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« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 04 (27 mars-13 avril 2010)
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Paris, jeudi 18 mars 2010. Après maintes rencontres ajournées, je suis enfin conviée à la réunion bimensuelle de la Barbe, qui se tient ce soir à la Maison des Associations du 10ème arrondissement.
Sur le quai du métro Pigalle, une affiche publicitaire pour les poêles à bois « Invicta ». Sur trois mètres sur deux, un quinquagénaire à dreadlocks et lunettes noires pose dans une attitude savamment décontractée. Il est entouré de deux jeunes femmes, une brune, une blonde, qui lèvent sur lui des yeux conquis et admiratifs. « Mes poêles les séduisent », clame le slogan. Dans le wagon, je trouve un récent numéro des Inrockuptibles abandonné sur un siège. « L’offre d’abonnement » représente sous forme de bande dessinée un homme au lit, accaparé par sa lecture. Lovée contre lui, une femme nue dans une attitude de chatte lascive lui susurre en le dévorant des yeux : « Tu m’... ? ».
« Ces images constituent un discours et ce discours a un sens : il signifie que les femmes sont dominées. (...) Non seulement il entretient des relations très étroites avec la réalité sociale qu’est notre oppression (économique et politique). Mais il fait partie des stratégies de violence qui sont exercées à notre endroit, il humilie, dégrade, il est un crime contre notre « humanité ». (...) D’ailleurs la domination est niée, il n’y a pas esclavage des femmes, il y a différence. A quoi je répondrai par cette phrase d’un paysan roumain à une assemblée publique où il était député en 1948 : « Pourquoi ces messieurs disent-ils que ce n’était pas de l’esclavage, car nous savons que ça a été de l’esclavage, cette peine que nous avons peinée ». Oui nous le savons et cette science des opprimés ne peut pas nous être enlevée » - Monique Wittig, New York, 1978.
En prévision de l’événement tant attendu j’ai relu quelques grands écrits féministes. De ces textes rares qui, parce qu’ils s’adressent à nous de là où ils vivent, dictés par une nécessité absolue, ont le pouvoir de changer notre regard sur le monde - et après lesquels on ne se soumet plus avec la même docilité à ses constants rappels à l’ordre. Des passages du scandaleux Trois Guinées de Virginia Woolf, paru en 1938 et aussitôt censuré parce qu’elle y comparait l’oppression des femmes à la répression nazie. Des articles de La Pensée Straight de Monique Wittig, féministe lesbienne, penseuse révolutionnaire qui, le 26 août 1970, fut de celles qui signèrent l’acte de naissance du MLF en allant fleurir les pieds de l’Arc de Triomphe armées de banderoles « Plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme » et « 1 homme sur 2 est une femme ». Des pages d’Angela Davis, théoricienne du féminisme noir emprisonnée dans les années 1970 pour ses liens avec les Black Panthers ; de Teresa de Lauretis, inventrice de la pensée queer ; de Trouble dans le genre de Judith Butler...
Au moment où le métro
aérien fait une enjambée au-dessus du canal Saint Martin, je songe
que la Barbe est l’héritière de ces militantes historiques
capables, avec les armes du faible, l’ironie rageuse et les
glissements symboliques, de dissiper ce que Virginia Woolf nommait
« le pouvoir hypnotique de la domination ». « La
barbe ! », c’est bien sûr l’expression d’un
ras-le-bol. Infiltrer barbues des assemblées d’hommes de pouvoir,
c’est aussi faire en un instant éclater le ridicule de la
situation : « pour en être, il fallait des poils ! »
et effilocher l’ensemble du système sexe/genre en liant
l’occupation de fonctions socialement valorisées à cette
propriété corporelle parfaitement arbitraire, la pilosité. Enfin,
en jouant sur le transgenre, les Barbues sonnent le glas du mythe de
la-Femme et revendiquent le « stigmate » du féminisme,
mot maudit qui désignait au 19ème siècle un dérèglement
hormonal chez un adolescent « efféminé » et continue
longtemps de sonner comme une injure, lubie de femmes frustrées et
(donc) hystériques.
Quai de Valmy, j’entre dans la salle dépouillée qui tient lieu d’Etat-major. C’est l’âme exaltée et l’esprit bouillonnant que je me joins à la dizaine de filles installées autour de la table. « Tout à 2 euros, l’enveloppe plus le timbre... Ouais mais alors on rentre pas dans nos frais ! » Chris déballe des planches de timbres fraîchement imprimés représentant une statue barbée de fourrure brune - « La Poste a refusé qu’on mette une barbe à la Marianne » m’explique Pascale, ma voisine. Je constate que l’heure n’est pas à l’étalage de mes trouvailles analytiques. La réunion démarre : retour sur l’exposition la Barbe à Nantes et organisation de son installation à Sciences-Po Paris pour la « Queer Week » (« 1 homme sur 2 est un homme », affirme un portrait de Barbue sur le portfolio), bilan de la dernière action au Salon du foot dimanche 14 mars (« Tiens, je me suis encore jamais fait de femme à barbe ! » dixit un animateur de stand). Au repos, j’admire la façon dont la parole se prend et se partage harmonieusement, sans jamais s’éloigner de l’ordre du jour... quand l’annonce de la prochaine action me fait sursauter. Ahurie, je demande des précisions à Pascale...