivant rappelle alors l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » Et l’avocat d’évoquer la décision du Conseil constitutionnel qui, en 1982, avait censuré les premières lois de nationalisation en vertu du respect du droit de la propriété, considérant que l’indemnisation proposée par l’État n’était pas suffisante.

 

Survient la conclusion : il résulte « de cette démonstration que Sud SFR ne respecte pas les valeurs républicaines. » Fin novembre 2009, juste avant le jugement, l’affaire fait un certain bruit dans les médias, puisque, comme le déclare alors l’avocat de Sud : « c’est la première fois que, de manière si évidente, la politique rentre dans un prétoire  : la société SFR a décidé qu’il résulte de la nature même des options philosophiques d’un syndicat, son interdiction d’entrer dans l’entreprise » [15]. L’affaire est d’autant plus explosive que les principaux syndicats de salariés sont tout autant non républicains, si l’on suit la démonstration de SFR (cf. encadré). De façon étonnante, aucun des cinq syndicats historiques n’apporte son soutien à Sud, à la différence de la Ligue des droits de l’homme, qui publie un communiqué de soutien. Le 1er décembre, le tribunal met sa décision en délibéré.

 

Évidemment, si Sud avait été décrété non-républicain, vous en auriez entendu parler. Pourtant, le 2 février 2010, le Tribunal de Longjumeau a bel et bien donné raison à SFR, mais uniquement sur le critère de l’audience. Sud perd donc le droit d’avoir un délégué syndical. Le syndicat a fait appel, mais uniquement sur le critère de l’audience, puisque le tribunal n’a pas statué sur les valeurs. Façon pour le pouvoir judiciaire de ne pas prendre de risque, et d’éviter que le débat n’ait lieu. On ne sait toujours pas si en France, au XXIe siècle, on peut souhaiter l’avènement d’une société non capitaliste tout en respectant les valeurs républicaines... Autrement dit : s’il existe un espace entre capitalisme et insurrection.

 

 

Entretien avec Nicolas Poirier, philosophe, auteur de Castoriadis. L’imaginaire radical, Puf, 2004.

 

Vous avez lu le mémoire de l’avocat de SFR. Qu’en retenez-vous ?

N.P. — Il y a une volonté actuelle de lutter contre les mouvements contestataires, notamment en ce qui concerne la défense des salariés. Sud est un syndicat qui s’inscrit dans un processus de transformation radicale, et les classes dirigeantes ne souhaitent pas que ce type de syndicat s’institutionnalise par le biais de la représentativité. Il est plus facile de co-gérer le système avec un syndicat « responsable » comme la CGT, qui a des bases militantes parfois virulentes (mais sans l’aval du sommet), qu’avec Sud qui a un discours en cohérence avec les pratiques de ses adhérents.

D’un point de vue juridique, le mémoire tient-il ?

N.P. — Il faut poser la question ainsi : la contestation d’un édifice juridique et social est-elle une possibilité inscrite de droit dans la loi elle-même, ou est-ce un acte hors la loi, qui ne peut valoir que de fait (si un mouvement social assez puissant arrive à changer le fondement même de la loi) ? Autrement dit : le fait de remettre en question certaines valeurs républicaines (en l’occurrence, le droit de propriété) fait-il automatiquement sortir du champ des valeurs républicaines ? Et si c’est un acte hors-la-loi, de quelle légitimité peut-il se prévaloir pour que la légalité en vigueur puisse apparaître au fond comme injuste et pour que l’on se décide à transformer dans un sens autogestionnaire la société ? Il faut également réfléchir sur la primauté d’une norme par rapport à une autre : si remettre en cause une valeur aussi essentielle pour le capitalisme que le droit de propriété est en contradiction avec les valeurs républicaines, qu’en est-il alors du droit d’expression et de libre communication des idées, qui est également un des droits inclus dans le socle constitutionnel ?

Remettre en question certains points des valeurs républicaines actuelles est-il anti-républicain ? Au Sénat, Jean-Luc Mélanchon rappelait que « la République n’interdit pas de se déclarer royaliste ».

N.P. — Une société auto-gérée devrait permettre à des opposants, par exemple favorables au libéralisme, d’exprimer des positions hostiles à l’auto-gestion. De la même manière, le capitalisme libéral doit permettre à des opposants auto-gestionnaires d’exprimer légalement leur positions, de les défendre dans le cadre de groupements politiques et syndicaux.

 

 

Encadré : et les autres syndicats ?

Si l’avocat de SFR avait été suivi par le juge, et que Sud avait été déclaré par le Tribunal non représentatif pour non-respect des valeurs républicaines, la jurisprudence aurait pu s’étendre aux autres syndicats.

- Statuts de la CGT, révisés en 1995 : la CGT « agit pour une société démocratique, libérée de l’exploitation capitaliste », et elle « combat l’exploitation capitaliste et toutes les formes d’exploitation du salariat ». Certes le ton est plus mesuré que Sud, mais la CGT se dit « fidèle à ses origines, à la charte d’Amiens de 1906 », laquelle charte d’Amiens affirme que la CGT groupe « tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ».

- Statuts de FO, révisés en 2000 : le syndicat regroupe les « salariés conscients de la lutte à mener contre toutes les formes d’exploitation, privées ou d’Etat, pour la disparition du salariat et du patronat et désireux de défendre leurs intérêts moraux et matériels, économiques et professionnels. »

- Statuts de la CFDT, révisés en 2002 : « les structures et les institutions de la société doivent [...] réaliser une répartition et un contrôle démocratique du pouvoir économique et politique. [...] De ce fait, la confédération conteste toute situation, toute structure ou régime qui méconnaissent ces exigences. Elle combat donc toutes les formes de capitalisme et de totalitarisme. »

On comprend donc que le tribunal de Longjumeau ait préféré ne pas se prononcer sur la question des valeurs républicaines. Si la CGT, FO et la CFDT perdaient également leur représentativité, il n’y aurait tout simplement plus de négociations syndicales possibles...

 

Post-scriptum.

Plusieurs lecteurs ont écrit au Tigre suite à cet article.

Stéphane (encarté CGT, « qui regrette que son syndicat n’ait pas apporté son soutien à Sud »), signale une erreur : le « G10 » n’est pas le futur Sud, mais la préfiguration de l’Unison syndicale Solidaires.

Une avocate, Ivoa A., précise : « Un peu rompue à la pratique de voir le juge trancher un nombre incalculable de roblématiques que le législateur a pris le soin de lui laisser comme petits cadeaux [...] il n’est sans doute pas si mal que le juge ne tranche pas sur le fond du litige.[...] Avec tout le respect que je dois aux juges du TGI de Longjumeau, rien ne me ferait plus peur que ces derniers tranchent cette question. Ils n’en ont ni le temps, ni — malheureusement peut-être — les moyens. »

Une autre avocate, Charlotte M., m’envoie la copie d’une décision du tribunal de Boissy-Saint-Léger, le 11 février 2010, dans une affaire similaire : une branche de la CNT, mouvement anarcho-syndicaliste, voyait sa représentativité contestée pour non-respect des valeurs républicaines. Le tribunal a donné raison au syndicat, considérant que « le fait pour un syndicat d’avoir pour objet de former et d’organiser les travailleurs pour l’abolition de l’État, de s’interroger sur sa participation aux élections professionnelles au sein des entreprises ou de préconiser “l’action directe”, c’est-à-dire une “forme de lutte décidée, mise en oeuvre et gérée directement par les personnes concernées” n’est [...] nullement contraire aux valeurs de la République, mais participe d’une action revendicative propre à l’action syndicale ». Le tribunal s’est notamment référé à la « position commune » des organisations syndicales et patronales de 2008 et à la Charte d’Amiens de 1906, « qui reste la référence théorique du syndicalisme en France ». L’entreprise concernée s’est pourvue en Cassation, en affirmant que « dans un contexte où les syndicats hésitent de moins en moins à encourager les salariés à se lancer dans des actions de plus en plus violentes, le recours à la violence n’est pas un mode de revendication acceptable dans une société démocratique ». Ce que la CNT interprète (communiqué du 18 mars 2010) comme une demande à la Cour de Cassation « d’adresser à l’ensemble des salariés en butte à la violence patronale du licenciement boursier et des profits spéculatifs un ordre simple : SILENCE DANS LES RANGS ! »

NOTES

[1] Source : communiqué de Sud, 2 février 2010

[2] Article L2121-1 du Code du travail.

[3] Séance du 6 juin 1986.

[4] http://www.ihs.cgt.fr/IMG/pdf/syndicats_libres.pdf

[5] Cité par L'Humanité, 11 avril 1998.

[6] Rapport du sénateur Alain Gournac, 15 juillet 2008.

[7] Sénat, séance du 26 septembre 2007.

[8] Sur la démocratie sociale et le temps de travail.

[9] Commission des Affaires culturelles, familiales et sociales, 18 juin 2008.

[10] Séance du 2 juillet 2008

[11] Elle est passé au Parti de Gauche en 2009.

[12] Séance du 17 juillet 2008

[13] Séance du 23 juillet 2008

[14] Mémoire disponible en ligne sur le site du Tigre  : www.le-tigre.net/IMG/pdf/SFR_contre_Sud.pdf.

[15] Cité par L'Humanité, 1er décembre 2009.

Accueil | Plan | Contacts | RSS | Mailing-list | Ce site