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Dans son célèbre et, dans une large mesure, détestable Avertissement aux lecteurs du livre I du Capital [1], Louis Althusser déploie toute sa science rhétorique pour dissuader le lecteur - et tout particulièrement le lecteur bourgeois - de se plonger dans les développements de « la terrible section I » de l’ouvrage. Celle-ci concentrerait de telles difficultés théoriques que le lecteur est invité - et cette recommandation est présentée comme impérative - à « mettre provisoirement entre parenthèses toute la section I, et [à] commencer la lecture par la section II [2] : la transformation de l’argent en capital ».
La mise en garde est paradoxale. Marx lui-même, dans une lettre au citoyen Maurice La Châtre, éditeur de la traduction française de l’ouvrage, livre un conseil tout différent. Loin de nier l’aridité de son travail, il écrit : « La méthode d’analyse que j’ai employée et qui n’avait pas encore été appliquée aux sujets économiques rend assez ardue la lecture des premiers chapitres et il est à craindre que le public français toujours impatient de conclure, avide de connaître le rapport des principes généraux avec les questions immédiates qui le passionnent ne se rebute parce qu’il n’aura pu tout d’abord passer outre [3]. » Mais il ajoute : « C’est là un désavantage contre lequel je ne puis rien si ce n’est toutefois prévenir et prémunir les lecteurs soucieux de vérité. Il n’y a pas de route royale pour la science et ceux-là seulement ont chance d’arriver à ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés. »
Mais à quels risques s’expose donc le lecteur téméraire qui, bravant l’avertissement de Louis Althusser, s’aventure sur les sentiers escarpés de la science, c’est-à-dire, entend tout bonnement ouvrir le Capital à sa première page pour en entamer la lecture ? L’économiste s’y livre à une analyse serrée de « la métamorphose des marchandises ». Analysant les mécanismes de l’échange marchand, Marx met en lumière une série de deux transformations opposées, soit l’imparable tautologie suivante : pour se procurer un bien quelconque sur le marché - « le théâtre de l’action » - l’échangiste doit successivement vendre le bien qu’il détient contre de l’argent avant d’échanger à son tour cet argent contre le bien désiré - c’est la transformation de la marchandise en argent suivie de sa retransformation d’argent en marchandise. La trivialité du constat ne doit pas obscurcir le sens du message.
Karl Marx décrit ainsi le fonctionnement de la première métamorphose de la marchandise ou vente : « la valeur de la marchandise saute de son propre corps dans celui de l’or. C’est son saut périlleux. S’il manque, elle ne s’en portera pas plus mal, mais son possesseur sera frustré ». Bien qu’une myriade de transactions se déroule en permanence dans le système capitaliste, aucune ne va de soi, chacune d’entre elles est susceptible d’échouer, recèle une virtualité d’échec, chaque échange est un (petit) miracle d’acrobatie. Dans l’analyse de Marx, ce saut périlleux où aucune demande ne vient valider l’offre émise par l’échangiste signale la possibilité d’une crise. Une crise liée en dernier ressort à l’inutilité sociale du bien présenté à l’échange. L’image est explicite : « [le produit] n’acquiert cette forme [de valeur d’échange] qu’en se convertissant en argent et l’argent se trouve dans la poche d’autrui. Pour le tirer de là, il faut avant tout que la marchandise soit valeur d’usage pour l’acheteur, que le travail dépensé en elle l’ait été sous une forme socialement utile ou qu’il soit légitimé comme branche de la division sociale du travail. »
On sait cependant aujourd’hui, bien que peu d’économistes contemporains se réclament de la pensée de Marx, qu’il y a plus. L’analyse économique contemporaine, notamment depuis le début des années 1970, a mis en évidence et disséqué les rouages de nombreux dysfonctionnements de marché, de situations où les transactions échouent. La perspective est cependant bien différente de la crise de débouchés dévoilée par Marx. On peut reprendre cependant l’analyse en filant la même métaphore : il est possible de mettre en évidence un certain nombre de configurations d’échange où, bien que l’acheteur et le vendeur aient mutuellement intérêt à échanger, où, en particulier, bien que l’acheteur reconnaisse une valeur d’usage au bien présenté à l’échange, la transaction échoue, la marchandise manque son saut périlleux, s’écrase aux pieds de l’échangiste, frustré de n’avoir su tirer l’argent de la poche d’autrui.
Mais comment rendre compte du fait que, dans certaines circonstances, la mécanique simple de l’échange marchand puisse se gripper ? George A. Akerlof, lauréat, en 2001, du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel [4] a, le premier, mis en lumière le ressort dernier de cet échec : l’information. Dans la livraison d’août 1970 du prestigieux Quarterly Journal of Economics, paraît, après avoir essuyé plusieurs rejets [5], un papier devenu, depuis, célèbre : The Markets for Lemons : Quality Uncertainty and the Market Mechanism [6]. Akerlof y développe un modèle du marché de l’occasion automobile [7] dont le fonctionnement est obéré par des difficultés d’ordre informationnel. Sur le marché de l’occasion automobile, s’échangent des véhicules très hétérogènes sur le plan de la qualité. En particulier coexistent des véhicules bien entretenus par leur propriétaire, révisés régulièrement, en parfait état de fonctionnement et des véhicules dont la durée de vie, faute de soins, est très limitée, des « poubelles » ou, pour le dire en anglais, des « lemons ». Le noeud du problème réside dans le fait que, bien que (i) le vendeur connaisse parfaitement l’état du véhicule qu’il propose à la vente, le vendeur (ii), lui, l’ignore, mais (iii), et ce point est crucial, n’ignore pas que le vendeur lui, sait. L’acheteur peut donc légitimement soupçonner le vendeur de le tromper. Ce soupçon induit par l’asymétrie de l’information disponible sur la qualité du véhicule fait échouer la transaction.
On peut, d’un exemple,
illustrer le propos. Supposons que l’acheteur soit prêt à
dépenser 3000 euros pour faire l’acquisition d’un véhicule
en bon état. Le vendeur est prêt à céder
le même véhicule pour 2000 euros. La transaction devrait
avoir lieu à un prix compris entre 2000 euros et 3000 euros
chaque intervenant y trouvant son compte. Mais l’acheteur n’a
aucune certitude sur la qualité du véhicule, en dépit
des protestations de bonne foi du vendeur. Pourquoi offrir 2000 euros
ou 3000 euros pour un véhicule susceptible de ne valoir
réellement que le dixième de ce prix ? S’il
estime à 50 % la proportion de « lemons »
sur le marché, il sera éventuellement disposé à
risquer 1500 euros dans la transaction mais à ce prix le
vendeur ne laissera jamais partir un véhicule de qualité
(qui, à son sens, vaut 2000 euros) et l’acheteur ne trouvera
offert à l’échange que des « lemons »,
quasiment sans valeur. Il faut prendre ici la mesure de la
difficulté : l’asymétrie d’information
n’aboutit pas à une situation où le détenteur
d’une information privée exploiterait son avantage au
détriment d’un acheteur ignorant mais, de façon plus
radicale, à la disparition du marché : il n’y a
pas de marché de la bonne voiture d’occasion ; sur « le
théâtre de l’action », seuls
s’échangent des « lemons »
dépourvues de valeur. Les véhicules de qualité
ne quittent pas le garage de leur propriétaire. La marchandise
manque, à nouveau, son saut périlleux.
[1] Louis Althusser, Avertissement aux lecteurs du livre I du Capital, mars 1969, in Karl Marx, Le Capital, Flammarion, Paris, 1985.
[2] Les majuscules sont d'origine.
[3] Karl Marx, Lettre au citoyen Maurice La Châtre, 18 mars 1972.
[4] Akerlof a partagé le prix Nobel 2001 avec Joseph Stiglitz et Michael Spence.
[5] On rapporte qu'un des référents chargé de l'évaluation de l'article aurait conclu au caractère trivial et erroné de l'argumentation avant de relever que si les thèses développées dans cet article étaient exactes, la science économique serait différente de ce qu'elle est. Et, de fait, la contribution d'Akerlof a eu une considérable postérité.
[6] George A. Akerlof, The Markets for Lemons : Quality Uncertainty and the Market Mechanism, QJE, août 1970, p. 488-500.
[7] Akerlof entend décrire ici le fonctionnement d'un marché simple où ne se rencontrent que des particuliers. On relèvera d'ailleurs que la structuration de ce marché à l'initiative d'intermédiaires professionnels (concessions automobiles) constitue un moyen de contourner les difficultés liées à l'asymétrie de l'information : la concession, en garantissant la qualité du véhicule, réduit le fossé informationnel et facilite l'échange.