Dans l’arrière-boutique des ship managers
Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 017 (Mai 2012)
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NdE ― Le métier de ship manager faisant grand usage de termes anglais, on a préféré l’orthographe « container » à celle de « conteneur ». Précisons que le français n’est pas la langue maternelle de Carlito. Les prénoms ont été modifiés.
Yves― On ne sort pas de l’école pour faire ship manager ou ship planner... Il n’y a pas d’école, justement. À l’école, personne ne dira : tiens, si j’étais ship planner !
― Alors comment en êtes-vous arrivés à faire ce métier ?
Yves― Moi j’étais navigant, et en tant que navigant j’étais amené à faire les plans de chargement. Ship planner c’est le débouché classique, je dirais, à terre. Disons que c’est une des sorties, pour les navigants. Après, tout le monde peut faire ship planner, hein !
Alice― La preuve ! (rires) Moi j’ai un parcours un peu atypique, parce que ce n’est pas du tout ma formation de départ... J’ai un diplôme en traduction. J’ai atterri là parce que je cherchais du travail ; j’ai commencé en intérim, comme assistante. Donc j’ai complètement découvert ce milieu que je ne connaissais pas. Et puis mes chefs m’ont proposé ce travail de ship planner. C’était un métier qui me paraissait insurmontable, complètement technique, incroyable... Et puis je me suis dit : bon, pourquoi pas. Donc je me suis formée sur le tas, avec les collègues, en interne. Et depuis, je suis toujours planner, ça va faire cinq ans maintenant. Et ça se passe bien.
― Et ça t’a fait quelle impression d’arriver dans ce milieu ?
Alice― Je découvrais tout ! Déjà dans le vocabulaire, très technique. On parlait de trucs, je me disais : mais c’est pas possible, pourtant je comprends bien l’anglais... Mais moi je connaissais l’anglais littéraire, le bon anglais, et là on parle un peu chinois, au final ! Donc il faut vite se mettre dans le bain et ce n’est pas évident, au début. En plus c’est un milieu assez masculin... faut se faire à tout ça. Mais une fois qu’on a la recette, ça va tout seul !
― Et toi, Carlito ?
Carlito― Moi je ressemble à Yves, j’étais navigant aussi. J’ai fait l’Académie navale, j’ai passé ma vie dans la mer. J’aime tout ce qui est bateaux. Alors que ce soit ship planning, management, tout ce qui a une relation avec un bateau, pour moi c’est quelque chose de beau. C’est ma profession. Après, entre les porte-containers, les vraquiers, les general cargos, c’est tout à fait différent... Là-bas on est plus dans les contrats, dans le management, ici on est plus technique, on est plus dans le casse-tête sur des boîtes. En fait on devient, à un certain moment, une tête de boîtes...
Yves― Un joueur de Tetris !
Carlito― C’est ça ce qu’ils disent, qu’on est des joueurs de Tetris... Et comme maintenant les bateaux sont plus grands, ça devient plus difficile. Pourquoi ? Parce qu’il y a plus de travail, que les commandants avec lesquels on travaille sont plus stricts, parce que c’est plus de responsabilité qu’un petit navire. Moi j’ai été navigant, je sais comment gérer l’équipage, j’ai été à leur place, je sais comment ils pensent... Et puis il y a le stress commercial qui nous affecte, en tant opérationnels. Ici, il y a un grand conflit entre commercial et opérationnel. Parce que les commerciaux sont... commerciaux. Vous, vous êtes journaliste, vous ne savez rien du bateau, alors si vous me dites : pourquoi vous ne chargez pas ce bateau comme ça ?
― Hhhmm...
Carlito― C’est ça, le conflit. Eux, ils ne savent pas pourquoi. Mais nous, on sait ! C’est ça la différence. Opérationnels, on est le centre...
Yves― Moi je ne dirais pas le centre, je dirais le dernier maillon de la chaîne. Le problème, c’est que toutes les bêtises qui s’accumulent, s’accumulent sur le ship manager...
Carlito― Oui, parce qu’on coordonne tous les départements.
― Mais pourquoi n’êtes pas le premier maillon ?
Yves― Parce qu’après nous, le bateau s’en va ! On parle des commerciaux... Or un bon commercial, il va charger un bateau à 150%. Bon. On va lui dire : 150%, jamais ça va rentrer dans le bateau. Lui, il s’en fout, parce qu’il sait très bien que sur 150% de demandés, qu’on va lui promettre, à terme, sur le quai, il y en aura que 80%. Mais il va nous donner une liste de 150% !
― Mais vous aussi vous savez que ce sera 80%...
Yves― Oui, mais on ne sait pas lesquels ! Et le commercial, il s’en fiche, de ça.
― Quand vous dites « lesquels »...
Alice― C’est en terme de destination. On charge par ports de décharge : A, B, C. On ne peut pas charger une boîte B en dessous d’une C ! Sinon il va falloir sortir la C pour décharger la B. Donc il faut savoir à l’avance.
Yves― Oui, il faut que tout ce qui est sur le quai, on sache qu’on pourra le charger, dans l’ordre, en optimisant au maximum.
― Du coup les délais sont extrêmement courts ?
Yves― (montrant Carlito) Y’a qu’à lui demander, ça fait toute la journée qu’il attend une liste !
― Pour un bateau qui part quand ?
Carlito― Minuit.
― Là ?! Minuit aujourd’hui ? (Il est dix-neuf heures)
Carlito― Oui. Et qui arrive demain soir. Et moi je ne l’ai pas chargé, le navire. Mais je suis tranquille. Ils ne veulent pas prendre les instructions ? Je m’énerve un peu, par Internet, je vous fais voir comment j’envoie le message... « Si vous coupez pas avant dix heures c’est moi qui vais couper et charger le navire... vous aimez ou pas ? » Et tous ils vont me dire : aaaaahh !
― « Couper »...
Alice― Supprimer les boîtes !
Yves― Supprimer arbitrairement.
Carlito― Je sélectionne arbitrairement par destination finale, j’enlève le tonnage, le poids que je veux couper, je ferme mon téléphone, et je m’en fous après ! Qu’ils se démerdent !
― Ça arrive, ça ?
Alice― Ah c’est très courant, oui !
Carlito― Oui, moi je l’ai fait, plusieurs fois. Parce que nous, on travaille trop avec du time limit et c’est ça, le stress... Un ship manager, il doit aimer être torturé !
Alice― Il faut surtout, en fait, savoir gérer son stress... Un ancien de la marine nationale, ça faisait à peine une semaine qu’il était là, il était en arrêt maladie... « Ah j’ai trop mal aux yeux, toutes ces couleurs, ces petites cases, ce stress ! » Et il est parti.
Carlito― À deux heures du mat’, quelqu’un t’appelle. Par exemple les Chinois, qui, je crois, n’ont pas la capacité de comprendre qu’il y a une différence de temps ; le décalage horaire ça n’existe pas chez eux ! (rires)
Yves― Les Chinois, ils travaillent pas pareil... Le Chinois qui est de service, il est de service pour un bateau. Ce qui fait que si le bateau reste vingt-quatre heures, il sera de service vingt-quatre-heures... Le bateau reste quarante-huit heures, il sera là quarante-huit heures... Ils ne travaillent pas de la même manière.
― Mais... à Fos aussi...
Yves― Attends, à Fos, s’il y a trois gouttes qui tombent, ils s’arrêtent !
Alice― Ou un coup de vent, pffft ! Ils arrêtent les opérations. (rires)
Yves― Souvent, ils vont faire le plan à la dernière minute. Et puis au dernier moment : ah non finalement, la liste était fausse. Donc tout ce qu’on a fait ― on a travaillé pendant trois heures -, on l’a fait pour rien. Tout à la poubelle, et on recommence.
― Vous déchargez tout, et...
Yves― Ah non non non... À la poubelle de l’ordinateur ! C’est virtuel. Mais c’est du temps perdu.
Carlito― On brûle du temps pour rien...
― Mais donc dès qu’il y a un chargement de bateau, vous êtes bloqués...
Alice― Ah oui, on est d’astreinte sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Bien sûr ! Notre téléphone, on n’a pas le droit de l’éteindre !
Yves― Moi j’ai pu être appelé à deux heures du matin, parce que le second capitaine, il n’était pas d’accord... Et ça s’est terminé je lui ai dit : « Vous n’êtes pas d’accord ? Je conçois. C’est vous qui partez avec le bateau, alors vous chargez. » Et puis finalement le bateau a chargé avec mon plan... Mais c’est parce qu’il avait peur...
― Mais quels sont les enjeux d’un choix de chargement ? Il avait peur de quoi ?
Yves― Que le bateau coule ! La stabilité, tout ça... Mais il se trompait ! Alors je lui expliquais pourquoi il se trompait.
― Vous pouvez détailler ?
Yves― Mais ça va être très technique...
Alice― Ce qu’il faut savoir, c’est que nous, on envoie notre plan de chargement au terminal, mais qu’on l’envoie également au bord, au navire... Et que c’est le second [capitaine] qui vérifie le plan et qui émet une opinion... Parce que c’est lui qui au final va partir avec le bateau. Et il doit être d’accord avec les conditions de chargement. Donc c’est lui qui peut dire « merci de faire telle modification », etc. Donc à partir du moment où le bord n’est pas d’accord, il peut nous appeler et dire : je ne pars pas dans ces conditions-là. Et à nous de faire les modifications, ou à lui, si on estime que lui peut... Pour que le bateau parte dans des conditions de sécurité optimales...
― Mais c’est des histoires de poids ? Concrètement, on enlève des caisses ?
Yves― (qui a tiqué au mot « caisse ») Des containers, ou des boîtes.
― Quand vous disiez « stabilité »...
Yves― La stabilité du navire, oui. Il estimait que la stabilité n’était pas bonne. Il se trompait, parce que soit il ballastait, et il gardait la surface libre, ce qui diminue la stabilité... ça n’avait pas lieu d’être. Il faut quand même savoir que si on envoie un plan de chargement à un bateau, on a calculé la stabilité avant. On ne va pas s’amuser à envoyer un plan en ayant vu que le bateau chavirait. Donc on envoie en sachant que le bateau, pour nous, part en sécurité...
― « Stabilité », c’est un concept compliqué...
Yves― C’est toute une chaîne de calculs.
― Mais ça c’est vous qui en êtes responsable ?
Yves― Ah oui, le ship planner, c’est lui qui le fait, en toute connaissance de cause. Il a un logiciel qui calcule la stabilité. Quand on envoie un plan, ça sous-entend que c’est pour qu’un navire parte, en toute sécurité, sur les critères...
― Et ils sont un peu élastiques, ces critères ?
Yves― Non, non... Ils sont différents selon les bateaux, c’est tout. Le logiciel de chargement est régi par des règlements internationaux. Les bateaux sont classifiés, et après on estime que tel bateau peut avoir tel chargement. Le logiciel intègre tous ces règlements, et quand on fait le plan, si tout est au vert, on n’a aucun problème... Maintenant, le bord est tenu de refuser ou d’accepter. À partir du moment où il a accepté, il ne peut plus revenir en arrière. D’où, quelquefois, la difficulté à accepter, chez certains bords. D’autres bords vont accepter au dernier moment, de manière à toujours pouvoir revenir en arrière...
― Quand vous dites « certains bords », c’est qu’au bout d’un moment, ce sont des interlocuteurs que vous connaissez ?
Yves― Bien sûr. On sait à qui on peut faire confiance. Quand on dit « les bords », c’est le second capitaine et le commandant d’un navire particulier. C’est différent pour chaque navire.
Alice― On s’occupe de trois à quatre navires chacun. Et on sait quel navire sera un peu plus réticent, un peu plus strict... Après ça dépend, parce que comme on travaille 24/24 7j/7, on fonctionne par système de récupération...
Carlito― (ironique) ...récupération de temps perdu ! Maintenant, ce soir, moi, j’ai perdu cinq heures pour une personne qui ne comprend pas pourquoi on doit couper... Parce qu’il y a quelqu’un qui a dit à un partenaire : on compense ce qu’on a coupé d’un autre navire... Et moi je dis : non, tu ne compenses pas, tu ne charges pas...
― Parce que les listes ne viennent pas que des commerciaux ?
Carlito― Oui, il y a aussi les partenaires, qui ont des allocations à bord.
Alice― Les partenaires, ce sont des compagnies maritimes, comme nous, qui louent des espaces sur nos navires.
Carlito― On est ensemble dans différents contrats, ils s’offrent des espaces dans notre navire... Et ils ont une limite, qu’ils dépassent toujours... Alors on coupe... Alors ils veulent récupérer dans le prochain port, mais dans le prochain port on doit couper encore.. Et qui est dans le feu ? C’est nous...
Yves― Tout ça arrive sur nous ! Et ceux qui ne savent pas décider avant, ils laissent le ship planner décider.
― Sur un bateau qui part, à combien de commerciaux vous avez affaire ?
Alice― Tout dépend le trade, en fait... Ça dépend des zones...
Carlito― Sur un service qui fait Asie-Moyen Orient, il a des commerciaux partout... Moi, je les appelle Mickey Mouse... Ils te rendent fous... Parce qu’eux aussi, ils apprennent ! Tout le monde apprend. Et nous, on est le field of experience... Ils testent sur nous.
― Mais selon le caractère du ship manager, le degré d’acceptation doit être différent ?
Yves― Ah, il y en a qui vont accepter tout ! J’en connais, moi, qui acceptent tout.
― Mais, à ce moment-là, le bateau coule !
Yves― Non : à ce moment-là, le dernier maillon devient le bord... qui dit non. Ou qui accepte. J’ai vu des bateaux partir sans même savoir qu’ils sont partis avec plus de containers qu’ils devaient en prendre ! Ça se passe surtout côté Asie... En Asie, la règlementation, en gros, c’est que tout container qui arrive sur le terminal, faut qu’il parte, sinon il y a des amendes. J’ai déjà vu des plans, je disais : « Mais qu’est-ce que c’est que ces containers, j’ai jamais chargé ça, moi ! » Et l’autre : « Ah ben moi on m’a dit de charger, j’ai chargé... »
Alice― Ça n’arrive pas très souvent, quand même...
Yves― Oui, et puis ce n’est pas pour de grandes traversées océaniques... J’ai rectifié ça au port d’après. Mais ça fait drôle ! En plus, ça rentre pas !
― Mais normalement, si ça ne rentre pas, le logiciel, il fait bip bip !
Yves― Oui, il nous rejette des containers !
― C’est bien la preuve, contrairement à ce qui a été dit tout à l’heure, qu’on peut s’arranger avec...
Carlito― Ah oui....
Yves― Ah bien sûr ! Et puis ces containers, ils n’apparaissaient pas, sur le plan, alors...
― C’est-à-dire que le plan que tu proposais n’était pas ce qu’il y avait sur le bateau...
Alice― Ce n’est jamais exactement le même. C’est une suggestion.
Yves― Le terminal, il n’a pas la liste complète. Les containers n’arrivent pas dans l’ordre dans lequel ils doivent les charger. Donc le planner, il va mettre des containers sans numéros... Le terminal, lui, il a les numéros... Il va essayer de coller au maximum, mais quand il ne peut pas, faut bien qu’il avance... Donc ça ne sera jamais exactement le même chargement.
Alice― C’est pour ça qu’avant le départ, ils nous envoient le provisionnel, c’est-à-dire le plan que le terminal a fait, en suivant au maximum le plan que, nous, on lui a envoyé. Et après, à nous de vérifier, de dire « bon, ça OK, ça c’est n’importe quoi... » Et on fait les modifs, et on renvoie, jusqu’à ce que ce soit OK. Et après, il faut encore qu’il y ait une acceptation du bord. C’est la dernière étape.
― Le même bord, toujours, dans chaque navire ?
Alice― Non, il tournent, il faut qu’ils se reposent, eux aussi ! Ils ne peuvent pas rester tout le temps embarqués ! Mais on n’a jamais un bateau attitré, en fait.
Yves― Il y a un nombre de ship planners par ligne, et sur la ligne il y a des bateaux similaires... Donc même si ça tourne, bon... Une ligne, dix bateaux, pas plus...
― Et en terme de trajets ?
Yves― Des trajets courts, c’est ce qu’on appelle le coastal [cabotage], c’est-à-dire qu’en Asie, il va faire plusieurs ports chinois. Un port tous les jours, tous les deux jours. Après ils partent d’Asie en Europe, puis en Europe, même chose... Ship planner, c’est remplir le bateau, c’est tout. Ship manager, théoriquement, c’est gérer le bateau tout au long. Et puis il y a l’operation manager, qui va voir tous les bateaux...
(Sonnerie du téléphone de Carlito. Conversation de travail, en anglais.)
Yves― L’operation manager va parfois prendre une décision qui est à l’inverse de ce que le ship planner aurait pris... Il gère toute la ligne, de manière à ce que les bateaux soient correctement espacés... Et tous les problèmes en mer. Et Dieu sait s’il y en a...
― ... comme ?
Yves― Tout... Un bateau bloqué parce que dans un container, les douaniers ont découvert que ce n’était pas la bonne déclaration, alors le bateau d’après est bloqué, et tout s’arrête, et on perd vingt-quatre heures...
Alice― ... ou bien il y a du brouillard, donc on attend au mouillage, le port est fermé...
Yves― Donc il faut prendre la décision : est-ce qu’on attend, est-ce qu’on charge, est-ce qu’on va à un autre port et qu’on revient ? Quelquefois c’est faisable, quelquefois non... Il y a énormément de paramètres.
― Et vous vous trouvez des similitudes dans la façon d’être ? Parce qu’on se dit, les nerfs qu’il faut avoir pour ce genre de métier...
Yves― C’est pour ça que je pense qu’un ship planner, il faut qu’il ait été à bord, qu’il ait touché au milieu avant. Parce que sans être péjoratif, on sait de quoi on parle...
― Mais on a un bon contre-exemple, avec Alice !
Alice― Oui mais franchement, j’en ai bavé, au début...
Yves― Dans le maritime, il faut le feeling. Et ça, il n’y a aucune école, pour apprendre le feeling... D’avoir navigué pendant quelques années sur un bateau, on sait ce que c’est... On pourra raconter ça pendant des heures, on n’arrivera jamais à retranscrire ce que c’est exactement ! Moi j’ai chargé des bateaux en étant second capitaine, donc j’ai fait planner...
― Tu peux expliquer en quoi ça te sert, d’avoir navigué, pour charger ?
Yves― N’importe qui est capable de faire le chargement d’un bateau, parce qu’il y a des critères : les containers lourds en bas, les containers légers en haut, les containers qui déchargent avant au-dessus, une bonne répartition pour avoir le maximum de chargement, etc. Tout ça, c’est mathématique. Un ordinateur, il est capable de le faire... Mais ensuite, on a des tas de paramètres...
Carlito― Il faut sentir la stabilité du navire, la motion du navire dans la mer...
Alice― Je suis à la fois d’accord et pas d’accord avec Yves, évidemment. Bon, c’est sûr qu’au début, quand on n’a jamais navigué, ça, la stabilité, on peut pas l’inventer, on ne peut pas le sentir... On est face à un ordinateur, avec des petites boîtes, des cases de Tetris. C’est sûr que ça, on ne sait pas. Mais je vois qu’après cinq ans d’expérience, si je charge comme ça ou comme ça, je sais ce qui va se passer à bord et comment mon navire va réagir...
Yves― Ça, ça reste mathématique... Mais la réaction des bords, qui dans certains cas vont dire non, c’est difficile à appréhender pour quelqu’un qui n’a jamais navigué.
Alice― C’est vrai...
― Mais c’est quoi, les raisons ?
Carlito― Il y a trop de raisons... Il y a des commandants qui n’aiment pas tel chargement...
Yves― Mathématiquement, un bateau, il a ses caractéristiques. Pour une bonne stabilité, il lui faut un mètre. Une stabilité minimum, c’est soixante centimètres, alors on charge à soixante centimètres. Et là le commandant vient et dit : « moi, je pars pas ». Alors on comprend pas, et lui : « non ! » Et pourquoi ? Parce que le bateau, il ne va pas chavirer, mais dès qu’il va manœuvrer, il va se coucher de 15°, de 20°... Moi j’ai vu le bateau se coucher parce qu’on donnait de la barre... Là, tu comprends pourquoi ! Autre exemple : un bateau qui rentre dans un chenal où il y a 7,10 mètres, on fait un plan à 7 mètres, tout content, on a travaillé pendant quatre heures, on se dit : 7 mètres, ça passe ! Et je tiens compte du squat, du phénomène d’accroupissement, et tout... Le commandant arrive, il dit : « moi je ne l’accepte pas ». Ben oui ! Parce que moi je l’ai fait, et je l’ai fait sciemment, et j’ai vu la réaction du bateau... Et ça m’a fait peur ! Le bateau, il ne manœuvrait plus ! Il part là où il veut... Un bateau de la taille qu’on a, dans le chenal... Et en plus, ça fait du bruit parce que la vague d’étrave, elle revient en avant, parce qu’il n’y a plus d’eau sous la quille. C’est un phénomène hydraulique... Et ça, ça fait peur, parce qu’on se demande ce qu’on fait...
Carlito― Moi quand j’étais commandant, j’acceptais pas moins de cinquante centimètres pour passer... Parce que dix centimètres, pour un bateau, vous savez, c’est... c’est pas normal, hein ! Le programme dit : « ça passe ». Mais moi, en tant qu’ancien navigant, je ne l’accepte pas. C’est ça, la force du ship manager... Si moi je dis non, ni l’armateur de la compagnie, ni... ni... ni Dieu, il peut me dire quelque chose. Je dis non, c’est non. C’est le mur du ship manager. Dans cette petite phase, tu es ship manager... Comme le commandant à bord. (mimant) « Le commandant a dit non ! »
― On a l’impression que le rôle des logiciels est très fort... Ils sont conçus par d’anciens navigants ?
Yves― Non, justement... non, justement ! Il devient trop fort. C’est trop impersonnel, un logiciel... On lui met un chiffre, et tant qu’on n’arrive pas à ce chiffre-là, c’est : « non ». J’ai vu faire la formation d’un ship planner, on lui dit : le logiciel calcule les contraintes du navire, en pourcentage, et faut pas que ça fasse 100% . Il arrive, il dit : « ça y est, j’ai trouvé, je suis à 99% ! » Mais vis-à-vis du navire, il n’y a aucune différence ! Il n’y a que le logiciel qui dit oui... Y’en a qui vont s’arrêter parce que le logiciel dit oui, parce que tout est vert... Mais le logiciel, comme tous les logiciels, c’est fait par des informaticiens qui n’y connaissent rien... Par exemple à Douala, où il y a un problème de tirant d’eau donc il faut que le bateau il reste à plat, il faut charger à l’avant, et sur l’ordinateur, c’est pas marqué, ça.
― Mais on pourrait imaginer qu’il y ait des allers-retours !
Yves― Oui, théoriquement. Mais à l’heure actuelle, on peut faire dire n’importe quoi à un logiciel. À la limite, on s’assoit dans un fauteuil, on pense très fort, et hop ! le chargement est fait !
Alice― Avant, il y avait plusieurs logiciels pour finaliser un plan... Maintenant, on a un seul logiciel qui fait tout. Et ce logiciel-là, limite il fait un peu trop de choses, justement... « Tout est vert, super, on envoie ! »
Yves― Moi, je suis pour les limiter. Si j’avais les moyens, je serais pour revenir au papier et au Stabilo Boss...
Carlito― Moi aussi !
― Mais avant, il y avait quoi, comme logiciel ?
Carlito― Le papier A4, avec des carreaux ! Moi j’ai fait la stabilité à la main, avec un crayon...
Yves― Les premiers logiciels, qui s’appelaient les loadmasters, dans les années 1970-1980...
Carlito― Ah, c’était pour les vraquiers !
Yves― Il y a eu des pétroliers, des vraquiers, qui se sont cassés en deux. Ils déchargeaient pas comme il fallait... Ils vidaient une cale, puis une autre, sans chercher à savoir ! Et comme les vraquiers et les pétroliers c’étaient de gros bateaux, il y a des bateaux qui, au chargement ou au déchargement, se sont cassés en deux ! Donc les loadmasters obligeaient les poids à aller de cale en cale, pour équilibrer les contraintes... Après, les bateaux sont devenus plus grands... Un bateau qui fait trois cents mètres, c’est une poutre... C’est fait pour ne pas casser... Mais il faut rester dans les limites.
Carlito― Vous m’avez demandé un exemple sur le commandant qui dit non. Alors par exemple, si on a un OOG, Out of Gauge. C’est un container qui est ouvert, soit du top...
Yves― Il est hors norme.
Carlito― Si j’en mets un... Vous avez vu Titanic ? Si j’en mets un là, sur l’avant... Qu’est-ce qu’il y a en face ? Il y a de l’eau qui vient. Mettre le OOG sur l’avant, le logiciel va pas dire non. Mais quand on est dans quelque chose qui se nomme seamanship, c’est pas logique de le mettre là où le vent et les vagues vont le détruire... C’est ici que vient l’expérience d’un marin.
Alice― J’ai l’impression que les marins sont intelligents et que les autres ne le sont pas ! (rires) Même si je n’ai pas navigué, excusez-moi, je peux imaginer le bateau ! J’imagine bien que les vagues arrivent sur l’avant, alors je vais pas mettre un OOG là où il va s’endommager... J’ai pas navigué et je le sais quand même !
― Et tu n’as jamais eu envie de naviguer, justement ?
Alice― Ah oui, j’ai fait plusieurs fois la demande de faire juste une traversée... Mais par manque d’effectif ou autre, ça n’a jamais pu se faire.
Yves― Mais ça devrait...
Alice― Ben oui, en toute logique, ça devrait ! J’ai envie de voir une bonne fois pour toutes ce que ça donne ! Et de voir, si je mets un OOG à l’avant... (rires)
Yves― Mais par exemple... On parle de la stabilité. La stabilité, en anglais c’est GM, gravity metacentric, en français c’est p-a, un bras de levier... Mais... tu te rends compte de ce que c’est, 8 mètres de p-a sur un bateau, par rapport à 5 ?
Alice― Ben non...
Yves― Avec 8 mètres, tu te dis : c’est bien. Mais 8 mètres de p-a sur un bateau, c’est abominable, pour ceux qui sont à bord ! Alors que pour le planner, qui a fini son plan de chargement...
Alice― ...et tout est vert... (rires)
Yves― ...et tout est vert, c’est impeccable. Et à bord, c’est invivable ! Le bateau, dès qu’il y a un peu de vagues, il roule bord sur bord ! Et avec un couple de rappel très rapide... Le bateau gîte et revient très vite... La période de roulis, c’est-à-dire le temps mis pour aller d’un côté, de l’autre, et revenir, est très rapide... De l’ordre de quelques secondes... Donc c’est l’horreur !Normalement, ça doit influencer le chargement... Mais il n’y en a pas beaucoup qui en tiennent compte. Pour moi c’était inné ! Parce que le premier plan de chargement que j’ai fait, j’en supportais les conséquences ! (rires).
― Mais Alice, toi tu es plutôt une exception, pour n’avoir pas navigué avant ?
Alice― Quand j’ai commencé, j’étais une exception... J’étais une femme, en plus. Mais maintenant, il y en a de plus en plus... Après, s’il fallait revenir au crayon et au papier, comme ils disaient tout à l’heure, moi je démissionne !
Yves― Pourquoi ?
Alice― Parce que je serais incapable de faire les calculs ! Les formules, tout ça...
Yves― Mais attends... Y’a pas de formule ! C’est un calcul de barycentre. Un calcul de barycentre, en terminale, t’es capable de le faire !
Alice― J’ai fait L... (rires)
Yves― Même en L !
― Et toi, Carlito ?
Carlito― C’est comme vous avez une voiture, et un bébé... Et vous attachez le bébé sur le couvercle du moteur... C’est ça, le OOG ! Le bateau, pour un commandant, c’est comme... sa femme. (rires) Je rigole pas. Il traite le navire comme sa femme. Il le protège. C’est pour cela qu’il est un bon commandant. Il vit toute sa vie en mer, sa responsabilité c’est le bateau et l’équipage qui est sur le bateau. Alors que pour les gens qui sont au bureau... Et de là un grand conflit. Les gens qui sont au bureau, peut-être ils ont navigué... mais même ceux qui ont navigué, après un moment au bureau, ils oublient qu’ils ont navigué un jour, parce que la vie commerciale dans le bureau, l’atmosphère et la vie de travail à terre, c’est très différent de la vie à bord... Et de là vient le conflit.
― Et ça fait combien de temps, Carlito, que tu ne navigues pas ?
Carlito― Ça fait cinq ans que j’ai quitté...
― Et ça ne vous manque pas, à tous les deux ?
Carlito― Ça manque, oui. Mais moi, j’ai trop navigué. Parce que je ne naviguais pas deux mois et puis je rentre. Non, je naviguais neuf mois, quatorze mois, sans arrêt. J’ai tourné le monde, j’ai visité le monde, et j’ai aimé naviguer. Jusqu’à un certain moment, où je n’ai plus aimé. Quatorze ans, c’est trop. Peut-être qu’après, ça va revenir ? Je ne sais pas, hein... Si ça revient, je repars !
Yves― Pour naviguer, si on veut rester navigant, il faut continuer à aimer ça. À partir du moment où ça devient une... une contrainte, si on aime moins ça, il vaut mieux arrêter ça tout de suite.
Carlito― Oui. Il y a des contraintes, aussi... Parce que t’arrives à un moment, t’as plus une vie. Qu’est-ce que tu dois faire ? Les navigants qui sont à terre, ils se contentent de choses qui pour les autres sont normales. Par exemple, chez moi, c’est bien que je ne bouge pas. Parce que j’ai passé quatorze ans à bouger, bâbord tribord. Ma tête elle a bougé, tu vois ? (il mime ; rires) Et puis je sais que si je veux faire quelque chose, je peux le faire. Je ne dois pas attendre d’arriver des mois après, d’accoster. D’attendre mes vacances, et quand mes vacances arrivent : il n’y a personne, tous ils sont au boulot et je suis seul. C’est une vie de déserteur. C’est pas une vie normale. Pour nous, quand on est dans le bateau, c’est normal, c’est beau. Maintenant, comme j’ai été à terre, je vois comment celui qui est en mer, il se relaxe. Parce qu’il voit toujours le bleu, la mer. Ici qu’est-ce que tu vois ? Le trafic, les gens qui parlent seuls dans la rue... l’argent, l’économie, la banque, la finance...
Yves― La seule chose de bien, c’est que quand on navigue et qu’on part en congé, on est vraiment en congé. C’est le seul métier où c’est comme ça. On est remplacé. Un navigant qui débarque, à partir du moment où il est à terre, terminé ! Jusqu’à ce qu’il reparte naviguer. Et ça, c’est... inestimable.
Carlito― Ah oui.
Yves― Plus question de garder le téléphone, tout ça. Par contre, il y a des inconvénients... Moi quand j’étais à bord, lundi mardi mercredi le week-end... c’était un jour comme un autre ! Jour, nuit, c’est un jour comme un autre ! Je suis à bord et puis c’est tout. Après comme il dit, on peut se relaxer... C’est vrai que faire le quart en pleine mer, c’est relaxant...
Carlito― C’est trop relaxant...
Yves― On se vide l’esprit, il n’y a rien à faire...
Carlito― C’est une méditation...
Yves― Pendant quatre heures on regarde l’horizon, de nuit en plus on ne voit pas grand-chose... C’est impeccable.
Carlito― Et le son de l’eau... et du navire... C’est beau. Les étoiles, tout ça... C’est pour ça moi je vis la nuit, ici, plus que le jour.
Yves― C’est une autre vie.
― Et pour toi, Yves, ça a été comme pour Carlito, un jour tu en as eu assez ?
Yves― À partir du moment où j’ai commencé à traîner les pieds pour faire la valise...
Carlito― Ah oui, ça, ça ! c’est le début...
Yves― Une fois à bord, ça se passait bien, mais c’était le signe...
Carlito― Cette vie où toujours tu as la valise, tu ne sais pas quels sont tes habits... Tu montes avec quelque chose tu redescends avec autre chose, tu remontes avec autre chose... Tu sais plus... t’as pas une armoire !
Yves― C’est pas le fait d’être à bord ou à terre. Moi, le signe, ça a été : faire ma valise. C’était l’horreur. À tel point que la valise arrivait à bord, et elle se vidait au fur et à mesure que j’avais besoin des habits... (rires) Au bout de quinze jours, trois semaines, elle était vide ! Mais rien que le fait de penser : il faut que je vide la valise, que je la mette dans l’armoire, tout ça... (soupir), c’était abominable.
― Oui mais maintenant que tu es à terre...
Yves― Ils sont tous en train de me dire « ah, mais tu pars où en vacances ? » Ben chez moi. Pendant dix-huit ans, j’ai navigué !
Carlito― Je suis parti partout dans le monde... Ils ne comprennent pas que je ne bouge pas ! Après, j’aime toujours voyager, jusqu’à maintenant... Je dois sortir, c’est dans le sang. Mais la vie de traîner sur les bateaux, l’odeur des bateaux, l’odeur...
Yves― Et d’autant plus quand on est marié. Au bout d’un moment, ça... ça fait drôle. Mais il y en a à qui ça plaît !
― « Enfin ! il s’en va ! »
Yves― Oui ! Il y en a, oui ! Et Dieu sait si j’en ai entendu, ce genre de discussions à bord... Où il y avait la femme qui venait à bord, quand le bateau était à quai, dire : oui, bon, il est deux mois à la maison, mais après, ras-le-bol ! Parce que quand on revient, on dérange ! Au début, quand je suis revenu, je me disais : est-ce que je fais ça, est-ce que je fais ça ?... ― (mimant sa femme) « Ah non non ! Fais pas ça comme ça ! » (rires)
― Et la vie de mère de famille, en tant que ship manager ?
Alice― C’est une organisation, mais ça se fait quand même !
Yves― On n’est quand même pas le téléphone greffé à l’oreille !
Alice― On a des contrats horaires, en fait... Si on travaille la nuit, on peut arriver un peu plus tard le matin. Et, c’est vrai que parfois, c’est assez agréable...
Carlito― On n’est pas obligés d’arriver à neuf heures !
Yves― Oui, on est beaucoup plus libres, parce que ce qu’on demande au ship planner, c’est que le plan soit envoyé en temps et en heure, c’est tout.
Alice― D’ailleurs il y a pas mal de gens qui ont du mal à le comprendre, qui disent qu’on ne fait rien, parce qu’on arrive tard, qu’on part tôt... Mais on travaille !
Carlito― Alice, elle ne sait pas la force qu’elle a eu à faire ce que nous on fait, à avoir réussi...
Alice― J’avoue que je suis fière d’en être arrivée là...
Yves― Il y en a d’autres qui ont reculé devant ça...
Alice― Parce qu’il y a la technique, mais il faut aussi, on l’a dit, gérer son stress... Il y en a beaucoup qui sont partis parce qu’ils n’arrivaient pas, tout simplement, à faire face à certaines situations d’urgence... Au début, ce n’est pas évident de trouver une solution si rapidement. On commence à vite bégayer, à faire « oui oui oui, je vous rappelle »...
Carlito― En même temps, le commandant, le second capitaine, le terminal, les gens qui t’entourent, quand ils savent que tu vas prendre une bonne décision, ils sont calmes. Le pire c’est quand le commandant, le second capitaine, etc., ils n’ont pas confiance... Là, tout est perdu. De temps en temps, il faut prendre des décisions sans prendre en compte la hiérarchie...
Alice― Oui, on va croire qu’on a tout le temps des appels la nuit... Mais de temps en temps, ça arrive, il est deux heures du matin, tout le monde n’est pas joignable ! Donc par exemple le commercial... « Bon, faut que je coupe, moi-même ! » Parce que le commercial, le week-end, on ne va pas l’appeler...
Yves― Ah ben c’est pas la peine d’essayer...
Alice― Ah ben non ! Il n’y a personne !
Yves― Même quand ils te disent « bon, si jamais y’a un problème, tu n’hésites pas... » (rires) Moi j’ai essayé une fois... J’ai appelé, je suis tombé sur le répondeur ! Il vaut mieux, d’ailleurs. Parce que si tu tombes sur lui, c’est (petite voix embêtée) « ah ben oui, écoute... fais au mieux ! » (rires). Alors comme genre de réponse... autant économiser la communication.
― De toutes façons, vous avez la prééminence
Yves― Oui, de la même manière qu’un commandant. On ne pourra jamais faire un reproche, si on a coupé, pourquoi ? par sécurité. Il n’y a personne qui est capable de prouver à un commandant le contraire. Personne. De même le planner, s’il dit « OK, allez-y à ma place », personne ne va oser...
Carlito― Oui : tout le monde s’écarte.
― C’est bien, ça veut dire que le savoir technique du métier garde sa force vis-à-vis du commerce... par rapport à des métiers où les commerciaux font faire n’importe quoi aux...
Yves― On y arrive, malheureusement !
Alice― Je ne sais pas si c’est particulier à notre société, mais dans le journal de la compagnie, (et ça m’est égal d’avoir ma photo dans le journal), il n’y a que les commerciaux qui sont mis en avant. Je veux dire par là que c’est quand même nous, au final, qui chargeons ! Et c’est toujours le commercial qui est récompensé, « Ahhhhh, bravo ! »
Mais vous êtes mis en valeur quand vous chargez plus un bateau ?
Carlito― Non, non !
Alice― Et ça, c’est hyper frustrant, parce qu’on peut charger la capacité totale du navire, que ce soit en poids ou en Teus [pour « Twenty Equivalent Units »], c’est-à-dire en containers, et pour nous c’est une fierté, on se dit : waaouhh, le record, quoi ! (rires) Et ben non !
Yves― Ils vont dire : « Ah bon, très bien. »
Alice― ... et nous on voit le travail fourni, on travaille container par container, on se bat avec le plan, et on y arrive, et là : « Ben ouais. Bravo. Mais c’est normal. »
Carlito― Et ils ne te disent pas : « Bravo ». Ils te disent : « Seulement ça ? » (rires)
Alice― Ah oui ! « J’peux te donner une add list ? » ― Ben non...
Carlito― C’est pour ça je les nomme Mickey Mouse, parce que c’est pas professionnel... Moi aussi un commercial quand je veux le vexer, je lui dit : « C’est tout ce que tu as booké, toi ? » (rires) Et il se vexe ! (rires) C’est comme ça que je jette le stress sur eux. C’est comme ça...
― J’ai une question sur les erreurs.....
Yves― La grosse erreur, c’est : le navire s’en va, et il coule !
― Et ça ça arrive une fois dans une carrière... ou...
Yves― Jamais !
A ― Ah non parce que là, y’a plus de carrière, après...
Carlito― Ou alors tu oublies le cargo dans le port... Non, je rigole.
Alice― Non : c’est qu’il y ait des containers qui tombent, ça, ça peut arriver. Moi, ça ne m’est pas arrivé pour l’instant, hein... Mais disons que c’est un exemple ! On a été trop optimiste par rapport à nos calculs de saisissage... Les containers à bord sont saisis pour être maintenus... Et disons que voilà, le bord a fermé les yeux, le navire s’en va... Et manque de bol, ffffffffttt !, des containers tombent à l’eau.
Yves― Attends, tu as dit « optimistes », pourquoi « optimistes » ? Parce que la seule question c’est : « ça passe ou ça passe pas » ?
Alice― Tu as raison, le terme c’est plutôt : inconscients.
― Oui mais si c’est vert, que le logiciel a dit « oui »...
Alice― Ah non non, le logiciel avait dit « non » !
― Ah !
Yves― Ah non mais ça... ça c’est tricher !
Alice― Oui, ça c’est tricher, et c’est être inconscient. Parce qu’on peut tricher de temps en temps un petit peu.
Yves― Alors il y a des moments, on sait qu’on peut tricher, mais... Si t’as pas le vécu, c’est difficile, moi j’estime, déjà pour moi... La plupart du temps, je vais rester en dessous des limites, sachant très bien que j’aurais pu dépasser la limite...
Alice― Mais si t’as des 105%, ou des 110% de lashing [de saisissage]...
Yves― Sauf que par expérience, avec 90% de lashing, t’as des containers qui tombent à l’eau, parce que quand tu prends la mer tu ne peux jamais anticiper le temps qu’il fera dans cinq jours...
― Et ça, la météo, en tant qu’ancien navigant, vous l’avez dans la tête...
Yves― Oui, parce que je l’ai supportée... Sans dommage, tant mieux... Il y en a qui l’ont supportée avec dommages, et ils sont peut-être encore plus prudents... En tout cas, ça marque. Ça marque ! Ce qui fait que moi, je travaille toujours à un pied de pilote, parce que devant, je ne sais pas ce que j’ai.
― « Un pied de pilote » ?
Yves― C’est un terme maritime qui veut dire qu’on prend une marge. En gros, le pilote, pour faire entrer un bateau dans un port, il demandait au port le tirant d’eau qu’il avait, à l’époque c’était en pieds, et il prenait toujours un pied de marge... Parce qu’on ne sait jamais. Une fois qu’on est en mer, on a pris toutes les mesures théoriques qu’on veut, on a tous les logiciels qu’on veut, mais après, c’est la mer qui décide. Et la mer, pour l’avoir supportée, c’est quelque chose qu’on ne maîtrise pas du tout !
― Quel que soit le savoir-faire...
Yves― Tout à fait. C’est pour ça, quand tu dis « optimiste »...
Alice― Oui : inconscient.
Yves― Et donc, le container qui tombe à l’eau...
Alice― Mais là c’est une faute grave du planner, il est viré !
Carlito― Non, pas forcément.
Alice― Dans le cas précis, le planner a été viré. Je crois qu’il y avait plus de 200% !
Carlito― Ah là, c’est autre chose !
Yves― Ah oui, s’il a tous les outils et qu’il dit « oh, ben ça passera »... De la même manière j’ai eu des conversations avec des commandants qui disaient « Oh ! là, c’est 105% ». Je disais : « vous êtes sûrs ? Parce que vous pouvez dire non ». Il n’est pas question d’obliger quelqu’un à être au-delà des limites. Un commandant : « Oh ! là, c’est 105%, mais c’est la dernière fois... » Je dis : « Stop ! C’est pas que c’est la dernière fois. C’est oui ou c’est non. » Soit ça passe, c’est un mauvais 105% parce que certains paramètres ne sont pas intégrés, etc. Mais si vous ne voulez pas, vous avez tout à fait raison.
Alice― Après, c’est difficile, parce qu’on a beaucoup de pression. Moi j’aimerais travailler comme ça, m’arrêter à 100%. Bon, c’est ma responsabilité, c’est à moi de dire « non, je ne veux plus »... Mais des fois on me dit : « Comment ? tu peux charger que ça ? » Des fois c’est très très dur de dire non, ce n’est plus possible. Encore quand c’est les commerciaux... Mais quand ça vient de l’ops manager [l’operation manager] qui généralement a été planner avant et sait comment ça marche...
Yves― Dans ce cas-là tu lui dis : « montre-moi comment on fait ! »
― Peut-être que lui aussi a oublié...
Alice― Oui ! Parce qu’au final il s’en lave les mains, et ça va tomber sur moi...
Yves― Au début, j’ai vu qu’on chargeait des containers dangereux un peu n’importe comment... J’ai dit : je suis désolé, mais je charge quand c’est agréé. Et ça allait au clash s’il fallait, mais j’ai toujours tenu bon. C’est pas pour ça qu’ils évitaient de m’en faire, parce que le problème revenait régulièrement, mais régulièrement je disais non.
(à Carlito)― Toi tu sais t’opposer, en tant que ship manager ?
Yves― Tu rigoles ! Il doit même y prendre un malin plaisir...
Carlito― Tu vois, demain le navire il va arriver à dix-huit heures, à Gênes... Et moi j’ai rien fait encore ! Comment je fais ? Je suis ici, tu vois, je suis tranquille... Et demain matin, je vais attaquer tout le monde ! Coordinateur, line manager, tous ! En mail, en copie : « Vous faites pas votre boulot. » Ils vont tous venir vers moi, en courant. Je n’ai pas la liste ? Je ne charge pas cette liste. Et comme ça, je suis tranquille...
Yves― Le bateau, il chargera au dernier moment, mais il partira. Et ça c’est le commerce maritime ! C’est toujours tout à la dernière minute ; ça a toujours été comme ça et ce sera toujours comme ça.
Alice― Par exemple cet après-midi, j’avais un de mes bateaux qui était à Shanghai et l’agent m’appelle, et me dit : « Ah, mais il va falloir faire des modifications sur le plan, parce que sinon on est en retard, et il va falloir rester une marée de plus. » Parce qu’à Shanghai, il y a la marée... Hors de question ! une marée ça nous fait dix heures en retard, c’est pas possible. Alors que j’étais très contente de mon plan. Qu’est-ce qu’il a fallu que je fasse ? que je bouge vingt-quatre containers, que je les mette où j’ai pu... Du coup voilà ! Mon plan ne ressemble plus à rien, tout ça parce qu’une grue était tombée en panne. Parce qu’à chaque fois qu’on fait un plan, on dit « voilà, j’ai besoin de tel nombre de grues, merci de me les réserver ». Et là, mon plan fonctionnait à quatre grues, pas à trois. Donc il a fallu modifier. Et ça, ça arrive tout le temps... Et bon. Il y a des terminaux où ça va à peu près, et d’autres où ils ne font rien tout seuls...
― Et Shanghai, ils ne font rien ? On imaginerait que...
Yves― Attends... Quand ils font tout tous seuls, c’est pas triste non plus !
Alice― Oui, parfois il vaut mieux qu’on soit là...
― Mais ils font quoi comme bêtises ?
Yves― Ah, pas des bêtises, mais... ils sont planners, mais côté terminal, alors... Tu fais quoi, après Shanghai ? Ningbo ? Alors bon, c’est à six heures, alors tu prépares Shanghai en fonction de Ningbo... Et là s’il s’en est mêlé, c’est : « mais pourquoi il m’a mis ça là ? Et où je mets Ningbo maintenant ? » (rires) Et t’es obligé de tout refaire !
(soupir de Carlito, qui écrit un mail tout en nous parlant)
Carlito― C’est comme ça. Chaque jour.
― Une question qui n’a rien à voir... Je me suis dit que vous deviez avoir une vision de l’économie mondiale complètement différente des autres gens... Nous, on entend parler délocalisation, de mondialisation, et c’est vous qui...
Carlito― Oui.
Yves― Enfin... quand on sait ce qu’il y a dans les containers !
Carlito― On peut le savoir.
Yves― On peut savoir ce qui est déclaré être dedans...
Alice― Mais on ne le sait pas, en fait, on charge par numéros, nous !
Yves― Le seul moment où je savais ce qu’il y avait dans les containers, c’est quand j’étais à bord et qu’il fallait que je referme des containers qui avaient été forcés. Là, je savais ce qu’il y avait dedans. Et quelquefois, vis-à-vis de la déclaration du cargo manifest qu’on avait, ben j’avais des grosses surprises... En Afrique on débarquait des chaînes hi-fi, et dans le cargo manifest c’était marqué « extincteurs ». Parce que le container d’extincteurs pouvait rentrer dans le pays, alors que les chaînes hi-fi auraient payé des taxes énormes... Mais bon, quelquefois, ils forçaient un container sans savoir ! Parce que j’ai aussi refermé des containers de profilés en acier... Là, j’étais sûr qu’il n’y avait pas de manquants.
― De manquants ?
Yves― De vols. Le container de chaînes hi-fi, quand tu vois qu’un mètre devant la porte il y a rien, tu te dis... (rires) Ça, ou des pneus...
― Et donc, pour vous, c’est des numéros qui restent abstraits ?
Yves― Comme planner, de temps à temps, moi j’ai réussi à savoir ce qui était dedans... Mais c’est pas pareil... Quand j’étais à bord, oui, moi j’avais tous les documents, c’est réglementaire, le bord doit toujours avoir un cargo manifest, c’est-à-dire toute la déclaration.
― Et le cargo manifest ne passe pas au ship manager ?
Carlito― On a l’accès... mais on ne va pas regarder huit mille containers qu’on charge.
Alice― Par exemple, hier un commandant m’a envoyé un message concernant un dommage... Il y avait un container qui fuyait dans la cale. Il m’a envoyé des photos. Et comme c’est dans la cale, difficile de savoir exactement quel container fuit, donc il m’a donné tous les numéros de la pile, et j’ai cherché les BL [bill of lading], pour savoir ce qu’il y avait dans ces containers-là. Bon je n’ai pas encore le fin mot de l’histoire, mais c’était des pièces automobiles, des fils pour machine à coudre, et des protéines de soja. J’ai cherché comment étaient conditionnées les protéines de soja... D’habitude c’est de la poudre, mais là, vu les photos, ça faisait un liquide jaunâtre... Donc est-ce qu’en fuyant ça s’est mélangé à de l’eau... Je ne sais pas encore... des fois on a des surprises...
― Par exemple ?
Alice― Ben maintenant on n’a plus trop le droit d’en charger, mais par exemple des peaux d’animaux, quand j’avais commencé...
Yves― Des peaux dans la saumure, pour les conserver. Dès que la température avoisinnait les 30°, il arrivait qu’un container, étanche à l’entrée, ne le soit plus... Et ce qui coule...
― Mais c’était des transports légaux ?
Yves― Oui, c’est légal. Dans les containers, on transporte de tout. Il n’y a aucune limite !
Alice― L’autre jour aussi, j’ai eu... On va croire que je n’ai que des dommages mais non ! Il y avait un container, en le déchargeant il s’est éventré... Il y a trois à quatre tonnes de sable qui se sont répandues dans la cale. Je ne sais pas ce qu’il faisait à transporter du sable, mais... Après, on ne sait pas... C’était beige, c’était pas blanc !
Yves― Ah ça, de toutes façons, le commerce maritime, c’est un grand mystère... C’est du commerce ! Ça rapporte à quelqu’un ! (rires)
Alice― Forcément !
― Et des armes ?
Yves― Ah oui, mais on ne le sait pas ! Il y a des bateaux qui ont pris feu, qui transportaient des produits pyrotechniques, de feux d’artifice... Normalement ça doit être transporté dans certaines conditions, mais ça coûte cher, de faire tout ce conditionnement. Donc ils essaient de passer à travers... Le commandant, il ne sait pas !
K (s’adressant à nous, en montrant son ordinateur) ― Vous voulez voir les plans ? Comment ils sont, les Tetris ?
― Bien sûr !
Carlito― Donc ça c’est un container, vous voyez... c’est numéroté de 1 jusqu’à 70. Un carreau, un container... Et ça c’est le port de la rotation où on est. Valence, Barcelone, on est là... après Malte, tout ça... puis l’Asie...
― Ils ont de beaux noms les navires, « Lamartine », « Debussy », « Chopin », « Wagner », « Verdi », « Cendrillon »...
Alice― C’est l’armateur...
Yves― ... un mélomane !
Alice― Après, il y a toutes sortes de noms... il y avait les fleurs, aussi...
Carlito― (devant l’écran) Quel beau plan ! D’ici, de ce plan, vous pouvez écrire tout. Parce que tout est là.
― Et vous êtes sensibles à la beauté des ports industriels ? Moi quand j’ai vu le port de Fos, j’avais l’impression d’être dans La Guerre des étoiles, j’étais émerveillé...
Yves― On appelle ça un port, mais ce ne sont plus des ports, hein... Ça n’a... C’est... Je ne se sais pas comment...
― C’est gigantesque !
Yves― Oui, mais Fos, c’est minuscule ! Tu vas à un terminal à Hong Kong, ou même à Rotterdam, c’est multiplié par dix...
Alice― C’est ça qui est dommage... Même quand on a navigué, on n’a jamais vu tous les ports...
Yves― Si !
Alice― Bon. Mais si on travaille sur tel port, on n’a pas vu forcément ce port-là, en Turquie par exemple. Or dans le travail, ça aiderait...
Yves― Oui, ça aiderait, très certainement... Chaque port a une configuration différente, ses contraintes... Par exemple, à Stockholm, le déchargement des containers se fait assez loin, et ça peut expliquer que quand on va discuter avec le planner du terminal, il a toujours du retard ou du mal à trouver les containers... Au début, on ne sait pas s’il faut le croire, s’il est fainéant... En Asie, que j’ai très peu fait, ils ont les contraintes douanières dont j’ai parlé au début, tout container qui est sur le quai doit partir... À Rotterdam... tout est automatique. J’ai vu le terminal. Pourquoi on n’arrive pas à faire plus de containers ? Parce qu’on arrive aux limites de l’automatisme. Dès qu’il y a un petit grain de sable, tout s’arrête. Et ça je l’ai vu. Guerre des étoiles, oui ! Il n’y a pas une personne sur le terminal. Les containers circulent, les petits chariots vont dans tous les sens, on se demande comment ils tournent parce que tout est sous-terrain, le mec qui actionne est devant ses ordinateurs. Comme tout est automatique, il faut que tout soit prévu. Donc si on arrive avec nos quinze containers en plus, on se fait jeter au téléphone. En ayant vu les contraintes qu’ils ont, on peut comprendre. À Zeebruges, c’est les trains, il y a beaucoup de containers qui viennent de l’intérieur par train, et si le train a du retard, on passe de quatre cents containers à trois cents. On fait Southampton après, qu’on avait volontairement limité, et arrivés à Southampton on nous dit « mais pourquoi pas vous ne nous avez pas laissé charger plus ? » Parce qu’on n’a pas eu le temps de se retourner.
Carlito (qui écrit toujours son mail) ― Vous parlez l’anglais ?
― Euh.....
Carlito― Je suis en train de dire que c’est moi qui vais couper par final destination : « It seems that you do not understand that you are over allocation and you need to cut... I have no time to wait anymore... I will cut myself »... Tu vas voir, maintenant. Tous : « Ohhh no, please, don’t cut, please ! » Envoyé ! Bingo !
― Vous faites tout en anglais ?
Alice― Oui. Et puis c’est vrai, on n’a pas trop abordé ce sujet, mais au bureau on est issus de toutes les cultures et de toutes les nationalités. C’est la langue du travail, vraiment. Très souvent on parle anglais, même entre nous. Et ne serait-ce que tous les termes maritimes...
Yves― Tu emploies beaucoup de termes maritimes anglais sans savoir comment ça se dit en français !
Alice― Si, je sais, parce que j’ai fait un séjour avec des commandants français... Et là, c’était autre chose ! (rires) Parce que les commandants français, faut pas rigoler ! Ils sont quand même... Attention à ce que je dis... (rires)... Je les trouve plus stricts que les Ukrainiens, ou que les Biélorusses... Les Allemands aussi sont...
Yves― Oui mais dans le mauvais sens... L’avantage avec un bateau français, c’est qu’ils ont un peu plus de conscience professionnelle. Ils chercheront à optimiser si jamais il y a un ajustement à faire. Le commandant allemand, il va dire « ça c’est pas prévu, ça reste à terre », même s’il a le bateau à moitié vide.
― Le commandant ukrainien ?
Yves― Lui c’est un peu je-m’en-foutiste... Il a déjà du mal à s’exprimer en anglais, alors il va pas se lancer dans de grandes considérations... (rires)
Alice― « Plan is OK ! »
― Le commandant croate ?
Alice― Oh, le Croate, ça va !
Yves― Oh, les Croates... Eux, ils savent tout sur rien. C’est mon avis, je le partage ! Ah, pour naviguer, si, ils sont compétents. Mais un commandant croate, il va commencer par envoyer un mail : « il me manque tel document », on lui répond : « vous avez cherché dans le classeur ? », et il va répondre tout aussi sèchement : « j’ai ouvert le classeur, le document y est, merci. » (rires)
Alice― Après, en ce moment, nous on a pas mal de commandants grecs.
Yves― C’est spécial... C’est débrouille. Système démerde.
(Coup de téléphone de Carlito)
― En tout cas ça a l’air d’être un beau métier...
Alice― Mouais, faut relativiser... C’est passionnant, mais il y a beaucoup d’attente. Là, Carlito, il attend sa liste depuis des jours. Des fois on a des heures de présence au bureau, alors on est là et puis on attend, on attend... Des fois, ça paraît très long, ça.
― Et quand Shenzen t’appelle à cinq heures du matin...
Alice― Oh mais tu sais, de toutes façons, quand tu as des enfants en bas âge, tu dors pas ! Alors que ce soit ma fille ou les Chinois...
Yves― Et puis quand ils t’appellent à cinq heures du mat’, c’est pas pour faire un plan ! C’est des gens pénibles, les Coréens pour ne pas les citer. Je leur faisais un plan, je leur disais : s’il y a un ou deux containers en plus, vous pouvez les mettre là. Eh bien, quelque soit l’heure du jour ou de la nuit, systématiquement ils appelaient : « J’ai un container en plus, je le mets où ? ― Je vous avais dit de le mettre là. ― Ah ! Merci beaucoup. » Et après, ils rappelaient : « J’ai un container en moins ! Lequel que j’enlève ? » (rires) Et ça, c’était la Corée. Bon, ça, et les Américains. Les pires. Parce que les terminaux américains, ils commencent à travailler à dix-sept heures, pour nous. À deux heures du mat’, monsieur décidait qu’il n’avait pas reçu le plan. C’était par fax, à l’époque. « Ah si, je l’ai envoyé, j’ai le reçu. ― C’était peut-être à un autre fax ? ― Vous pouvez peut-être aller voir... » Donc là il fallait que je revienne au bureau, que je renvoie le plan... Il n’y avait pas encore les portables... Je suis revenu, il a fallu que je trouve le gardien...
― C’est sûr qu’Internet, ça doit aider...
Alice― Mais on les a depuis peu, les ordinateurs portables. Moi-même, j’ai vécu une époque où je devais retourner au bureau pour refaire un plan. Quand on te dit « j’ai tel container dans telle position », c’est rageant... Les Chinois, ils imaginent que tu es comme eux : non stop devant ton ordinateur. Alors bon... Ils t’appellent, tu dors : normal. « Alors oui, euh... j’ai le numéro de container »... ils te l’énoncent... « dans la position nanana, est-ce que je peux le bouger dans telle position ? » Alors tu dis : « je vous rappelle ! » et tu vas vérifier...
Mais à ce moment-là, les opérations sont en cours, ils sont en train de charger ?
Alice― Ah oui, tout à fait !
― Mais pourquoi tout à coup ils veulent changer ?
Yves― Parce qu’il n’y a pas le container prévu, ou alors ils ne le trouvent pas...
― Et avant les téléphones portables ?
Yves― Ben ils n’appelaient pas.
― Ah ! Donc la technologie vous aide, mais vous êtes beaucoup plus pressurisés...
Yves― Ben bien sûr !
― ... parce qu’avant, les bateaux, ils partaient quand même !
Yves― C’est ce que je dis.
― Et quand on était injoignable, comment ils faisaient ? C’était pas il y a si longtemps...
Yves― Oui, il y a une dizaine d’années... Je ne sais plus, moi, comment ils faisaient...
― L’escale était plus longue ?
Yves― Non, parce que les bateaux étaient plus petits... Ben... ça se faisait... Je ne sais pas, moi ! Je ne me rappelle plus ! J’ai pas le souvenir d’avoir donné mon numéro de téléphone, de toutes manières. Tout se faisait par fax. On envoyait les plans par fax, j’ai des souvenirs, feuille par feuille... Parfois on recevait un coup de téléphone de la Chine : « oui mais c’est pas lisible ». Depuis que c’est par mail...
Alice― C’est plus du tout le même métier, quoi...
Yves― De toutes manières, on ne peut pas revenir en arrière. Donc faut prendre le bon côté. D’avoir le portable, ça permet d’avoir plus de liberté, d’être plus mobile. Maintenant, il faut aussi savoir s’en servir. C’est pourquoi je dis : les logiciels c’est très bien, mais... Et il [Carlito] en sait quelque chose !
Et les agents portuaires ? Parce que c’est pas pareil que le bord, ni que le terminal...
Yves― En Chine, c’est la même chose, parce qu’ils ne parlent pas anglais... Ils appellent, ils te sortent toute une phrase en chinois...
Alice― Dans ces cas-là on dit : send me a mail !
Yves― Donc on a un rapport avec l’agent portuaire... C’est de bonnes relations, parce que c’est avec eux qu’on travaille.
Alice― Généralement ils sont arrangeants
Yves― Et ils font partie de la même société, donc on travaille dans le même sens. C’est moins vrai en Europe, où on travaille avec des gens qui travaillent pour tout le monde. Donc leur intérêt c’est que bateau soit chargé et parte le plus vite possible, sans attendre. À Zeebruges, j’ai vu des chargements complètement à l’envers, parce que leur intérêt c’était de ne pas attendre.
― Quand vous voyagez et que vos bagages n’arrivent pas, vous ne devez pas être très fâché, vous...
Yves― Oui. D’ailleurs s’ils n’arrivent pas en même temps, c’est parce qu’ils ont pris des chemins détournés... Et ça, tout le monde le fait, toutes les compagnies... Vaut mieux pas trop savoir, si on fait transporter ses bagages par container, par où ça passe ! Parce que... tu risques d’être étonné ! Ce sera rarement par l’endroit où on t’a dit. De toutes manières c’est un transitaire qui va te dire, or ce n’est pas lui l’armateur. Donc déjà... s’il arrive à te donner la bonne compagnie, c’est déjà pas mal. Quant à exactement là où ça va aller !
Mais on arrive à tracer maintenant, avec un numéro de container...
Yves― Ben justement ! Vaut mieux pas que tu le traces ! (rires)
Carlito, ton chargement le plus bizarre ?
Carlito― Le navire qui est sorti, il y avait six break bulks à bord, et 63 OOG. Break bulk, c’était des cases avec des machineries...
Alice― Un break bulk, en fait, c’est un hors-gabarit.
Yves― C’est un matériel conventionnel qu’on charge sur des containers. Par exemple, on a fait tout le chargement du métro de Shanghai, ça prenait toute la largeur du bateau. Ça c’était un break bulk. On faisait un lit de containers, et on posait ça dessus.
Alice― Un OOG, ça dépasse, mais on peut le saisir. C’est containerisé. Le break bulk, non, c’est trop gros. Et ça rapporte beaucoup d’argent !
Yves― Là par exemple un scrubber, un puits à soufre, pour nettoyer les fumées, ça fait quinze mètres de long sur trois mètres de diamètre, ben ça a rapporté 40000$. Sachant qu’un container c’est 700$, je crois. Alors que ça prend la place de quatorze containers, mais c’est coté beaucoup plus.
Alice― C’est d’ailleurs un marché sur lequel on tend à s’accroître, parce que ça rapporte. Et qu’il y a matière à.
Yves― Parce que ce sont des bateaux sécurisés, et réguliers. Eux sont gagnants aussi...
― Parce que comment ils font, sinon ?
Yves― Il faut qu’ils trouvent un bateau conventionnel qui accepte de les prendre, et il y en a de moins en moins.
Et toi, Yves, ton chargement le plus bizarre ?
Yves― J’ai navigué en ce qu’on appelle « conventionnel », j’ai chargé tout une... une vingtaine d’engins de travaux publics, les grues avec les flèches, le scrapers... il fallait tout mettre dans le bateau, c’était impressionnant. Ça et puis une division blindée, qu’on chargeait en Europe et qu’on déchargeait à Douala, et qui remontait au Tchad. Il y avait un tas de matériel, automitrailleuses, camions, jeeps, du matériel logistique... Et tout ça on l’avait mis en cale, pour ne pas perdre de place, on avait un lot de deux mille tonnes de pommes de terre qui allaient au même endroit, on a tout recouvert, on est arrivés à Douala, les militaires sont arrivés à bord : « Où sont les jeeps ? », on a ouvert la cale et on leur a dit : « C’est là. » C’est là ! Ils ont vu un champ de pomme de terre... La tête du militaire !
Carlito― Vous voyez un marin combien d’histoires il a ! Et ça ne finit jamais... Moi, si je veux commencer... je vous jure... On a des choses dans notre tête, au temps qu’on a passé de temps en mer, que ça ne finit jamais... tout en mémoire...
Carlito, au téléphone ― « Onze mille tonnes on va charger à Gênes... S’ils coupent pas, on est à treize ou quatorze mille et ça marche pas... Mais je crois qu’ils vont bouger, demain. Si je savais qu’il va accoster à seize heures, je bouge pas... Mais ils bougent trop difficile, ces gens-là... Mais on va faire demain avant minuit... OK... Tout va bien. Bonne nuit ! OK, mon ami. Bye bye. » Tu vois ce qu’il a fait ? Enregistre, enregistre ! Tout le monde appelle !
― C’est vrai que ça a marché, t’avais dit qu’ils appelleraient !