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La traversée de Paris... à la nage

La traversée de Paris... à la nage

La traversée de Paris... à la nage
Mis en ligne le lundi 10 septembre 2007 ; mis à jour le vendredi 17 août 2007.

Publié dans le numéro IV (ÉTÉ 2007)

 

Dans le monde de la télévision, l’été est rituellement une période de fêtes, de compétitions et de jeux singuliers. Qui ne connaît pas, ne serait-ce que de nom, Intervilles, Fort Boyard ou Koh-Lanta ? Le concept de ces émissions repose sur l’idée que la saison estivale est propice aux divertissements familiaux, aux spectacles en plein air et aux épreuves sportives de toutes sortes. Il n’est pas apparu avec la télévision en pleine explosion durant les années 1970, mais avec la presse populaire de grande diffusion à l’extrême fin du XIXe siècle. Afin de faire événement et d’améliorer leur notoriété publique, les quotidiens à bon marché organisent, à partir des années 1890, des manifestations sportives et festives dont la plupart se déroulent entre juin et septembre. Nombreuses sont les petites attractions estivales qui sont montées de toutes pièces par les journaux et qui, rééditées régulièrement, rythment l’été pour les lecteurs. Avant de devenir des rencontres sportives, elles représentent des opérations pittoresques et divertissantes.

Parmi ces manifestations oubliées se distingue la traversée de Paris à la nage, épreuve surprenante dont l’histoire rappelle le temps où la Seine était accessible aux nageurs et, surtout, où la nage en eaux vives était la norme. La première expérience se déroule le 30 août 1903, non entre deux ponts du fleuve mais entre deux écluses du canal Saint-Martin. L’exploit d’un petit groupe de nageurs attire la curiosité de 250 badauds et d’un officier de police qui nous a laissé son rapport, unique témoignage aujourd’hui de cette nage éphémère entre les péniches. Il donne l’idée aux dirigeants du journal L’Auto, grand quotidien sportif, auteur du Tour de France depuis 1903, d’organiser la première traversée de Paris à la nage le 10 septembre 1905. Huit personnes s’affrontent du pont National au viaduc d’Auteuil (actuel pont Garigliano). Parmi les nageurs se trouve une femme, Miss Kellermann, une célèbre nageuse venue d’Australie, dont la beauté et le courage sont mis en valeur : « Miss Kellermann est souriante, elle paraît très heureuse, et dans un français assez pur, un français accompagné d’un très agréable accent, la petite Australienne ouvre devant nos yeux le journal L’Auto et s’écrie : «On ne croit pas en moi, à Paris ; les parieurs me relèguent au dernier plan. Votre cote est fausse, mais vous allez voir demain de quoi je suis capable» ». Le vainqueur, le Français Paulus, met 3 heures et 29 minutes pour parcourir les onze kilomètres du parcours. Miss Kellermann se classe quatrième avec plus de quatre-vingt-dix minutes du premier. L’effort sportif, la venue de 500000 curieux le long du fleuve et la mise en événement journalistique sont tels que la course devient vite une classique dans le monde de la natation, un grand rendez-vous estival pour les Parisiens. Tous les ans jusqu’en 1936 et excepté entre 1914 et 1921 inclus, la compétition revient un dimanche à la fin du mois d’août ou au début du mois de septembre. Elle constitue l’épreuve reine de la jeune Fédération française de natation.

La médiatisation transforme peu à peu cette compétition. Au départ course spéciale de natation dont le traitement rédactionnel ne diffère pas de celui des autres compétitions sportives, la traversée de Paris à la nage devient une opération journalistique de grande ampleur. Sa logistique nécessite l’installation de tribunes, la présence d’un service spécial de santé et de sécurité, parfois l’aménagement des berges. Après la Première Guerre mondiale, ses enjeux sportifs et médiatiques croissants dépassent L’Auto qui abandonne l’orchestration et le sponsoring de l’épreuve au profit du Petit Parisien, puissant quotidien national d’information tirant à plus de 1 500 000 exemplaires. Ce journal fait de la course une formidable fête populaire et un événement médiatique. L’édition 1926 est rebaptisée la « Fête parisienne de l’eau ». La traversée à la nage est doublée d’une course d’avirons le jour. Une parade d’embarcations illuminées et des feux d’artifice égayent la foule des spectateurs durant la soirée. Le journal exulte : « Ce fut la fête de l’eau, mais surtout la fête de la Seine. Car tous les Parisiens étaient là. Nous n’osions escompter un pareil succès : un million de spectateurs faisant la chaîne - une chaîne aux chaînons bien soudés - du pont National à la passerelle Debilly. Et le soir [...], le flot humain, disloqué pour quelques heures, se reforma heurtant de ses remous la digue des quais. La fête de nuit qui fut un poème de lumière, évocateur des fastes vénitiennes, compléta la fête du jour, où le lyrisme du spectacle faisait un cadre de beauté au poème de l’effort ». Le commentaire se veut à la fois poétique, élogieux et réaliste. L’année suivante, des concours de pêche à la ligne, de sauvetage, de plongeons et de mariniers complètent la manifestation sur la Seine. La mise en récit et en image est soignée. Le récit du rédacteur met l’accent sur l’enthousiasme du public et l’exploit sportif : « Le triomphateur ordinaire, le Bordelais Rebeyrol, est suivi de très près par un jeune Italien, Costoli, le plus jeune des cinq frères, tous nageurs émérites Va-t-il, cette fois, arracher la palme à l’imbattable champion ? ». Ils franchissent en même temps la ligne d’arrivée et Rebeyrol « accepte, avec tranquillité, le verdict qui, pour la première fois, depuis bien des années, ne lui attribue que le second rang ». Les photographies montrent les meilleurs moments des courses, des vues panoramiques de la Seine brassée par les nageurs et recouverte de bateaux, les portraits des athlètes et des officiels. Elles ne présentent pas les nombreux participants qui, lèvres bleues et visages pâles, abandonnent cette année du fait de la froideur de l’eau. Ainsi restituée, la traversée de Paris à la nage a perdu ses caractères singuliers pour devenir un show sportif sensationnel.

Le succès commercial et médiatique de la manifestation suscite l’envie des autres journaux durant les années 1920. La Petite Gironde sponsorise la traversée de Bordeaux à la nage et Le Petit Marseillais orchestre des fêtes nautiques dans le Vieux-Port de Marseille. Dans la capitale, Le Journal, un concurrent et confrère du Petit Parisien, lance sa propre traversée à la nage en juillet, de telle manière que les Parisiens peuvent apprécier deux courses de natation dans la Seine à un mois d’intervalle. La rivalité entre journaux se retrouve dans les autres festivités populaires, épreuves sportives et attractions diverses qui émaillent l’été. On l’aura compris, ces opérations organisées et patronnées par la grande presse abreuvent les lecteurs. Elles façonnent largement la représentation culturelle et l’imaginaire social de la saison estivale auprès du plus grand nombre.

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