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Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 007 (juillet-août 2011)
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« - La nation s’est donc remise en plein courant de civilisation, tandis que je sommeillais ? Le progrès extravase donc ? [...]
- Si vous voulez bien le permettre, Paris est réellement civilisé, voilà tout. »
Louis Desnoyers, Un songe-creux de Robert-Robert en 1832 : Paris civilisé.
La furie des « axes rouges » qui marquaient Paris au fer est derrière nous. L’instrument de la pacification est un « concept », tout théorique quand il fut dévoilé en 2001, bien réel aujourd’hui qu’il a présidé au remodèlement de plusieurs artères labellisées. On n’en connaît pas la couleur, mais bien le nom, celui d’« espace civilisé ». Nom étonnant de la part d’une mairie de gauche qui, à l’orée du XXIe siècle, ne saurait s’expliquer par l’élan épique de l’esprit de la frontière, ou le souffle visionnaire de l’utopie.
Alors, quels sauvages s’agit-il d’éduquer ? De quelle barbarie s’indigne-t-on ?
L’ennemi est en un sens facile à désigner et à localiser : c’est un boulevard, une avenue, qui à lui seul résume l’enfer. Les promoteurs des espaces civilisés décrivent des zones de conflits, minérales et iniques, que seule règle la loi du plus fort, et où s’aventurent craintivement des piétons assaillis par le bruit, les gaz et l’« incohérence paysagère ». Le tableau rejoint, en moins plaisant, la description que faisait Delphine de Girardin en 1837 de la « mort du passant » écrasé par le chaos de la rue parisienne : « Chez nous la course est une lutte, le chemin lui-même est un champ de bataille ; marcher, c’est combattre. Mille obstacles vous environnent, mille pièges vous sont tendus ; les gens qui viennent là sont vos ennemis ; chaque pas que vous faites est une victoire remportée ».
La civilisation de l’espace viendrait donc adoucir les mœurs, protéger les faibles, réduire et discipliner une paradoxale incivilité urbaine, et re-civiliser, par la loi et les plantes. Car la menace est écologique, esthétique, psychologique, morale, mais aussi politique : une telle violence, qui réduit la rencontre au choc, désagrègerait le lien social sans lequel la citoyenneté périclite.
Si Victor Hugo voyait dans Paris « le point vélique de la civilisation », c’est qu’elle était à ses yeux la seule ville qui fît « à la multitude la révélation d’elle-même. Cette multitude [...] qui n’est pas autre chose que la matière première de la nation, à Paris, elle se sent Peuple. » Livré à lui-même, Paris aurait perdu son pouvoir « condensateur », qui de la nébuleuse faisait une étoile.
La notion d’espace civilisé est donc, comme celle d’« espace public », à double détente : littérale et urbaine, métaphorique et politique. Il ne s’agit pas, modestement, d’élargir des trottoirs ou d’organiser les circulations, mais bien, en « changeant l’ambiance », d’influer sur les désirs et les pratiques, de fabriquer de la promenade et de la convivialité, tout en poursuivant une politique de prestige dans la plus vieille tradition de l’« embellissement » de Paris.
C’est pourquoi les références urbaines convoquées sont si contradictoires : d’un côté, le fourmillement de la rue médiévale, l’éloge du local et de l’animation de quartier ; de l’autre, le talisman de l’harmonie haussmannienne, dont la proportion retrouvée (2/5es de trottoirs, 3/5es de chaussée) est devenue nombre d’or d’une « parisianité » édénique. Mais, justement, une avenue n’est pas une rue de quartier ; un boulevard ceint, il ne relie pas. Le touriste n’est pas le riverain. Et l’alchimie du Madeleine-Bastille se laisse difficilement emprisonner dans une recette applicable sur l’avenue Jean-Jaurès.
L’espace n’est pas un flambeau que l’on partage avec l’autre sans rien y perdre. À moins qu’il soit tout à fait banalisé - mais alors quelle main invisible y officierait ? -, partager l’espace signifie le découper. Les espaces civilisés créent ainsi un paysage « laniéré » en pistes, bandes, sites et autres couloirs juxtaposés, dont les intersections s’avèrent aussi épineuses que difficiles à déchiffrer. Peut-être trop désireux de réunir, ils n’ont d’autre solution que de séparer.
Mais la forme de la ville n’est pas si fragile : on n’enterre pas le souvenir du mur des Fermiers généraux sous quelques jardinières et une piste cyclable, la petite zone, la zone de l’intérieur, grise et vague, persiste et signe sur le terre-plein du boulevard de Clichy. Les marchandises des bazars « à la façon des perroquets criaillent » (Apollinaire) et volettent sur les trottoirs du boulevard Barbès, repoussant la foule sur une chaussée où elle continue de se sentir comme chez elle. On n’a pas cessé de se disputer sur le boulevard Magenta et l’avenue Jean-Jaurès. La gare du Nord, porte et palais à la majesté comme jamais soulignée, n’abrite toujours ni rois, ni reines.