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Bougez

Bougez

Bougez
Mis en ligne le mercredi 29 février 2012.

Publié dans le numéro 002 (Février 2011)

D’après Roubaud d’après Queneau :
Le Paris où vous flânâtes
N’est pas celui où nous marchons
Et nous avançons sans hâte
Vers celui où nous bougerons.

 

La ville qui a inventé la flânerie aurait perdu ses promenades. Heureusement, l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) les a retrouvées et se charge, dans le cadre de sa campagne « Bouger au quotidien », de nous montrer le chemin. On croyait savoir depuis Antonio Machado que pour le « marcheur, il n’y a pas de chemin, / le chemin se fait en marchant. » Mais non, le marcheur est mort, et ses sillages avec lui. Après avoir, par voie d’affichage, éveillé au fond des corps immobiles le picotement d’un désir de mouvement, il faut donc les pousser d’une chiquenaude dans un circuit complexe et rouillé, les guider dans le dédale d’une ville dont il faut croire que les plans ont brûlé. D’où l’apposition, il y a quelques semaines, dans tout Paris - comme dans huit autres villes -, de panneaux indicateurs censés inciter le passant à devenir piéton. Vous êtes en haut de la rue de Dunkerque, sachez qu’à pied, vous ne mettriez que dix minutes à rejoindre la place Clichy, trente, si c’est au Louvre que vous allez : convenez-en donc, « Bouger, c’est facile ». Facile et ingénieux, puisque, d’une pierre deux coups, en bougeant, vous avancez, en marchant, vous bougez.

Temps de trajet rabotés, directions insensées que des passants attentifs ont déjà entrepris de corriger : la signalétique de l’INPES est jeune, difficile à prendre au sérieux, timide comme les restes vite fanés d’un jeu de piste du dimanche qu’on n’a pas eu le cœur ou le temps de décrocher. On aurait du mal à lui en vouloir si ses panneaux ne se déployaient pas, en marge des avenues et boulevards, de ces zones touristiques dont on accepte qu’elles ne nous appartiennent pas, dans des rues plus intimes, sur la devanture du commerce d’à côté et du café du coin, s’ils ne se nichaient pas dans cette proximité où les trajets sont davantage le fruit des individus que des politiques urbaines, là où chacun est encore un peu chez lui.

Certes, le règne de l’efficacité sur le quotidien n’est pas nouveau, il signe même la naissance de la grande ville, avec son cortège d’horloges et d’omnibus, ses lignes droites et passages obligés, ses foules au pas cadencé. À l’horreur du temps perdu, l’étranger de l’intérieur qu’est le flâneur opposait tranquillement son oisiveté indécise. Il a si vite été mis sous cloche que le mot peut sembler naïf, un brin poseur ou bêtement suranné, on peut lui préférer le simple « promeneur », le rude « marcheur », l’honnête « piéton ». Mais il y a dans la flânerie un je ne sais quoi qui résiste et qu’on cherche depuis longtemps à annexer aux provinces de l’utilité. Tout comme l’INPES vante aujourd’hui les vertus de la promenade en la vidant de son sens, on aurait voulu que le flâneur soit au moins un observateur des mœurs, un fin connaisseur des métiers, des classes, des sexes. Pour tromper l’ennemi, il a pris les habits du journaliste, qui alternativement court et traîne, du détective, qui ne rôde que parce qu’il enquête, du chiffonnier, bien obligé de fouiller, ou encore de l’homme-sandwich, qui a l’insigne privilège de ne pas avoir à bouger.

Mais le flâneur flâne. Et « Pour lui, écrit Walter Benjamin, chaque rue est en pente, et mène [...] dans un passé qui peut être d’autant plus envoûtant qu’il n’est pas son propre passé, son passé privé. [...] Ses pas éveillent un écho étonnant dans l’asphalte sur lequel il marche. » Il peut s’enivrer du nom d’une rue, de l’épaisseur que donne ce qu’il a lu à ce qu’il perçoit. Sa marche est un « colportage de l’espace » qui dédouble le trottoir, fait advenir les lointains qui rendent le présent plus présent. Le flâneur erre sans être jamais perdu, car son errance est nourrie de la passion des plans, ceux qu’il étudie, ceux qu’il échafaude. Il est de ceux qui ponctuent la ville autrement, qui redessinent ses centres et ses périphéries, qui lui impriment des parcours, des pentes, des points de chute qu’elle ne se connaissait pas. Dans La poétique de la ville, Pierre Sansot avertissait : « La ville se compose et se recompose, à chaque instant, par les pas de ses habitants. Quand ils cessent de la marteler, elle cesse de battre pour devenir machine à dormir, à travailler, à obtenir des profits ou à user son existence. » On pourrait ajouter : on les force alors à marcher, et elle devient machine à bouger.

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