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Publié dans le
numéro II (mai 2007)
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Le 9 janvier 2007, le ministre Perben présentait les statistiques d’accidents de la route pour 2006. Avec 4700 morts contre 5320 l’année précédente, on nous explique que cela fait 620 « vies épargnées ». Et, la série étant en diminution depuis plusieurs années, on totalise en cinq ans 10000 « vies épargnées ». Déjà, on voudrait comprendre ce calcul. S’il y avait eu en 2006 autant de morts qu’en 2005, on en aurait certes compté 620 de plus qu’en réalité ; et, puisque ces morts ne sont pas survenues, on peut sans doute dire que ce sont autant de vies épargnées. Les lecteurs du Tigre se souviennent peut-être que cela avait déjà été relevé (Le Tigre hebdo, no 4), ce qui était à l’époque qualifié de « vies sauvées » : on s’étonnait de ce sauvetage dont les bénéficiaires restaient indéfinis puisqu’ils n’avaient d’existence que statistique. Et on se demandait si les personnes non-mortes une année devaient à nouveau être comptées comme non-mortes l’année suivante. Autrement dit, en supposant qu’il y ait une baisse des morts de 500 une année A (500 vies épargnées en référence à A-1) puis encore une baisse de 500 l’année suivante (année A+1), a-t-on pour cette seconde année 1000 vies épargnées au regard de l’année A-1 ? Ce qui ferait un total de 1500 sur deux ans (entre A-1 et A+1), les 500 de la première de ces deux années ayant été sauvés deux fois ?
Il semble bien pourtant qu’un calcul de ce genre est fait. Car, si l’on se contentait de prendre seulement la différence entre la dernière année et l’année de référence, on n’aurait pas le résultat qui est publié. Si 10000 vies épargnées en cinq ans signifiait qu’il y avait il y a cinq ans 10000 morts de plus que l’an dernier, on aurait eu, en 2001, 14700 morts. Or, de mémoire, on était depuis longtemps descendu au-dessous des quelque 15000 morts annuelles. Je n’ai pas sous la main de quoi vérifier : mais justement, ce qu’on lit dans les journaux s’adresse à des lecteurs qui n’ont le plus souvent pas de quoi vérifier et qui risquent donc de comprendre n’importe quoi.
Notons aussi qu’il n’y a pas que la route qui tue ou épargne. Un progrès médical qui rend possible la guérison des maladies jusqu’alors mortelles permet aussi de sauver beaucoup de monde. Les vaccinations et les progrès de l’hygiène et de l’alimentation ont fait disparaître depuis un siècle des épidémies (variole, typhoïde, choléra...) et c’est donc par millions que nous comptons autour de nous les rescapés des hécatombes séculaires.
Il y a un an, l’Ined tenait un séminaire sur les « morts prématurées évitables ». Cette notion peut nous plonger dans des réflexions philosophiques sur ce qu’est une mort prématurée, c’est-à-dire avant l’âge « normal », et sur ce qui pouvait ou non être évité. Pour ne pas entrer dans cette discussion, les démographes ont décidé, forfaitairement, qu’est prématuré un décès survenant avant 65 ans et qu’il était évitable si imputable à une liste (également conventionnelle) de causes : cancer du fumeur, cirrhose, accident de la route, sida, suicide, etc. Sur cette base, on dénombrait en France environ 38000 morts prématurées évitables par an.
Ainsi, nous avons d’un côté des vivants qui pourraient être morts, mais qui ont été épargnés ; de l’autre, des morts qui pourraient être vivants.
Mais si ceux qui sont morts étaient restés en vie, ils auraient eu des enfants : au décompte des morts prématurées évitables, ne faudrait-il pas ajouter la non-descendance des personnes en cause ? Certes. Et c’est ainsi que, depuis la Grande Guerre, les démographes exhibent une pyramide des âges où apparaît un déficit de naissances consécutif aux tués de la guerre.
Lorsqu’on admet ce genre de décomptes, il n’y a pas de raison pour refuser aux militants anti-IVG de dire que les avortements sont autant de non-naissances et de proposer un chiffre de non-nés. On irait même plus loin : non-seulement calculer combien, en un an, il y a de conçus non-nés, mais aussi de non-conçus imputables aux divers procédés anticonceptionnels. Ainsi, aux vivants qui seraient morts et aux morts qui seraient vivants, on ajouterait les non-vivants qui pourraient être vivants.
La démographie est une science utile pour l’administration de nos cités, mais qui n’est pas facile. Il faut savoir combien de personnes vivent et comment cette population se renouvelle ; et, lorsque le démographe est arrivé à le déterminer, les ministres, les journalistes et les citoyens ont souvent du mal à comprendre ce que cela veut dire et à le prendre en compte. Mais voici qu’on nous propose en plus de comptabiliser des vivants qui pourraient ne pas l’être et des non-vivants qui pourraient l’être. Tout un champ à explorer pour la science et tout un espace pour le débat social ! Faut-il vraiment s’engager dans cette aventure ?