Dans l’arrière-boutique des ship managers
Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 01 (13-26 février 2010)
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Lundi 1 février, le matin, il neige à gros flocons pendant une petite heure, mais Paris n’est pas Vladivostock et la neige ne tient pas.
Le dictionnaire a raison. Le reporter est bien celui qui recueille des nouvelles et fait un récit. J’ai déjà fait le reporter occasionnel pour l’élection du président des Etats-Unis en 2004, puis, de loin, pour le Tour de France en 2005, ce qui me donne un minimum d’autorité pour coiffer le chapeau d’Albert Londres. Il était temps que je reprenne la route. Il fallait donc qu’on me passe commande. C’est fait. Pour le tout nouveau Tigre, je dois choisir mon sujet. C’est vite fait. L’indécence du monde est telle que l’actualité sociale nous requiert. Les conflits ne manquent pas. Par affection, je choisis Ivry et l’imprimerie du Monde.
«Un reporter ne connaît qu’une seule ligne, celle du chemin de fer». Albert Londres a fixé à jamais la ligne éditoriale. Pour se rendre à Ivry, on peut donc prendre le train, c’est la voie ferrée qui descend vers Rodez, celle qu’entendait Artaud quand il passait ses nuits chez le docteur Esquirol en songeant à l’oreille gauche du boucher roux qui rêvait «qu’on s’embarque dans un train comme pour une étoile». Vous pouvez prendre aussi l’autobus, par exemple le 125 qui vient de la porte d’Orléans ; ou le métro, c’est la ligne 7, elle vient du Fort d’Aubervilliers où les tigres ont leur tanière.
Après avoir longé la mairie et le dispensaire, je franchis le pont du chemin de fer, je tourne à droite vers le stade Lénine, la toponymie nous prouve qu’on est dans la banlieue rouge, je salue le stade et Lénine, ils l’ont refait à neuf, le stade, en gazon synthétique. En face, le square Philibert Pompée abrite deux hêtres pourpres et un monument de circonstance. C’est une statue qui se résume à un socle où on a gravé un vibrant HOMMAGE AU TRAVAIL. Au-dessus du socle, il n’y a rien, pas de représentation du travail, pas d’allégorie, ni forgeron ni fileuse, rien que du vide. Le monument date de 1911, alors que le mouvement social reflue après les grandes grèves qui annonçaient le grand soir et entretenaient la grande peur des possédants. Cependant, même par reflux, les ouvriers ne désarment pas. On peut rappeler au hasard la grève des casquetiers et la grève des limonadiers, tout un catalogue comme les fusils à Manufrance et les nefs dans l’Iliade, sans oublier le 26 novembre la mort de Paul Lafargue, qui avait osé Le droit à la paresse, et se suicide avec sa femme avant que l’impitoyable vieillesse (dit-il) ne m’enlève un à un les plaisirs et les joies de l’existence.
Alors, avant qu’il ne soit trop tard, allons-y allonz-o !
La place Gambetta me plaît avec ses pavés ronds, sa forme vaguement ovale, ses maisons en briques, ses cafés, ses bars, ses pizzerias, une pharmacie, une boutique d’enseignes. Elle constitue le carrefour colonel Fabien/ Vaillant-Couturier/ Jaurès/ Brandebourg/ Galilée/ Pierre Rigaud, les petites rues pour Galilée qui prétendait que la terre tourne et pour Rigaud qui était le secrétaire de Thorez et fut exécuté par les nazis.
Le site de l’imprimerie du Monde est à deux pas, allongé comme un bateau. Je le connais bien, pour ses roulements à billes suédois. Il y a vingt-cinq ans, j’avais traîné mes guêtres la nuit où les ouvriers de la SKF avaient voulu reprendre leur usine occupée par les CRS, des boulons dans les poches et à la main un manche de pioche venu des serres municipales ou du cimetière, de toute façon des pioches faites pour les parterres de fleurs. Cette nuit-là, les grenades tombaient un peu comme à Gravelotte, et si les métallos ont perdu une bataille ils n’ont pas perdu la face, c’était en tout cas le sentiment général.
Trois ans après, le Monde y installait son imprimerie et ses rotatives qui ont pris un coup de vieux. Toute la question est là.
Le paysage de zone industrielle reste envoûtant. Une boucle du coté des quais révèle encore des garages, des hangars, un entrepôt de récupération de papiers. La mairie a baptisé le croisement place Hubert Beuve-Méry, place est une façon de parler, mais elle va bien à quelqu’un qui signait son éditorial Sirius. Malgré le froid, des types en chemise grillent une cigarette avant de rentrer dans le bateau. Avant de les rencontrer, je voudrais donner deux trois coups de téléphone à mes camarades de la CGT.
Le responsable du Syndicat Général du Livre est d’accord pour qu’on se voie. L’histoire semble assez simple. Les 5 et 6 janvier, une partie des salariés a fait une grève qui a empêché la sortie du Monde. La grève a pour motif les inquiétudes liées à la perspective de rachat par un groupe espagnol, le constat que les engagements contractuels ne seraient pas respectés et la conviction que l’imprimerie reste un atout essentiel. La grève a permis d’obtenir qu’une rencontre avec la direction du groupe sur l’avenir de l’imprimerie ait lieu. La rencontre est prévue le 12 février, rue de Varennes, à la Direction générale des médias. Tout le monde en saura davantage alors.