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Africaine Queen, 6

Africaine Queen, 6

Africaine Queen, 6
Mis en ligne le mardi 4 mai 2010 ; mis à jour le dimanche 2 mai 2010.

Publié dans le numéro 05 (10-23 avril 2010)

« Ça ira mieux après les élections. » C’était le sentiment général il y a un mois au métro Château d’eau, après le durcissement du climat et la multiplication des arrestations de rabatteurs. Chacun attendait que l’orage passe, pensant que le bon score de la gauche aux régionales rassurerait la mairie et aiderait les choses à rentrer dans l’ordre. Deux semaines après le second tour, la tension reste palpable. Le quartier vit une période curieuse : désertion de la sortie de métro, repli prudent des rabatteurs sur les trottoirs d’en face d’où ils font leur possible pour continuer vaille que vaille d’attirer les clientes. Jusque-là l’ancienneté, le bagout, les bras enveloppants, le sourire étaient rois. Désormais comptent surtout les cordes vocales, le hasard qui pousse les clients à emprunter telle ou telle direction, la résistance à la fatigue et au découragement. Forcément, pour ceux dont les affaires marchaient bien, le moral ne va pas fort. « Regarde ces clientes qui passent là-bas, me souffle Salimaga, d’ordinaire fantastiquement combattif. D’habitude elles viennent chez moi, mais là qu’est-ce que je peux faire ? »

La mairie aurait-elle décidé d’en finir une fois pour toutes avec le racolage au métro ? Puisque les carnets de Moussa promis la dernière fois se font toujours attendre, je décide de me pencher sur les rapports entre la mairie et les salons. Des gérants m’ont appris que des réunions se tenaient depuis plusieurs mois dans le bureau du maire, réunissant représentants des salons, élus et responsables de la police. Que s’y dit-il ? Qu’en est-il de ces plaintes de riverains régulièrement invoquées par la police ? Me voilà de bon matin en route vers la mairie, distante de cent bons mètres du métro – de cent cinquante de chez moi. À l’accueil coup de chance : comme je demande le cabinet du maire et le bureau de l’élue chargée du commerce et de l’artisanat, j’apprends que tous deux sont justement en réunion ce matin... avec des gérants de salons de coiffure. Je monte quatre à quatre les marches de l’escalier monumental, plein d’espoir. Pour me faire doucher par l’huissier : la réunion se tient à huis clos.

Je reviens plusieurs fois dans la matinée, espérant croiser au moins les gérants lorsqu’ils sortiront. À 12h30 ils sont dans le hall, élégants, veste, chemise, débriefant d’une voix animée l’échange qu’ils viennent d’avoir avec le maire. L’un d’eux m’est familier : nous avons plusieurs fois regardé des matches de foot ensemble dans un bistrot du quartier - sans jamais pourtant échanger un mot au sujet de son salon. C’est un pacte tacite entre nous : je fais mon reportage, mais sans lui poser de questions. Qu’il me découvre traînant dans les parages n’est pas pour me ravir. Je joue d’abord la diversion, fais mine de regarder les prospectus sur le présentoir, d’examiner les sculptures au bas de l’escalier. Le moins ridicule serait de filer, mais je n’y arrive tout simplement pas, l’occasion est trop belle. Volte-face : je me décide à piquer droit vers le petit groupe et à engager la conversation. « Bonjour, vous sortez de réunion, je crois ? », m’entends-je balbutier. Je viens de me griller irréversiblement. Et de donner du poids aux soupçons sur mes liens avec la police et la mairie. Je voudrais expliquer que ma présence n’est due qu’au hasard ; on ne m’en laisse pas le temps. « C’est personnel là », me dit l’un des boss en costume. Les mines se renfrognent, des regards consternés se tournent vers mon partenaire de bistrot, l’air de lui demander où il a bien pu se coller une fouine pareille.

Je sais pourtant un peu qui sont ces hommes, et qu’ils auraient mille choses à me dire. Avec quelques autres ils sont à l’origine de la création de l’ASBACE, une association qui regroupe depuis janvier la moitié des gérants du quartier et s’est donné pour tâche de résoudre, de concert avec la mairie, les problèmes liés à l’activité des salons - ces fameuses « nuisances » dont certaines plaintes se font l’écho, obstruction des voies cyclables, saleté des trottoirs, bruit, encombrement des cours d’immeubles. Je m’en vais déconfit, méditant les difficultés propres au feuilleton et à la contrainte de revenir chaque semaine hanter les mêmes trottoirs, bavarder avec les mêmes interlocuteurs.

Le temps d’un café-remontant et, reparti à l’assaut, une vision inattendue m’arrête : la procession de Pâques et sa croix de bois géante qui remonte, portée par des fidèles, vers Saint-Laurent. Les Africains sont assez peu représentés dans le cortège, mais l’étape rue du Château d’eau semble tenir à coeur au prêtre, qui se recueille longuement : « Je veux prier pour nos frères africains, prier pour ce quartier où tellement de gens souffrent, prier pour que les jeunes Africains retrouvent l’espérance d’un avenir heureux... »

À la mairie, l’élue que j’espérais rencontrer est partie et ne reviendra plus avant le long week-end. Je me console en rouvrant un vieux mail qui invitait il y a quelque temps les habitants du quartier Château d’eau-Lancry à venir réfléchir au problème de la « monoactivité » - discret euphémisme évidemment pour désigner les salons de coiffure. Au bas du mail figurait le nom de son auteur. J’ai tôt fait de retrouver son numéro dans les pages blanches. Au téléphone, sa voix est agréable, posée. Il accepte de me voir le soir même.

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