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Publié dans le
numéro 005 (Mai 2011)
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Barcelone, mardi 8 mars 2011. La scène est au stade du Camp Nou, rempli par un peu moins de 100 000 personnes. Le temps est frais, la pelouse « en bon état ». 21 heures 33 : à la 48e minute du match entre le FC Barcelone et le Arsenal FC, en 1/8 de finale retour de la Ligue des Champions, Lionel Messi, attaquant argentin de l’équipe locale, marque un but, permettant à son équipe de mener par 1 à 0 juste avant la mi-temps. C’est ainsi que la chose est archivée sur les almanachs de l’UEFA, la confédération européenne de football qui organise la compétition ; les fiches techniques des journaux spécialisés la présentent à peine moins sèchement : « 1-0 : MESSI (45e + 3, passe d’Iniesta). - À la suite d’une perte de balle de Fabregas, plein axe à l’entrée de la surface, Iniesta effectue un double contact et sert Messi dans le dos de la défense. D’une pichenette du gauche, l’Argentin lobe Almunia, puis il reprend de volée de près du gauche et marque dans le but vide » [1]. L’action dure à peine quelques secondes : sept exactement, entre le moment auquel Iniesta récupère le ballon et celui où ce dernier franchit la ligne de but d’Arsenal. On a beau le voir et le revoir sur YouTube, ça ne dure jamais plus de sept secondes - on a l’impression que c’est plus, mais non : sept secondes, que les ralentis des télévisions, les images de l’action sous tous les angles offerts par les dizaines de caméras placées autour du terrain, arrivent à étirer à une minute voire une minute et demie, avec les plans sur les effusions des footballeurs, déformant la perception du match et du jeu, mais non. Les spectateurs du Camp Nou, eux, n’ont eu que sept secondes ; sept secondes durant lesquelles ils se levés de leurs sièges pour mieux voir, se sont rendu compte de ce qu’ils voyaient, ont vu le ballon entrer dans le but, ont pris leur voisin de travée dans les bras en criant de joie.
A vrai dire, c’est toujours pareil. Un but n’a pas de durée ; d’un point de vue géométrique, c’est une intersection, un point, un instant : celui où la trajectoire de la balle croise le plan formé par la ligne de but, la barre transversale, et les deux poteaux [2]. X = but. Ce qui se passe avant n’a pas d’intérêt pour le score, ni pour l’arbitre, qui se fichent pas mal que le but soit beau, ou laid, qu’il soit la conclusion d’une splendide action collective ou le fruit d’une erreur d’un défenseur qui marque avec les fesses. Et pourtant : il y a, dans le but de « Leo » Messi, ou plus précisément dans les sept secondes qui y mènent, quelque chose de spécial : un bref instant (de grâce, diraient les mystiques) où le spectateur, le téléspectateur, ressentent concrètement ce qui est en jeu dans le jeu. Le moment où l’on regarde son voisin de comptoir dans les yeux, et puis à nouveau l’écran de la télé, et le voisin, avec tous les deux la même pensée en tête : « Je n’ai jamais vu ça ».
Il faut tenter de résumer les causes de cette singulière sensation, pour ceux que les 1/8 de finale retour de la Ligue des Champions ne passionnent pas au point de sortir de chez eux pour descendre au café d’en bas (qui est abonné à Canal +), ou ceux qui ne l’auraient aperçu que distraitement, au détour d’un résumé télévisé, ou pour ceux qui s’en moquent - et surtout, d’ailleurs, pour ces derniers. Comment leur faire comprendre, à ces esprits forts, ce qui se joue pendant le match ? Que du terrain de football professionnel s’évapore un « opium » autrement plus subtil que celui qu’ils se plaisent à condamner ?
On est à la 48e minute de la première mi-temps. Le match est tendu : les deux équipes jouent leur qualification pour le tour suivant, en ¼ de finale. Les Barcelonais, qui ont perdu le match aller à Londres le 16 février (2-1 pour Arsenal), doivent marquer au moins un but et ne pas en encaisser. Les joueurs des deux équipes, nerveux, ont commis des fautes : l’arbitre suisse, M. Massimo Busacca, a donné déjà cinq avertissements (des cartons jaunes), dont l’un à peine deux minutes avant, à Robin Van Persie, l’attaquant vedette d’Arsenal, pour un geste d’humeur sur un adversaire (un coup de coude sur Dani Alves). M. Busacca a donc accordé du temps supplémentaire : cinq minutes, pour compenser ces arrêts de jeu. [3] Barcelone domine : depuis le début, le match se déroule presque entièrement dans la moitié de terrain d’Arsenal, contraint de défendre, et qui s’en sort bien jusque là (Adriano, l’arrière-gauche barcelonais, a tiré sur le poteau à la 36e).
48e minute et 40 secondes : Francesc Fàbregas, dit « Cesc », milieu de terrain et capitaine d’Arsenal (et catalan, comme son nom le suggère), tente un geste particulièrement audacieux, vu sa position sur le terrain. À 25 mètres de ses propres buts, alors qu’il vient de récupérer un ballon difficilement dégagé par sa défense, avec autour de lui quatre joueurs blaugranas (« bleus et rouges », les couleurs du Barça), il fait une talonnade, une passe aveugle destinée à un de ses coéquipiers, John Wilshere, juste derrière lui. C’est dangereux, et son imprudence est immédiatement punie : en guise de coéquipier, c’est Andrés Iniesta, le numéro 8 et ailier gauche du Barça, qui intercepte le ballon, « plein axe », c’est-à-dire juste en face du but. On entre dans les sept secondes.
Rien n’est encore joué, cependant : Iniesta ne s’attendait pas à cela, et Wilshere, le plus jeune joueur d’Arsenal (19 ans), monte vers lui pour lui couper la route - en fait, il est déjà quasiment sur lui. Un autre joueur qu’Iniesta aurait peut-être perdu la balle ; si celle-ci était arrivée dix centimètres plus loin, Wilshere aurait pu la récupérer. Mais Iniesta élimine Wilshere par un déroutant « double contact » : il contrôle le ballon du pied gauche et le fait rebondir instantanément sur l’intérieur de son pied droit, le ballon prenant en une fraction de seconde une trajectoire perpendiculaire à sa course initiale qui surprend le Gunner [4], pris à contre-pied, et permet à Iniesta de le dépasser. Il a environ cinq mètres libres devant lui et trois ou quatre coéquipiers à proximité (à un mètre sur sa droite, Javier Mascherano, à l’arrêt, qui le regarde passer ; à gauche, Busquets ; un peu plus loin, Adriano démarqué ; et Lionel Messi) et devant lui, la défense d’Arsenal, quatre joueurs surpris par la vitesse du changement de jeu. Le défenseur Koscielny sort de la défense à la rencontre d’Iniesta, qui l’évite en changeant légèrement de direction. Il a toujours la balle au pied et finit ainsi à deux mètres environ de la surface de réparation (la zone du terrain qui se trouve juste devant le but, délimitée par une ligne à 16,50 mètres de celui-ci). Iniesta a déjà aperçu son coéquipier Messi, qui court légèrement en avant sur sa droite, vers le but anglais, en position d’appel : il se prépare à recevoir le ballon, et jette des coups d’œil en arrière tandis qu’il progresse vers le but. Il reste trois défenseurs d’Arsenal entre les deux Barcelonais : Iniesta les contourne, ou plus exactement, envoie le ballon les contourner [5]par une passe en « louche » au mouvement incurvé : il frappe le ballon par en dessous, qui monte un peu avant de retomber dans les pieds de Messi, qui, ayant continué sa course, est alors en position idéale pour marquer, seul devant le gardien de but à six mètres devant la ligne. Il n’est pas hors-jeu [em] : un défenseur d’Arsenal (le Français Gaël Clichy) était mal aligné. Quatre secondes se sont écoulées.
Les spectateurs du Camp Nou sont déjà tous debout, surtout ceux qui sont très loin, dans la tribune supérieure, tout là-haut dans le stade gigantesque, à 50 mètres au dessus du terrain, aux places d’où l’on ne voit presque rien. Ils sont debout parce que Lionel Messi à six mètres des « cages », c’est la promesse du but. Le petit Argentin, numéro 10 du Barça, dit la pulga (« la puce ») en raison de sa petite taille (1,69 mètre), c’est le fenómeno, le meilleur joueur du monde, celui qui marque cinquante fois par saison. Mais il se passe quelque chose d’imprévu. Au lieu de lober le gardien, de le dribbler, ou quoi que ce soit d’autre, Messi fait semblant de frapper à gauche, ce qui force Manuel Almunia (le gardien espagnol d’Arsenal) à plonger sur sa droite. Sa feinte accomplie, la pulga fait sauter le ballon presque à la verticale alors qu’Almunia est à terre, du mauvais côté, et regarde impuissant derrière lui, tandis que Messi n’a plus qu’à reprendre le ballon de volée sur sa trajectoire descendante : le but est vide, sans défense. A vitesse réelle, il est impossible d’imaginer que Messi puisse volontairement piquer la balle au dessus du gardien - « comme tout le monde, les supporters d’Arsenal ont d’abord pensé à un rebond chanceux, un ricochet providentiel qui aurait projeté le ballon au dessus de Manuel Almunia et permis au petit attaquant de la reprendre de volée dans les filets [...]. Leurs yeux ne pouvaient pas voir - et encore moins croire - que c’est d’une touche de balle aussi légère qu’une plume que le pied gauche du maestro a envoyé la balle léviter au dessus du gardien de but. » [6]. Seuls les ralentis des télévisions permettent de s’en rendre compte. A la fin, Johan Djourou, défenseur des Gunners, court aussi vite qu’il peut, mais c’est trop tard, beaucoup trop tard : il finit tout seul dans le but, empêtré dans le filet. 1-0, le Camp Nou se remplit d’une grande clameur, les joueurs s’embrassent, félicitent Messi, qui félicite Iniesta, les commentateurs s’étranglent. Sept secondes.
La mi-temps est sifflée une minute après le but. Le Barça, terriblement dominateur, finira par l’emporter 3-1, après une multitude d’occasions de buts, dont seule la grande performance de Manuel Almunia explique qu’elles n’aient pas abouti à un score plus lourd. Le match est marqué par d’autres faits de jeu intéressants (comme l’expulsion stupide de Van Persie pour un second avertissement à la 56e, dont les journaux anglais feront leur miel pour expliquer la défaite), mais pas autant que les sept secondes qui précèdent le but de Messi.
Comment qualifier le moment ? Curieusement, la presse du lendemain fait moins appel à la « magie » de Messi que l’année précédente (en 2010, les deux équipes s’étaient déjà affrontées, en quarts de finale cette fois, et Lionel Messi avait marqué les quatre buts de son équipe [7]). Son coéquipier Ibrahim Afellay, entré en cours de match, dit bien que Messi « vient d’une autre planète », ce qui pourrait accréditer l’idée de pouvoirs surnaturels, non humains - « un tour de magie réalisé avec une Nike à la place de la baguette », avoue tout de même le Times. C’est plutôt le « génie » du « maestro » que l’on invoque : « Messie est un génie. On l’a déjà écrit, mais c’est tellement vrai. Ce qu’il fait avec ou sans ballon est exceptionnel. Sur son premier but par exemple : après un appel génial, il se joua d’Almunia d’un dribble unique et ouvrit la voie de la qualification », écrit L’Equipe. La presse espagnole préfère souligner la performance collective du Barça, pour mieux souligner que c’est l’équipe catalane tout entière qui a étouffé son adversaire : « Messi à la finition, Iniesta à la direction : l’Astre marque deux buts grâce à son milieu de terrain », lit-on dans El Mundo (car Messi en a marqué un autre en seconde mi-temps, sur pénalty) ; La Vanguardia, le grand quotidien barcelonais, se hasardant à la métaphore linguistique : « Xavi [milieu de terrain et capitaine du Barça] représente les lettres et l’alphabet, Iniesta est le verbe et l’action, mais sans Messi, le contexte, on n’y comprend rien. La force les accompagne » [8].
Pas de trace d’une quelconque déclaration de Messi lui-même. Le joueur est réputé modeste, timide face aux journalistes et aux caméras. Qu’aurait-il pu dire ? « J’ai fait ce que j’avais à faire, je n’ai pas vraiment réfléchi, tout s’est passé très vite et je suis très heureux d’avoir marqué ce but » ? Pas grand-chose d’autre. Ce que l’on appelle par défaut « génie », en football et dans le sport en général, n’est rien d’autre que l’adéquation parfaite, qui ne dure qu’un instant, entre le corps de l’athlète et sa volonté, ainsi qu’une connaissance tout aussi parfaite de ce que peut ce corps, au service d’une intention précise - faire passer la balle de l’autre côté du gardien. Il y faut une dose de sang-froid que possèdent peu d’êtres humains : tout se passe ici en moins d’une demi-seconde (l’enchaînement feinte-lob-frappe). Il n’y a pas de souci « esthétique » de la part du numéro 10 du Barça : les moyens mobilisés pour marquer (rapidité et précision), tout impressionnants qu’ils soient, sont strictement proportionnés à l’objectif. Une autre décision (une balle piquée, un dribble) aurait vraisemblablement mené à l’échec, étant donnée l’excellente position de départ d’Almunia. Encore une fois, il est très probable que la seule chose qui compte dans l’esprit de Messi à ce moment précis, c’est de marquer, par n’importe quel moyen. Pour un joueur engagé par le centre de formation du FC Barcelone dès l’âge de 12 ans, ayant passé avec succès toutes les étapes et les sélections nécessaires pour devenir joueur professionnel, cela n’a rien d’étonnant : ce qui compte, pour un sportif professionnel, c’est bien de gagner, pas de participer (au reste, le « génial maestro » n’a pas hésité à marquer de la main contre l’Espanyol Barcelone le 9 juin 2007, main dans laquelle les commentateurs virent un hommage à la « main de Dieu » de Diego Maradona [9]).
Et pour nous, spectateurs, que représentent ces sept secondes ? Suivre le sport professionnel, et le football en particulier, est une religion de la déception. Déception de constater que des jeunes gens, toujours plus jeunes à mesure que nous vieillissons (Lionel Messi est né en 1987) accomplissent ce que nous ne pourrons plus jamais faire. « Parce que les carrières sportives sont celles qui se jouent au plus jeune âge, briller sur les terrains est le rêve que les amateurs de sport abandonnent en premier - je pourrai toujours faire le tour du monde, écrire le Grand Roman Américain, devenir riche et célèbre sur d’autres terrains », mais plus jamais devenir attaquant du FC Barcelone [10]. Déception d’assister à cinquante matches sans grand intérêt, en espérant, en vain, que quelque chose se passe, qui légitime notre étrange passion. Alors, voilà : les sept secondes qui précèdent le but de Messi justifient les heures que l’on croyait perdues.
[1] In L'Equipe, 9 mars 2011
[2] Plus précisément, le but n'est accordé que lorsque le ballon a franchi entièrement la ligne de but, ainsi que le stipulent les « Lois du jeu » fixées par l'International Football Association Board
[3] La seconde mi-temps reprenant réglementairement à la 46e, les minutes correspondant aux arrêts de jeu sont abandonnées dans les limbes, et notées 45e + x
[4] On surnomme Gunners (« artilleurs ») les joueurs d'Arsenal depuis la fondation du club par des ouvriers d'une usine d'armement, dans l'est de Londres, en 1886
[5] C'est un principe fondamental de tous les sports de balle : celle-ci va toujours plus vite que le joueur, d'où l'intérêt des passes
[em] « Un joueur est en position de hors-jeu si il est plus près de la ligne de but adverse que le ballon et l'avant-dernier adversaire », dont le gardien : c'est la onzième des « Lois du jeu »
[6] Matt Dickinson, The Times, 9 mars 2011
[7] FC Barcelone-Arsenal FC, 4-1, 6 avril 2010
[8] Carles Ruiperez, La Vanguardia, 9 mars 2011
[9] En 1986 à Mexico, en ¼ de finale de la Coupe du monde contre l'Angleterre, Diego Maradona marqua pour l'Argentine un but de la main, qu'il attribua à Dieu en conférence de presse
[10] James Downie, auteur américain, à propos de l'attaquant gallois Gareth Bale, 19 ans, A Wrinkle in Time, http://www.runofplay.com/2010/12/15/a-wrinkle-in-time/