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Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 28 (nov.-déc. 2008)
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C’était au tout début des années 1980, j’étais alors instituteur dans un village proche de ma ville d’adoption, Montreuil-Bellay, en Anjou, ou plus exactement en Maine-et-Loire. J’y avais déposé ma valise en 1973, après sept années passées au Maroc. J’avais eu la chance, au prix de sacrifices qui devaient bouleverser ma vie professionnelle, de contourner les horreurs du conflit en Algérie que je ne voulais pas assumer comme tueur ou victime. Les guerres m’ont toujours habité, ne pouvant comprendre pourquoi, en l’occurrence celle d’Algérie, on envoyait là-bas des jeunes gens massacrer ou se faire massacrer dans un pays qui voulait recouvrer sa liberté alors que l’on avait honoré leurs pères qui avaient sacrifié leur vie pour que la France reprît la sienne après quatre années d’occupation. Pour l’élève instituteur normalien que j’étais, il y avait là quelque chose d’inacceptable. Et l’adulte que j’étais devenu au tournant des années 1980 se posait toujours les mêmes questions. D’où mon premier ouvrage sur les Guerres de Vendée en Anjou, et spécialement dans ma nouvelle commune, sur le combat du 8 juin 1793. J’y retrouvais les mêmes mensonges entre les comptes-rendus officiels et ce que je découvrais, les morts allant de 20 à 4000 chez les Blancs (les Vendéens), et de 102 à 4000 chez les Bleus (les Républicains), avec toutes sortes de nombres intermédiaires chez les divers auteurs étudiés. Seul Dieu, qui sait traditionnellement tout, aurait pu trancher, mais je n’ai, pour l’instant, encore rien entendu de Lui...
C’est dans le temps de la sortie de cet ouvrage que je découvris le site de l’ancien camp de Montreuil-Bellay. Je connaissais bien ces ruines d’escaliers en mauvais béton ne conduisant nulle part, ces plateformes grises de quelques centimètres au-dessus du sol qui longeaient la route nationale Angers/Poitiers sur près d’un kilomètre, mais des ruines ne parlent pas toujours et je n’y avais pas plus prêté attention. Jusqu’à ce matin où j’accompagnais un camarade. À mon interrogation non préméditée pour savoir ce qu’étaient ces vestiges, il me répondit simplement : « C’était un camp de concentration pendant la guerre. » Imaginez ma surprise et mon incrédulité. J’étais à Montreuil depuis une dizaine d’années, j’en étudiais l’histoire, interrogeant les personnes âgées qui avaient toujours vécu là, et jamais je n’avais entendu la moindre allusion à ce camp. Ce fut aussitôt la quête fébrile de cette histoire occultée ; la guerre, une autre guerre, me prenait une nouvelle fois dans ses lacs inextricables. Presque trois décennies plus tard, il me semble cerner une vérité difficile à dire et que certains refusent d’accepter, celle d’un camp de la misère et de la honte, le camp de concentration de Montreuil-Bellay qui a sévi de juin 1940 — même si l’on y souffrit avant cette date — à novembre 1945. La voici résumée pour mieux comprendre ce qu’il advient du sauvetage de sa mémoire, le combat n’étant pas gagné à ce jour.
Ce qui allait devenir un camp de concentration [1] pour des Tsiganes… et d’autres, devait être à l’origine une poudrerie que le ministère de l’Armement avait décidé, fin 1939, de construire à proximité de cette petite ville d’Anjou proche de la Touraine et du Poitou. Fut alors embrigadée une compagnie d’environ 350 Républicains espagnols astreints à ces travaux forcés. Pour eux c’était accepter ou être refoulés vers l’Espagne franquiste et une mort certaine. Le 19 juin 1940, les entreprises et les Espagnols s’enfuirent juste avant que les Allemands n’eussent franchi la Loire à Saumur.
Jusqu’en mars 1941, le site fut un stalag que l’occupant avait fait entourer de barbelés, pour les
soldats français interceptés sur les routes et pour les civils d’une quinzaine de nationalités différentes, dont les ressortissants du Commonwealth qui vivaient dans l’ouest de la France. Hitler s’enlisait alors dans l’incertaine Bataille d’Angleterre. Ce fut la seule période au cours de laquelle le camp fut administré par l’ennemi. Après la libération de la plupart des civils, les militaires furent transférés en Allemagne comme prisonniers. Et les célibataires anglais furent envoyés dans un camp à Saint-Denis, près de Paris, où ils restèrent jusqu’en août 1944, pendant que les couples étaient en résidence surveillée dans des hô-
tels de Vittel.
Le camp de concentration pour Tsiganes fut ouvert le 8 novembre 1941, destiné à tous individus sans domicile fixe, nomades et forains, « ayant le type romani », pour reprendre l’expression non ambiguë du préfet du Finistère, c’est-à-dire Manouches, Gitans, Roms, Sintés et Yénishes. Par familles entières, ils venaient d’une multitude de petits camps ouverts suite au décret de loi du 6 avril 1940 signé par Albert Lebrun, dernier président de la IIIe République, décret qui stipulait que ces nomades devaient être rassemblés dans des communes désignées sous la garde de la police. Vichy et l’Occupant ne firent ensuite qu’appliquer ce décret. Ce 8 novembre 1941, ils étaient 250, précédemment parqués dans le camp de la Morellerie (commune d’Avrillé-les-Ponceaux, en Indre-et-Loire). Le 2 décembre, en arrivaient 213 nouveaux raflés dans les départements bretons. Pour ne citer que les entrées les plus importantes : 756 du camp de Mulsanne (Sarthe) le 3 août 1942, dont quelque 80 clochards raflés à Nantes au cours du printemps et qui disparurent quasiment tous à Montreuil avant la fin de l’hiver ; 56 du camp de Rennes, le 5 août ; 304 du camp de Poitiers (Vienne), le 27 décembre 1943. L’effectif maximum fut atteint en août 1942 avec 1096 internés. Le camp comportait deux parties distinctes : des baraques en planches sur pilotis pour le logement des internés ; des bâtiments en maçonnerie pour les cuisines, le réfectoire, les écoles, la chapelle, etc. Il y faisait très chaud l’été et très froid l’hiver, l’ensemble étant construit sur une plaine exposée dénuée de toute végétation. Seules les écoles et la chapelle étaient régulièrement chauffées. La prison était un abri souterrain, cave d’une ferme qui avait brûlé au début du XXe siècle.
Jusqu’en janvier 1943, les nomades furent gardés exclusivement par des gendarmes français ; ensuite par des gendarmes et des jeunes gens de la région qui échappaient ainsi au départ pour l’Allemagne pour la « Relève forcée » puis pour le STO (Service du Travail Obligatoire). De nombreux internés furent victimes des difficiles conditions de vie à l’intérieur du camp qu’aggravaient une nourriture toujours insuffisante et de peu de valeur énergétique, et une hygiène déplorable. Avec les clochards moururent dans le camp des personnes âgées et des nouveaux-nés que ne pouvaient suffisamment nourrir des mères ellesmêmes sous-alimentées. En juin et juillet 1944, le camp fut sévèrement bombardé par les Alliés qui savaient qu’un atelier de confection de filets de camouflage pour l’ennemi avait fonctionné dans des baraquements. Les nomades furent alors transférés dans un autre lotissement de l’éphémère poudrerie.
Durant la première quinzaine de septembre 1944 furent parqués derrière les barbelés désertés 30 Italiens et 145 soldats vaincus du Reich, dont 107 Géorgiens, Russes « blancs » fidèles à l’ancien régime qui avaient espéré que Hitler vainqueur leur redonnerait un tsar. Puis ce fut le tour des collaborateurs locaux, eux-mêmes bientôt envoyés dans le camp de Châteaubriant pour échapper au triste sort que leur réservaient des compatriotes avides de vengeance et de défoulement. Les Tsiganes réintégrèrent les baraquements du camp principal début octobre. Si, pour les Angevins, la Libération était intervenue fin août 1944, il n’en avait pas été de même pour eux qui ne quittèrent Montreuil que le 16 janvier 1945... expédiés pour la plupart dans d’autres camps sans autre forme de procès : celui de Jargeau (Loiret) et d’Angoulême (Charente) où certains restèrent jusqu’en juin... 1946 !
C’est qu’en janvier 1945, l’on avait besoin du site pour de nouvelles victimes de cette guerre qui n’en finissait pas. Le 20, arrivèrent 796 civils allemands, dont 620 femmes et 71 enfants, arrêtés dans l’Alsace reconquise par l’armée du général Leclerc, internés d’abord dans l’ancien camp nazi du Struthof qui avait repris du service. Beaucoup périrent au cours des mois de l’hiver, suite au voyage en wagons à bestiaux pendant trois jours de l’Alsace à l’Anjou et vu les conditions matérielles lamentables de leur hébergement dans des baraquements en partie ruinés. Beaucoup d’entre eux étaient très âgés. Les rejoignirent au cours du printemps des soldats vaincus de la Poche de Saint-Nazaire puis, en août, des Hollandaises qui avaient épousé des nazis. En novembre 1945, un nouvel hiver s’annonçant, on précipita leur transfert dans le camp moins dur de Pithiviers (Loiret). Au printemps 1946, un escadron d’un régiment de Chasseurs d’Afrique de l’armée française les remplaça pendant quelques mois. Mais les barbelés électrifiés et les miradors avaient disparu. Enfin, le 22 octobre 1946, toutes les installations furent vendues aux enchères par les Domaines et démontées. Restaient sur place les ruines impressionnantes des marches et des fondations des bâtiments en maçonnerie, les colonnes du poste de garde devant l’ancienne entrée, et un bâtiment complet.
Mon ouvrage, Un camp pour les Tsiganes... et les autres [2], sortit en 1983. Aucun historien n’avait étudié ce sujet. J’avais bien trouvé quelques pages sur ces camps pour Tsiganes français dans l’un des nombreux titres de Christian Bernadac, L’Holocauste oublié, le massacre des Tsiganes (éditions France-Empire, 1979), mais le journaliste en avait fait des antichambres des camps de la mort nazis, ce qu’ils n’ont jamais été, et les clochards nantais décédés pendant l’automne 1942 et l’hiver 1943 étaient devenus sous sa plume des Tsiganes. Je me suis fait nomade pour rechercher d’anciens internés et des témoins. J’en rencontrai beaucoup car ils étaient encore nombreux au début des années 1980 : en particulier des gendarmes et des gardiens, des instituteurs, des docteurs et une infirmière, la sage-femme, des religieuses qui avaient partagé volontairement leur quotidien afin de les aider, le curé qui avait officié dans le camp. J’étais allé rencontrer des « voyageurs » dans leur verdine [ndlr : terme exact désignant la roulotte] ou sédentarisés ; je m’étais rendu jusqu’en Espagne pour retrouver un Républicain espagnol, jusqu’à Chicago où vivait l’une des internées allemandes de 1945... Les Montreuillais m’ont dit peu de choses : que le camp était le but de la promenade dominicale de certains de leurs compatriotes ; que je n’avais pas à plaindre ces Manouches qui étaient logés et nourris quand eux... Mon travail gênait, les Tsiganes n’étant pas des gens bien intéressants, et l’on ne voulait pas parler des autres internés, qu’ils fussent Républicains espagnols, clochards, collaborateurs et Russes blancs, que l’on avait oubliés, civils allemands, dont surtout des femmes, qui ne méritaient vraiment aucune pitié après ce qu’ils avaient fait. Il me faudrait me battre, quasiment seul au début, pour dire cette forfaiture ordinaire, sauver cette mémoire. Aidé par Jean-Louis Bauer, dit Poulouche, interné enfant dans quatre camps dont Montreuil, je réussis à faire ériger une stèle dans l’enceinte de l’ancien camp, le 16 janvier 1988. Encore une fois, les autorités sollicitées avaient refusé de nous aider, et quatre amis m’aidèrent à payer les frais de cette première érection sur un tel site. Ce qui n’empêcha pas le Conseil général du Maine-et-Loire de payer quelques années plus tard une somme plus de dix fois supérieure pour un monument en hommage aux victimes vendéennes de 1793. Ce qui me fit écrire dans la presse locale qu’en Anjou, un rebelle à la République était mieux coté qu’un Manouche... Le texte imposé de la plaque commémorative ne manque pas de panache : « En ces lieux se trouvait le camp d’internement [avait été refusé le terme exact de « concentration »] de Montreuil-Bellay. De novembre 1941 à janvier 1945, plusieurs milliers d’hommes, de femmes et d’enfants tsiganes [avaient été refusée l’inscription de toutes les autres victimes de ce camp] y souffrirent, victimes d’une détention arbitraire ». Vous avez dit « arbitraire » ? Manière élégante de ne pas citer nommément la IIIe République qui signa le décret d’avril 1940, l’État Français qui l’appliqua, et le Gouvernement Provisoire de la République
qui l’oublia. François Mitterrand désigna en 1990 Montreuil-Bellay comme lieu de mémoire national pour les Tsiganes victimes de la Seconde Guerre mondiale. Une cérémonie officielle a lieu depuis, chaque année le dernier samedi d’avril. Une décennie de nouvelles recherches et de rencontres provoquées par la première édition en permit une seconde plus complète et surtout plus illustrée. Le petit-fils du directeur du camp m’avait offert des photos prises par sa mère en 1944, documents rares sur un tel sujet.
Pourtant l’ancien camp gêne encore la sérénité de mes compatriotes. Les vestiges un à un disparaissent.
Le seul bâtiment complet encore existant vient d’être rasé parce que l’on a construit cent mètres plus loin un rond-point routier ; les colonnes du poste de garde, qui ne gênaient pas, ont été escamotées à l’occasion de l’élargissement de quelques centimètres du virage proche. Un nouveau rond-point menaçait la prison et la stèle, mais un abondant courrier a réussi à évacuer le projet. Le terrain appartenait et appartient toujours à un pharmacien du bourg. Depuis plus d’un demi-siècle, il sert de pacage pour des animaux qui piétinent les ruines. C’étaient de pacifiques moutons, ce sont maintenant de lourdes vaches dévastatrices... Une association [3], créée en 2004, s’est donné comme objectif de sauver le terrain aujourd’hui dans un état déplorable, et de le nettoyer pour qu’il devienne un lieu de mémoire. La mairie a proposé de l’acquérir en faisant valoir son droit de préemption et d’en confier l’animation à l’association. Vieille promesse qui dort et qui n’aboutit pas. Serait-ce toujours parce qu’en Anjou, comme ailleurs, les Manouches, les Tsiganes, n’ont pas la cote ? Pitié pour quelques ares de terre abandonnés aux herbes folles et aux chardons ! Là y souffrirent de janvier 1940 à novembre 1945 des Républicains espagnols, nos soldats vaincus, nos hôtes britanniques, nos Tsiganes, nos clochards, nos collaborateurs, mais aussi des soldats russes alliés à l’ennemi, des civils et des soldats allemands, et quelques autres que les archives et les mémoires ont oubliés, victimes de la haine ou de l’indifférence.
[1] 1. « Les camps de concentration sont des camps de prisonniers pour les personnes issues de groupes minoritaires, pour les dissidents politiques ou autres individus décrits comme asociaux, détenus pour une durée indéterminée, le plus souvent sans avoir eu droit à un procès équitable. Ils se différencient des prisons, qui se veulent des lieux de détention légitimes pour ceux qui sont coupables de violer les lois ; des camps de prisonniers, où sont détenus les ennemis capturés ; et des camps de détention, d’internement ou de réfugiés, où sont rassemblées des populations civiles après une guerre. Il existe aussi des camps de concentration où les détenus sont retenus contre leur gré et sans contrôle judiciaire, mais sans y être maltraités. » (Steven L. Jacobs, Le Livre noir de l’humanité, éd. Privat, 2001.) Les camps d’extermination étaient une partie d’autres camps, là où se trouvaient les chambres à gaz où l’on tuait les déportés, souvent dès leur arrivée, après sélection, avant de faire disparaître les corps dans les fours crématoires.
[2] Jacques Sigot, Un camp pour les Tsiganes...et les autres, Montreuil-Bellay, 1940-1945, éditions Wallâda, 1983. Ouvrage réédité et complété en 1994 sous le titre Ces barbelés oubliés par l’Histoire
[3] L’AMCT, Les Amis de la Mémoire du camp tsigane de
Montreuil-Bellay. http://memoire.du.camp.free.fr.