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La peur du gendarme

La peur du gendarme

La peur du gendarme
Mis en ligne le lundi 4 mai 2009 ; mis à jour le jeudi 1er janvier 2009.

Publié dans le numéro 29 (jan.-fév. 2009)

«  Depuis le premier jour où je l’ai vu / Je suis paralysé je ne respire plus / Et quand je pense trop, j’ai tellement froid dans le dos / Que même les esquimaux n’en reviendraient pas / (...) Peurrr (sic) du gendarme ! Peurr du gendarme ! (...)  ». C’est Patrick Topaloff qui, en 1976, sur l’obscure face B d’un 45 tours non moins obscur - Perlinpinpin - confiait à son public, non négligeable à l’époque, la vive terreur que lui inspirait l’uniforme de la maréchaussée. Au-delà du cas très particulier de M. Topaloff, peut-on postuler l’universalité de ce sentiment ? La question est d’importance, pour le gendarme bien sûr, mais également pour le criminologue : la crainte de la sanction peut-elle constituer le ressort d’une politique pénale ou plus largement d’une politique publique efficace ? La politique de sécurité routière a, en partie sur le fondement de cette conviction, massivement mobilisé l’instrument répressif : 9,4 millions de points de permis ont été retirés en 2008 - contre seulement 1,18 millions en 1993 - et 100 000 permis invalidés [1]. Le nombre de décès sur les routes (à 6 jours) est passé de plus de 10 000 par an à la fin des années 1990 à moins de 5000 aujourd’hui.


On peut cependant s’interroger sur la robustesse du lien de causalité entre répression routière et accidentologie ; on peut également s’interroger sur les contributions respectives de la répression, de l’éducation et du progrès technique à la réduction du nombre d’accidents et de décès sur les routes. On peut surtout soulever la question de la transposition de ce raisonnement simple - la peur du gendarme contribue au respect de la législation - au-delà de la délinquance routière à d’autres types d’infractions.


Se réclamant de précurseurs tels que le marquis de Beccaria et Jeremy Bentham, l’économiste Gary Becker a, le premier à l’époque moderne, mis en œuvre les outils de l’analyse économique - la théorie du choix rationnel - au service de l’étude des comportements criminels [2]. Dans un papier demeuré célèbre [3], Becker s’efforce ainsi de déterminer les caractéristiques d’une politique optimale de lutte contre la criminalité, c’est-à-dire de répondre à cette question : combien de ressources une société donnée devrait-elle consacrer aux activités tendant à faire respecter la loi ?


Le modèle permet de tenir compte du coût social de la criminalité mais aussi des dépenses induites par la poursuite et l’incarcération des criminels, pour déterminer la réponse optimale de la société - celle qui minimise le coût global du crime. Dans ce cadre d’analyse, les forces de l’ordre sont confrontées à une « offre » de criminalité qui dépend simplement, pour l’individu considéré - le criminel
 , d’un calcul économique consistant à rapprocher l’utilité retirée de l’entreprise (criminelle) envisagée de celle procurée par les activités légales alternatives. Le nombre de crimes dépend dès lors des gains (monétaires, bien entendu mais pas seulement) respectivement associés aux activités légales et illégales considérées, des caractéristiques personnelles de l’individu en cause (sa propension psychologique à commettre un crime en quelque sorte - sur laquelle l’économie, en 1968 à tout le moins, a peu de choses à dire) et surtout de deux variables élémentaires que sont (i) la probabilité, pour chaque crime commis, d’être arrêté et condamné et (ii) le châtiment dont est passible ledit crime. Ainsi, les ressources consacrées à la lutte contre la criminalité affectent-elles directement la probabilité d’arrestation et de condamnation et, conjuguées aux modifications de la sentence (dans sa forme comme son intensité) décidées par le législateur, réduisent l’offre de crimes (et de criminels). La sanction, qui réduit les gains espérés de l’activité criminelle, est dissuasive.


Pour fixer les idées, il n’est pas indifférent de remarquer qu’en France, environ 1 millier d’homicides sont commis chaque année. Les forces de l’ordre élucident 800 affaires dans cette catégorie tandis que les tribunaux prononcent environ 500 condamnations, soit une probabilité de sentence de l’ordre de 50 %. L’article L. 221-1 du code pénal dispose : « Le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre. Il est puni de trente ans de réclusion criminelle. » Les condamnations pour homicides aboutissent dans 99 % à une peine de prison ferme.


Les travaux théoriques se bornent à postuler une relation causale - et inverse - entre le crime et son châtiment. Qu’en est-il en pratique ?


De nombreux travaux empiriques se sont efforcés de répondre à cette question de la dissuasion. Ils se heurtent cependant à des difficultés méthodologiques redoutables. En particulier, l’accroissement de la sanction associée à une infraction - qu’il s’agisse d’une hausse de la probabilité de sanction ou d’une augmentation du quantum de la peine - est susceptible d’affecter le niveau de criminalité de deux manières. D’abord, comme le suggère l’analyse théorique de Becker, on peut postuler un mécanisme de dissuasion : une sanction accrue réduit l’offre de crimes. Ensuite, la remarque est triviale mais d’une grande portée empirique, force est de constater que lorsque la sanction en cause est une peine d’emprisonnement, la mise à l’écart du criminel doit se traduire par une baisse du nombre de crimes commis (hors les murs de la prison). L’étude de la corrélation simple - et en règle générale négative - entre les taux d’arrestation et les taux de criminalité sur un territoire donné ne permet pas de faire le départ entre ces deux phénomènes. Grâce à une stratégie empirique innovante [4], Steven Levitt est parvenu [5], sur données américaines, à évaluer les rôles respectifs de ces deux phénomènes. Il arrive à la conclusion que (i) la probabilité d’arrestation et le taux de criminalité sont négativement corrélés (une hausse de 1% du taux d’arrestation pour viol réduit de 0,277 % le taux de criminalité dans cette catégorie), que (ii) cette corrélation négative est dans une large mesure due à un phénomène de dissuasion et que (iii) ces résultats sont variables selon les catégories de crimes considérées (la mise à l’écart joue un rôle important en matière de viol ; la dissuasion est très significative - plus de 75 % de l’effet - pour les atteintes aux biens ; les résultats ne sont pas probants en matière de meurtre).


Si la dissuasion joue bel et bien un tel rôle, comment la forme du châtiment affecte-t-elle le comportement criminel ? La question se pose avec une acuité toute particulière en ce qui concerne la peine de mort. Une littérature abondante s’est attachée à démonter les bénéfices associés à l’existence de la peine de mort, tout particulièrement après les travaux d’Isaac Ehrlich qui concluait en 1975 que chaque exécution, aux Etats-Unis, sauvait 8 vies [6]. Wolfers et Donohue, en 2006, ont dans une large mesure réduit ces résultats à néant en critiquant vivement les méthodes utilisées et en mettant très sérieusement en cause l’existence de tout effet dissuasif de la peine de mort [7]. Cela n’a, d’un point de vue théorique, aucun caractère paradoxal. En effet, un criminel rationnel, sous l’hypothèse qu’il présente une préférence relative pour le risque élevée - ce qui semble raisonnable pour un criminel - réagit plus fortement à une modification de la probabilité d’être arrêté qu’à un changement dans la forme du châtiment : l’importance de la sentence joue un rôle secondaire par rapport à la probabilité d’être arrêté et condamné.

Or, en pratique, les exécutions sont trop rares et précédées de délais trop longs pour avoir la moindre influence sur les comportements criminels [8]. Entre 2000 et 2008, la peine de mort à été mise en œuvre à « seulement » 537 reprises (à rapprocher des 16 000 homicides commis chaque année aux Etats-Unis) [9]. Dans le couloir de la mort, on dénombre 3 309 prisonniers au 1er janvier 2008 ; compte tenu du rythme annuel des exécutions (environ 40), cela donne un taux de mortalité de 1,2 % par an - sans doute très sensiblement inférieur à celui auquel sont exposés les criminels en liberté. Dès lors, pour reprendre la formule du toujours pertinent detective Harry Callahan du San Francisco Police Departement : «  Go ahead, make my day !  »



 

NOTES

[1] On relèvera qu'entre 800 000 et 900 000 permis sont délivrés chaque année : l'attrition liée aux retraits de points représente donc environ 12 % de ce flux annuel.

[2] La notion de « crime » recouvre ici l'ensemble des infractions à la législation, des comportements illicites - les plus bénins comme les plus sérieux.

[3] Becker, Gary, 1968, « Crime and Punishment : An Economic Approach », Journal of Political Economy, 76:169-217.

[4] Levitt exploite le fait que, dans un monde où seul le mécanisme de « mise à l'écart » prévaudrait, une augmentation du taux d'arrestation pour une catégorie de crime déterminée devrait se traduire par une réduction du taux de criminalité pour toutes les catégories de crime, tandis que sous l'hypothèse inverse (seule la dissuasion fonctionne), une telle arrestation devrait se traduire non seulement par une baisse dans cette catégorie mais également par une hausse du taux de criminalité pour les autres catégories de crimes (les criminels se diversifient vers les activités les moins risquées).

[5] Levitt, Steven, "Why do increased arrest rates appear to reduce crime : deterrence, incapacitation or measurement error ?", NBER working paper 5268, 1995.

[6] Ehrlich, Isaac (1975), "The Deterrent Effect of Capital Punishment : A Matter of Life and Death", American Economic Review 65(3):397-417.

[7] Donohue III John J., Wolfers Justin, "Uses and Abuses of Empirical Evidence in the Death Penalty Debate", NBER working paper 11982, 2006.

[8] L'argument est développé dans Levitt Steven D., Dubner Stephen J., Freakonomics : A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything, Penguin Books, 2005.

[9] C’est également pour cette raison qu’il est très délicat de mettre en évidence empiriquement un lien entre exécutions capitales et taux de criminalité (sujet par ailleurs à des mouvements importants d’une année sur l’autre causés par une multiplicité de facteurs) - cf. supra, Donohue et Wolfers (2006).

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