Dans l’arrière-boutique des ship managers
Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 03 (13-26 mars 2010)
|
Merci d’être velue ! (La Barbe épisode 1 : Conseil Général des Yvelines)
La barbe : du latin barba, « barbe de l’homme ». Depuis 2008 : groupe d’activistes féministes qui, affublées de fausses barbes, jouent les trouble-fête partout où la parité n’est encore que postiche.
Après un échange de mails touffu avec le collectif, rendez-vous est pris. A ma demande d’assister à une réunion pour les besoins du présent feuilleton, elles m’ont répondu : action ! C’est à un débat d’orientation budgétaire au Conseil Général des Yvelines1 vendredi 19 février, 9h30, qu’est fixé mon baptême du feu. Via Chris Blache, mon contact, je reçois le détail des instructions - PDF des RER St Michel-Versailles Chantier avec mention « 8:04 horaire conseillé », localisation Mappy du point de ralliement (Café Le Relai de Poste) et du lieu de l’action, évaluation de la distance de A à B.
7h55 : Sur le quai et sur le qui-vive, je fouille des yeux la masse compacte des costumes gris et tailleurs sombres à la recherche de Barbues en civil. Ni une ni deux, je repère un couple de jeunes filles, piercing et coupe techno, une valise à roulettes à leurs pieds - mon regard pénétrant, forant la coque d’acier, y décèle pancartes, tracts et barbiches en fourrure. Je me poste à quelques mètres d’elles. Me parviennent des bribes de leur conversation (« ... faudra pas oublier la caméra... pour les photos c’est bon... »). Intuition confirmée : le site internet regorge de vidéos d’action. Les filles laissent passer deux trains. Arrive le 8:04 pour Versailles. Elles montent. Bingo ! Ebahie de ma propre perspicacité, je m’installe deux rangs derrière elles. Méditant une entrée en matière subtile, spirituelle et sécurisée (ne pas nommer le groupe, ne pas donner la cible, ne pas faire capoter l’action, se répète mon cerveau diminué par un réveil prématuré), j’attends. Les stations défilent. Nous échangeons un petit sourire avec la fille qui me fait face. Boostée par cette nouvelle connivence, j’hésite entre une approche directe (« Vous connaissez Chris Blache ? ») et une formule codée autour du système pileux (« A quoi pensiez-vous en vous rasant ce matin ? »). Terminus. Elles descendent. « Excusez moi ! Bonjour. Vous... (bas, d’un air entendu) Vous allez au Relai de Poste ? ». Les filles me dévisagent. « Euh, non. Et on connaît pas, on peut pas vous renseigner » ajoute gentiment celle qui m’a souri.
8h50 : Je suis abattue. Au loin, tout au bout de l’allée, le Château de Versailles fait chatoyer ses ors au soleil comme des écailles de sirène. Je prends l’avenue de Paris puis, sur les conseils d’un autochtone, remonte la rue des États-Généraux jusqu’au Relai de Poste. A l’intérieur, nouvelle déconfiture : point d’activistes en planque dans ce paisible bar-tabac, seulement quelques hommes avachis au comptoir. Après un coup d’œil plus attentif je remarque, dans un coin de la salle, une jeune femme qui échange quelques mots avec la serveuse et sort par une porte dérobée. Je la suis. Dans la rue, un petit attroupement de femmes, pour la plupart des dames aux toisons blanches, d’âge respectable. A peine le temps de rire sous cape - ou dans ma barbe - de mon spectaculaire manque de flair, que je rattrape la jeune femme. « Je viens pour l’action, de la part de Chris ». « Bienvenue Emilie. Chris ne va pas tarder. » Alléluia. Il est 9h05 et je reprends instantanément du poil de la bête. Florence fait les présentations : « Mathilde de la Barbe, la chef d’orchestre de l’action ; Armelle, Martine... [les dames aux cheveux blancs] de l’association « Elles aussi » avec qui on collabore aujourd’hui ; Anne Chemin et Audrey Cerdan du Monde, qui préparent un article... ». Mathilde me tend une liasse de tracts et me demande si j’ai une barbe. Je réponds par la négative. D’un geste rapide, elle entrouvre un grand sac en plastique opaque. Comme une enfant émerveillée penchée au-dessus de la hôte de Mère Noël, je choisis avec émotion une barbe en fourrure synthétique châtain clair, parmi des dizaines identiques. Un instant pour la caresser et je la fais disparaître dans la poche arrière de mon jean. Arrive Anna, jeune, coupe courte, pull vert flash et yeux qui brillent ; et enfin Chris, cheveux courts poivre et sel, doudoune, visage fin à l’expression concentrée. Nous nous mettons en marche vers le Conseil Général. Mathilde me confie une des trois pancartes, celle où il est écrit « CHAPEAU » (les autres disent « BRAVO MESSIEURS » et « LA BARBE ! »). Je m’en empare fièrement et la cache aussitôt dans mon sac. En chemin, elle me briffe : « On sera assises dans l’assistance, incognito. Au signal on se lève, on met les barbes, on se place en ligne devant les gens. On compte jusqu’à trois et on salue. On montre les pancartes. Hiératiques, dignes, silencieuses. En sortant, on distribue les tracts ». De son côté, Anna m’explique comment brandir « CHAPEAU » : « Ici, au niveau de la poitrine, pour ne pas cacher la barbe ».
9h15 : Devant l’entrée du Conseil Général, nous nous séparons en petits groupes pour ne pas attirer l’attention. Peine perdue, à l’accueil les agents n’ont jamais vu autant de femmes. L’un d’eux se réjouit : « Ben dis donc, ça va être une séance érotique aujourd’hui ! »
1 Le CG des Yvelines arbore une constitution particulièrement virile : 4 femmes sur 39 élus, et aucune parmi les 12 membres de l’exécutif.