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Guantanamo

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Mis en ligne le mardi 7 octobre 2008 ; mis à jour le mardi 6 mai 2008.

Publié dans le numéro IX (mai-juin 2008)

4 novembre 2007, tarmac d’une base militaire aux alentours de Bagdad.

4 novembre 2007, tarmac d’une base militaire aux alentours de Bagdad. Elle enlève son casque de libellule d’une geste ample et assuré, comme dans une pub de shampooing, pour dévoiler une chevelure rousse et volumineuse. J’aurais juré qu’elle allait être blonde. Elle remet ses lunettes en place - une pilote d’hélicoptère portant des lunettes, c’est un peu étrange, non ? -, calme une mèche rebelle agitée par le souffle des rotors en fin de course, prend son pistolet et s’assure qu’il est bien déchargé. Elle relève la tête et nous sourit. Elle parle ; on ne comprend rien, le bruit des moteurs est encore trop fort. Ses lèvres bougent dans le néant de la nuit comme sur la pellicule d’un film muet. On ne sait toujours pas ce qui se passe. On vient juste de revenir au milieu de nulle part, sur une base militaire quelconque perdue dans l’immensité sidéralement plate autour de Bagdad, dont on venait de décoller quelques minutes auparavant. Je serais bien en peine de dire si l’on se trouve au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest de la ville ! Un des pilotes y aurait-il oublié son portable ? Quelle galère, on m’a mis sur cet hélico pour aller de l’aéroport de Bagdad à la Zone Verte au dernier moment, car sur celui où est monté le reste de mes collègues il manquait une place pour notre groupe de dix. Au moment de se diriger vers l’hélico, je me suis empêtré dans mes sacs, et j’ai dû laisser passer les autres pour tout démêler. Je me suis donc retrouvé dernier de la file, et au pied de l’hélico, et le pilote m’a fait signe que de place il n’y en avait plus. J’ai regardé, penaud, dans une incompréhension totale, comme dans un mauvais souvenir d’enfance d’abandon, la troupe partir en vol direct vers la Zone Verte alors que l’on m’amenait vers un autre hélico rempli de soldats, qui, m’a-t-on alors dit, finirait bien par arriver dans la Zone Verte, mais après avoir fait cinq escales sur des bases militaires proches. Il est vingt-trois heures, j’ai pas mangé de la journée, le vol depuis Amman a été une fois de plus une partie de montagnes russes, et me voilà embarqué dans la nuit fraîche du mois de novembre, pour une randonnée aérienne au-dessus des quartiers plus ou moins recommandés de Bagdad et de ses mornes banlieues éteintes... Mauvaise pioche. Les rotors finissent par s’immobiliser et les paroles de notre pilote deviennent alors audibles. Elle s’approche de la porte sans fenêtre et l’ouvre d’un grand coup sec. Nous sommes encore harnachés comme des bœufs dans une bétaillère, bardés de nos gilets pare-balle et casques. Une montagne de bagages repose sur nos genoux agonisants. Sorry guys, we have a small technical problem with the other helo, in the engine. Have to stay grounded for the time being. Tout le monde descend de l’appareil, pose son barda et se détend les jambes. C’est la poisse. Panne d’hélico. Il est déjà minuit. J’ai des rendez-vous tôt demain matin. Je ne sais plus pourquoi je suis ici. Je regarde le ciel. Il suinte déjà de la froidure de l’hiver qui arrive à grand pas. Les étoiles ne m’en disent pas plus sur la raison de tout ça... C’est un de ces moments rares où l’on se sent figurant dans son propre film. Je me rassure - ce doit être une bénédiction de voir tout cela. Un jour, ces souvenirs me tiendront chaud. Je déambule moi aussi comme les autres passagers hagards, pour moitié des soldats au regard extenué qui s’asseoient sur le tarmac, remontent les genoux, reposent dessus leur tête lourde et s’endorment sur place - Dieu sait quels combats inutiles ils ont encore menés. Je regrette de m’être arrêté de fumer. C’est dans ce genre de moments de flottement où l’attente peut s’étirer sans fin que la cigarette prend toute sa raison d’être... Nous baignons dans un halo de lumière jaune jetée sur nous par deux pauvres lampadaires qui penchent eux-aussi la tête. Que sont-ils venus eux aussi faire sur cette base au milieu de nulle part ? Les pilotes sont déjà montés sur le dos du deuxième hélicoptère (les vols se font toujours à deux hélicos, pour raison de sécurité) et ouvrent sa carapace. Pas très rassurant ce genre de réparatio

 

Elle enlève son casque de libellule d’une geste ample et assuré, comme dans une pub de shampooing, pour dévoiler une chevelure rousse et volumineuse. J’aurais juré qu’elle allait être blonde. Elle remet ses lunettes en place - une pilote d’hélicoptère portant des lunettes, c’est un peu étrange, non ? - calme une mèche rebelle agitée par le souffle des rotors en fin de course, prend son pistolet et s’assure qu’il est bien déchargé. Elle relève la tête et nous sourit. Elle parle ; on ne comprend rien, le bruit des moteurs est encore trop fort. Ces lèvres bougent dans le néant de la nuit comme sur la pellicule d’un film muet.

On ne sait toujours pas ce qui se passe. On vient juste de revenir au milieu de nulle part, sur une base militaire quelconque perdue dans l’immensité sidéralement plate des alentours de Bagdad, dont on venait de décoller quelques minutes auparavant. Je serais bien en peine de dire si l’on se trouve au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest de la ville ! Un des pilotes y aurait-il oublié son portable ? Quelle galère, on m’a mis sur cette hélico pour aller de l’aéroport de Bagdad à la Zone Verte au dernier moment car celui où est monté le reste de mes collègues manquait une place pour notre groupe de dix. Au moment de se diriger vers l’hélico, je m’étais empêtré dans mes sacs, et ai dû laisser passer les autres pour tout démêler. Je me suis donc retrouvé dernier de la file, et au pied de l’hélico, et le pilote m’a fait signe que de place il n’y en avait plus. J’ai regardé, penaud, dans une incompréhension totale, comme dans un mauvais souvenir d’enfance d’abandon, la troupe partir en vol direct vers la Zone Verte alors que l’on m’amenait vers un autre hélico rempli de soldats, qui, m’a-t-on alors dit, finirait bien par arriver dans la Zone Verte, mais après avoir fait cinq escales sur des bases militaires des alentours. Il est vingt-trois heures, j’ai pas mangé de la journée, le vol depuis Amman a été une fois de plus une partie de montagnes russes, et me voilà embarqué dans la nuit fraîche du mois de novembre, dans une randonnée aérienne au-dessus des quartiers plus ou moins recommandés de Bagdad et de ses mornes banlieues éteintes... Mauvaise pioche.

Les rotors finissent par s’immobiliser et les paroles de notre pilote deviennent alors audibles. Elle s’approche de la porte sans fenêtre et l’ouvre d’un grand coup sec. Nous sommes encore harnachés comme des boeufs dans une bétaillère, bardés de nos gilets pare-balle et casques. Une montagne de bagages reposent sur nos genoux agonisants. Sorry guys, we have a small technical problem with the other helo, in the engine. Have to stay grounded for the time being. Tout le monde descend de l’appareil, pose son barda et se détend les jambes. C’est la poisse. Panne d’hélico. Il est déjà minuit. J’ai des rendez-vous tôt demain matin. Je ne sais plus pourquoi je suis ici. Je regarde le ciel. Il suinte déjà de la froidure de l’hiver qui arrive à grand pas. Les étoiles ne m’en disent pas plus sur la raison de tout ça... C’est un de ces moments rares où l’on se sent figurant dans son propre film. Je me rassure - ce doit être une bénédiction de voir tout cela. Un jour, ces souvenirs me tiendront chaud.

Je déambule moi aussi comme les autres passagers hagards, pour moitié des soldats au regard extenué qui s’asseoient sur le tarmac, remontent les genoux, reposent dessus leur tête lourde et s’endorment sur place - Dieu sait quels combats inutiles ils ont encore menés. Je regrette de m’être arrêté de fumer. C’est dans ce genre de moments de flottement où l’attente peut s’étirer sans fin que la cigarette prend toute sa raison d’être... Nous baignons dans un halo de lumière jaune jetée sur nous par deux pauvres lampadaires qui penchent eux-aussi la tête. Que sont-ils venu eux aussi faire sur cette base au milieu de nulle part ? Les pilotes sont déjà montés sur le dos du deuxième hélicoptère (les vols se font toujours à deux hélicos, pour raison de sécurité) et ouvrent sa carapace. Pas très rassurant ce genre de réparation de fortune, en pleine nuit, en plein désert. Je me console en me disant qu’au moins, je suis dans le bon hélico, celui qui volait sans problèmes. Cette pioche-là, au moins, est bonne.

Avec l’attente, le regard perce l’obscurité. Je distingue mieux ce qui nous entoure. Nous ne sommes pas seuls sur cette base dont aucune carte ne doit porter l’existence. À une centaine de mètres, sur notre gauche, on distingue la silhouette d’un immense avion de transport de troupes, de la taille d’un Illyouchine, bien plus grand que les C-130 qui nous amène d’Amman jusqu’à Bagdad. Les hélices de l’avion tourne encore - leur bruit m’était jusqu’alors masqué par le bourdonnement de nos propres hélicos. Dans un halo de lumière blafarde, on voit soudain le cul de l’avion s’ouvrir comme une poule se préparant à pondre ses oeufs du jour. Et là, le miracle se produit... Il en sort bien des oeufs. Ou plutôt, de petites créatures animées, toutes vêtues de blanc, la tête couverte d’un capuchon. Elles se suivent à la queue leu-leu, d’un pas hésitant, comme si elles étaient attachées les unes autres autres. Comme si elles étaient aveugles - ou aveuglées. Deux rangées d’une trentaine de créatures. On doute de leur caractère humain et elles me rapellent soudain les aliens de Roswell. On les diraient sorties tout droit d’un film de science-fiction, d’un vieux Star Trek ou Cosmos 99. C’est cela, je suis sur une autre planète, au propre comme au figuré... Je plisse les yeux pour m’assurer de ce que je vois. La fatigue, le froid, le bruit, l’impression d’être perdu dans un pli du monde, l’envie de fermer les yeux pour les rouvrir et m’apercevoir que je suis ailleurs, tout cela peut donner lieu à des hallucinations... L’étrange, le fascinant laisse soudain la place à l’effrayant... je sors enfin de mon hypnose et réalise ce dont il s’agit. Ce sont des prisonniers. Ou des prisonnières - le grand voile / capuchon qui recouvre la tête leur donne un caractère résolument féminin. Ils sont enchaînés les uns aux autres, ils ne voient pas où ils mettent les pieds, d’où les petits pas de fourmis, la démarche mécanique, l’impression d’extra-terrestrialité. Des hommes en armes autour d’eux - soldats ou barbouzes de Blackwater - les encadrent et les font s’asseoir sur leurs talons, tout près les uns des autres. Ils se serrent. Ils doivent avoir peur, froid, ils ne voient probablement rien. Certains font mine de vouloir se relever - avant de se voir repousser vers le sol par la main d’un soldat. On doit leur crier dessus, je ne peux rien entendre d’ici. L’humiliation suinte la scène. Il y a celui qui a la force et l’arme, et celui qui est à terre. Qu’ont-ils fait ? D’où viennent-ils ? De quel bord sont-ils ? Comment ont-ils été arrêtés et jugés - s’ils l’ont seulement été ? Et puis, où vont-ils... De toute évidence, ils ne vont pas rester sur cette base perdue au milieu de nulle part, qui semble faite en tout et pourtout de quelques bâtiments en dur et d’une série de grandes hangars en tarpaulin. Les soldats continuent à tourner autour d’eux et semblent agités. Ils sont moins nombreux que les prisonniers - mais ceux-ci sont de toute façon dans l’incapacité totale de se rebeller. Et pourquoi les ont-ils habillés de tenues blanches immaculées ainsi ? Pour les emmener en pélérinage à la Mecque ? Pour débarquer dans une soirée Halloween et faire sensation ? L’absurdité atteint son comble et n’a d’égal que l’absurdité de ma présence ici [Nicolas Garrigue travaille pour l’ONU], sur une base US, attendant que mon hélicoptère de l’armée US soit réparé avant d’être déposé au beau milieu de la Zone Verte, sous haute protection des troupes américaines.

Notre pilote rousse et accorte nous fait signe que les réparations sont finies. On va pouvoir continuer notre périple dans la nuit bagdadie. Remonter à l’échine des faubourgs et quartiers défoncés des banlieues de Bagdad, tutoyer les palmiers avant d’aller suivre l’encolure du Tigre, faire un dernier virage et se poser comme une fleur dans le sein des seins. Une voiture de l’ONU m’attendra et je tournerai bientôt la clé de mon container douillet et chauffé. Avant de m’assoupir, je regarderai un peu les news à la télé. Il y a aura la météo du lendemain, des bombes au Pakistan et les bourses qui perdent la tête. Ensuite, je fermerai les yeux et suivrai le premier rêve qui passe à portée de mon inconscient.

Avant de m’assoupir, j’aurai aussi une pensée pour ces êtres sortis du néant, qui n’auront jamais connaissance de m’avoir croisé un jour de novembre dans la nuit noire. Je les imaginerai reprenant leur long chemin vers une prison secrète, en Roumanie, en Pologne, au Pakistan, à Guantanamo, que sais-je... En dehors de toute légalité, hors des registres et loin des caméras des médias. Ici, le Far West continue, plus fort que jamais. Les Américains arment les cheikhs sunnis pour qu’ils fassent la peau aux brebis égarées d’Al Qaïda. Demain, ils se feront la peau les uns aux autres, ou aux Shias, ou encore aux Américains de nouveau.

L’improvisation, criminelle, plus que jamais.

 

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