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Ordures et euphémismes

Ordures et euphémismes

Ordures et euphémismes
Mis en ligne le mercredi 1er octobre 2014 ; mis à jour le lundi 22 septembre 2014.

Publié dans le numéro 029 (mai 2013)

 


« Quand Ils seront partis, l’Un et l’Autre, pour visiter d’autres cavernes,

je reviendrai et j’apporterai d’autres ordures. »

Léon Bloy, Méditations d’un solitaire en 1916.

 

Vigipirate nous a habitués à côtoyer dans les gares de grands adolescents portant des mitraillettes en bandoulière, mais pas tant à voir sur les trottoirs les flasques poubelles improvisées par la Ville après qu’elle a dû obturer ou détruire dans la précipitation ses vieilles poubelles opaques qui, comme leur congénère de l’avenue Friedland, auraient pu tenir un colis suspect à l’abri des regards indiscrets. La Sécurité étant en cause, les conseillers de l’opposition, union municipale oblige, n’ont d’abord pu qu’approuver le spectacle ainsi offert de l’idée de notre fragilité. Mais une fois lancés, leurs récriminations contre le long sac vert, son minimaliste support et son gros élastique, dont le remplacement est à l’étude au moins depuis 2004, n’ont plus cessé. Car si l’ingéniosité du dispositif force l’admiration, il faut bien admettre que les charmes que l’on aimerait trouver à sa brutale fonctionnalité ne pourraient opérer que s’il fonctionnait tout à fait.

Lors d’un conseil municipal de 2009, Laurence Douvin, élue UMP, juge ainsi les sacs « assez inesthétiques », mais les évoque ensuite, avec une compassion mélancolique qui semble vouloir rattraper le tranchant de son arrêt, « parfois défaits de leur socle, gisant au sol au milieu de leur contenu ou encore totalement absents du porte-sac. » Des cadavres éviscérés, abandonnés de tous dans leur sang ; et soudain : des fantômes. Laurence Douvin se reprend, et préconise finalement « le choix d’un porte-sac qui soit entouré d’un habillage plus adapté au cadre des rues parisiennes et donc n’attirant pas le regard sur un sac en plastique rempli de papiers et autres détritus, regard imposé à tous.  » Le porte-sac et son sac impudique sont, littéralement, un scandale : ce qui fait trébucher des yeux et un cœur qui auraient, eux aussi, dans les rues de Paris, droit à un peu plus de considération. Claire de Clermont-Tonnerre porte le coup de grâce : les « 30 000 porte-sac vieillissants [...], du fait de leur implantation désordonnée et de leur état de dégradation, polluent le paysage ou concentrent les dépôts sauvages à leur pied ». En réalité, les vieillards n’étaient pas morts, ils étaient anarchistes.

La Mairie, qui communie sur le fond avec les valeurs invoquées par ses détracteurs (ordre et beauté de la civilisation), ne peut répondre à ces interpellations que par le récit embrouillé de péripéties multiples. Des concours auraient été lancés, mais sans aboutir, les designers appelés à mettre leur génie au service de la Ville ayant échoué à produire des « réceptacles de propreté », à la fois beaux comme Paris et solides comme le roc. (Car on ne dit plus « poubelles » ni « boîtes à ordures » depuis belle lurette, et quoique des « corbeilles de rue » traînent encore çà et là leur bonhomie foraine, ce sont les « réceptacles de propreté » qui triomphent ; mais le Grand dictionnaire des précieuses de Somaize ne traduisait-il pas déjà, en 1660, « balai » par « instrument de propreté » ?)

Qu’à cela ne tienne, nous apprenait tout récemment Le Parisien, la solution n’était en réalité pas bien loin, puisque c’est dans le catalogue de la centrale d’achats publics des collectivités locales que la Mairie semble finalement avoir trouvé son bonheur.

L’exploration dudit catalogue laisse ouvert le champ des possibles. On écarte d’emblée la poubelle de polyéthylène Élégant, dont le nom en forme d’aveu ne trompera personne. On écarte aussi le « corps bois exotique » d’Optima Sineu Graff, baudelairien mais bien frêle. Les « lignes élancées et arrondies » d’Hellébore séduisent autant que la machiavélique intelligence politique qui les a modelées : « tôle d’acier galvanisé résistante aux dégradations volontaires » et « ouvertures latérales limitées empêchant le dépôt d’objets volumineux ». La concurrence de Monso, qui peut se targuer d’un béton fibré d’une « dureté égale à celle du granit » et d’une « teinte constante dans le temps », est cependant sérieuse, d’autant que les noms des couleurs disponibles - tourbe, tomette, pierre de Bourgogne... - respirent un standing qui semble à la hauteur de la situation.

Dès les premières pages des Ordures de Paris, Flévy d’Urville s’excusait auprès de son sensible lecteur : « l’argot lui-même viendra à notre secours, car il est des choses du monde que nous allons essayer d’esquisser qui ne peuvent s’exprimer que dans son langage : la réalité imposait sa cruelle nudité. » La leçon semble depuis longtemps oubliée.

 

 

Extrait de Paris contre Paris d’Hélène Briscoe, en vente sur la boutique du Tigre.

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