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Réseaux : pneumatiques

Réseaux : pneumatiques

Réseaux : pneumatiques
Mis en ligne le vendredi 26 octobre 2012 ; mis à jour le vendredi 4 mars 2011.

Publié dans le numéro 003 (Mars 2011)



« Vers quatre heures, il reçut un petit bleu de sa maîtresse, qui lui disait : «Veux-tu que nous dînions ensemble ? nous ferons ensuite une escapade.»

Il répondit aussitôt : «Impossible dîner.» »

Maupassant, Bel-Ami.




Le télégraphe de Chappe, vaincu par le brouillard et la nuit, finit par céder la place. Mais la magie du télégraphe électrique est étouffée par son succès - ou, d’après Maxime Du Camp, par le lyrisme administratif des fonctionnaires, qui encombrent les lignes de missives trop polies. Toujours est-il qu’une dépêche qui franchit les frontières à une vitesse défiant l’entendement peut rester bloquée plusieurs heures au central télégraphique de la rue de Grenelle avant d’être enfin distribuée dans Paris. Tel est le scandale auquel la première ligne pneumatique parisienne, tube en plein air qui relie timidement la Bourse au Grand-Hôtel du boulevard des Capucines, doit sa naissance en 1866. La sarbacane à la rescousse de l’électricité : le pneumatique apparaît comme un jeu d’enfant au secours d’une modernité débordée. C’est d’ailleurs dans les jardins de Tivoli qu’Ambroise Ador, parmi les balançoires et les manèges, avait mené les premières expériences parisiennes de « poste atmosphérique ».

L’essai s’avère concluant. La ligne se poursuit sous la forme d’une boucle polygonale passant par Grenelle et revenant à la Bourse via le Louvre. Rapidement, grâce aux égouts de Belgrand qui lui offrent un abri tout tracé, le réseau s’étend, réalisant le mystère d’un souffle souterrain, sous la forme d’abord de nouveaux polygones, puis de lignes qui rayonnent à partir des bureaux « centres de force » reliés aux « ateliers de force motrice » qui alimentent le circuit. Après quelques tâtonnements, le système parisien combine en effet l’aspiration par raréfaction de l’air et la propulsion par la pression : d’un côté, l’anti-nature du « vide universel » de la machine pneumatique chantée par Lautréamont, de l’autre, le ressort incassable, le « moteur universel » dont Antoine Andraud, ingénieur aux accents fouriéristes en quête du mouvement perpétuel, s’est fait le chantre exalté.

Un nouveau réseau se superpose ainsi à tous ceux que le XIXe siècle a jetés sur Paris, mais celui-ci, même achevé, offre une physionomie particulière : comme la toile d’une araignée boiteuse, il reste centré sur l’axe Bourse-Grenelle originel qui irrigue le Paris de l’ouest, le Paris des affaires et du pouvoir, faisant logiquement sa première incursion en banlieue à Neuilly. Avec l’ouverture du réseau aux correspondances postales, dont le mythique « Paris pour Paris », une pluie de billets bleus, froissés, serrés, baisés, se déverse dans les romans de Marcel Prévost ou de Paul Bourget, dont ils orchestrent les marivaudages et, décochant des flèches, pinçant et relâchant les cordes des cœurs, font rebondir les intrigues élastiques. Une nouvelle correspondance amoureuse naît, qui va droit au fait, au service de la liberté sexuelle des « demi-vierges », d’autant plus grande qu’elle est discrète. L’adultère s’ajuste à des circonstances toujours plus mouvantes : la dernière minute est née. Alors que certains se réjouissent d’observer l’intensification de la sociabilité urbaine, l’Accélération décrite aujourd’hui par Hartmut Rosa (éditions de la Découverte, 2010), avec son lot de désengagements, d’incertitudes et de malentendus, semble ici s’amorcer.

Le jeune télégraphiste bondissant qui achemine les dépêches du bureau de poste au domicile du destinataire est devenu un personnage de la rue parisienne, où il dépose une traînée festive de vie privée. Inversement, tandis que Proust lui-même conduit sa vie mondaine en architecte impatient, retiré mais présent, à coups de pneus contradictoires envoyés de son lit, le narrateur de La Recherche fait du pneumatique une chambre de transformation par laquelle l’intérieur, passé par l’extérieur, acquiert un peu de réalité : « dans l’adresse de ce pneumatique, [...] j’eus peine à reconnaître les lignes vaines et solitaires de mon écriture sous les cercles imprimés qu’y avait apposés la poste, sous les inscriptions qu’y avait ajoutées au crayon un des facteurs, signes de réalisation effective, cachets du monde extérieur, violettes ceintures symboliques, de la vie, qui pour la première fois venaient épouser, maintenir, relever, réjouir mon rêve. »

Obsolète, coûteux, vétuste, le service pneumatique est suspendu le 30 mars 1984 à 17 heures, dans un silence que ne trouble que la tristesse du petit groupe d’ingénieurs passionnés qui lui voyaient un avenir. Ceux qui l’ont connu semblent maintenant douter de leurs souvenirs. Il nous reste un plan au tracé irréel, comme un rêve de futur au passé, le plan d’un Paris qui n’existe pas.

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