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Confessions d’un pirate anonyme

Confessions d’un pirate anonyme

Confessions d'un pirate anonyme
Mis en ligne le lundi 5 octobre 2009 ; mis à jour le jeudi 16 avril 2009.

Publié dans le numéro 31 (mai-juin 2009)

Quand j’étais adolescent, au début des années 1990, nous n’avions pas accès à internet, mais j’avais des correspondants avec qui j’échangeais des cassettes. Dans le sabir du moment, nous étions des « swappers ». Nous mettions de la colle sur les timbres, et le destinataire, en les passant soigneusement sous l’eau, faisait partir le tampon afin qu’ils soient réutilisables ; pour un garçon de quinze ans qui a peu d’argent de poche, cela faisait une différence. C’était pour moi les premiers soupçons d’un accès gratuit à la culture, une culture que je n’imaginais même pas et que je rencontrais sans l’intermédiaire des radios et des magazines, au fil un peu aléatoire de contacts avec des gens jamais vus. Nous y ajoutions des disquettes remplies de choses que personne ne considérait comme culturelles : c’était avant que l’industrie du jeu vidéo ne souffle dans les trompettes de la respectabilité et, au lieu de se satisfaire de son artisanat besogneux, ne tente (derrière des poses forcément modernistes mais à l’aide d’un discours extrêmement convenu sur la culture et une chimérique « French touch ») de rejoindre le cercle fermé des industries culturelles. Comme toute religion est une secte qui a réussi, comme on a institué au Moyen Âge la séparation entre arts libéraux et arts mécaniques, l’industrie culturelle n’est qu’un pan du secteur des loisirs qui a fait accepter le mythe de son exceptionnalité. Face à cette noblesse de robe, les nouveaux riches veulent être de la fête.

Vers l’an 2000, avec l’apparition de Napster et de quelques autres réseaux concurrents, je me mis à cette activité nouvelle qu’était le téléchargement de musique. J’avais bien picoré, pendant mes études, sur divers sites de photos (profitant de la connexion mise à disposition par l’établissement), mais l’échange de fichiers musicaux n’était pas encore à la mode et le format MP3 était alors quasi inconnu ; on se contentait, à l’époque, de lire ce que d’autres disaient de leurs œuvres préférées et de les trouver par nos propres moyens, hors ligne. Certains sites tenaient une place de choix, faisaient même figure de référence : la « Maison-Page » de Jean-Pascal est encore là, et son auteur tient toujours, dernière activité au milieu des textes abandonnés, un journal consacré en grande partie à ses découvertes musicales.

On parle souvent de la « révolution » Napster mais, aux débuts des réseaux pair-à-pair, télécharger était une activité fastidieuse. Les débits étaient faibles, et il fallait attendre longtemps avant qu’une place se libère dans la file d’attente des pairs les mieux achalandés. De plus, on ne trouvait à l’origine que des morceaux relativement connus :une grande partie des partageurs étaient des étudiants américains qui s’échangeaient les derniers tubes. Plus tard, leurs universités interdirent le transfert de musique, non pas au nom du respect du copyright mais simplement parce que le téléchargement endémique accaparait toutes leurs ressources informatiques.

Je ne trouvai donc pas mon bonheur dans ces réseaux, jusqu’à ce que j’apprenne l’existence d’un outil particulier nommé Soulseek, aux collections étranges et hétéroclites. Ma présence y fut, tout d’abord, l’appendice de ma participation à un forum culturel en ligne, sous un nom d’emprunt. En ce lieu où les intervenants imitaient la prose révérencieuse de leurs magazines préférés (sur les forums et blogs culturels se retrouvent les mêmes manifestations ampoulées de vénération des objets culturels), je prenais soin de jouer le rôle du perturbateur et de secouer cette petite communauté. Mais je m’intéressais moi aussi aux trouvailles culturelles et, malgré la nullité manifeste de la plupart de ces œuvres (ou « opus », comme on dit généralement en ces lieux), j’allais les essayer dans l’espoir de tomber, pour une fois, sur une marchandise hors du commun.

Télécharger, sans que je puisse vraiment expliquer pourquoi, est une activité nocturne. Peut-être parce que fouiller dans des répertoires exposés en mode texte, parcourir inlassablement des listes de morceaux, de fichiers et de bitrates, regarder les octets s’égréner aux compteurs des téléchargements menés en parallèle par un modem stoïque, ne s’envisage pas quand il fait beau dehors et que les réjouissances sociales ou paysagères nous appellent. Je me rappelle l’accroche publicitaire, que je trouvais alors idiote, d’une école d’informatique qui affirmait « c’est beau Internet la nuit ». Je comprends mieux à la lumière de mes pérégrinations la vérité profonde de cette affirmation ; lorsque le ciel s’éteint et que les distances s’abolissent, les octets peuvent illuminer l’éther de leurs propres trajectoires capricieuses, au gré des routeurs et des engorgements, au fil d’un réseau conçu à l’origine par l’armée américaine avec l’objectif de résister à une attaque nucléaire, et servant au final à transporter les MP3 à l’autre bout de la planète, d’un adolescent à l’autre.

Comme télécharger était, avant l’arrivée du très haut débit, une activité de longue haleine, il fallait patienter. Il existe pour cela, sur Soulseek, un système de canaux de discussions. J’ai gardé les logs de conversations nocturnes, habitude qui effraie régulièrement mes interlocuteurs. Pourtant je ne consulte jamais ces archives ; ce sont comme les épitaphes sur les tombes des morts oubliés, elles ont valeur esthétique, valeur de perpétuation. Depuis les premières inscriptions funéraires jusqu’aux blogs et aux photos numériques mises en ligne sur Flickr, l’homme externalise sa mémoire et l’exhibe pour se décharger d’un fardeau si lourd. Je préfère ma mémoire privée, et même privée de moi. Je la réserve, ainsi que ces mots, à l’archéologue du futur qui essaiera d’imaginer à quoi ressemblait une culture où il fallait plusieurs minutes pour récupérer des morceaux de musique, plusieurs heures pour un film, et où l’on mène des controverses incongrues sur les moyens de freiner ces échanges déjà si fastidieux.

Pour cet article, j’ai violé la règle : j’ai relu mes dialogues avec ***. J’ai parlé le 22 août 2003 d’Anne Wiazemsky (ses lèvres obsédantes dans Théorème), le 21 septembre 2003 de Robert Bresson, le 4 janvier 2004 de Jean-Luc Godard - des préoccupations culturelles du moment, des choses que j’ai téléchargées ou bien qui me revenaient en mémoire en fonction des fichiers que je croisais. Je réalise que c’étaient des conversations de fin de nuit peuplées de pensées délétères, d’associations d’idées hasardeuses, de quasi-monologues. Le 15 janvier 2005 je me suis battu à propos de politique. Mes archives avec cet interlocuteur précis s’arrêtent là.

Le 14 avril 2009, un Anglo-saxon m’accosta et, remarquant que je n’avais pas de «  french jazz » dans mes partages, me conseilla de télécharger du Truffaz chez lui. Pendant ce temps-là, il aspirait chez moi une cinquantaine de fichiers : Philip Glass, New Order, Aphex Twin. Les discussions avec des inconnus sont néanmoins très rares. La plupart du temps, le téléchargement est une activité morne, en creux, un processus que l’on laisse se dérouler en faisant autre chose ; ou alors on peut regarder les octets s’accumuler, hypnotisé, laisser le temps s’effilocher jusqu’à ce que, tard dans la nuit, on se résigne à interrompre les transferts jusqu’au lendemain.

Il m’est souvent arrivé d’ouvrir, comme par effraction, les répertoires d’un inconnu, de me servir au hasard, comme dans un frigo étranger, de plats alléchants. Je suis tombé ainsi sur des morceaux que je ne quitte plus. Quarante versions différentes de « Bella Ciao » ; des cours de Deleuze, avec cette diction si charmeuse ; j’ai même redécouvert Front 242, un groupe belge que j’avais entendu la première fois, quinze ans auparavant, sur des cassettes arrivées d’Allemagne.

Télécharger des films a une saveur différente. Il faut passer par des logiciels spécialisés qui charcutent les fichiers au moyen d’algorithmes de hachage cryptographiques, les mêmes qui garantissent les accès aux sites bancaires et que la NSA étudie soigneusement afin d’en trouver les failles. Les réseaux eux-mêmes sont structurés au moyen de ces algorithmes qui leur permettent de résister à la fermeture d’un serveur central sur une décision de justice quelconque. Le hachage en chaînes de symboles hexadécimaux ayant pour propriété mathématique de détruire toute corrélation, il dessine un univers incompréhensible, entièrement stochastique, où l’activité humaine deviendrait ancillaire, se résumant à faire le tri dans les déjections de la machine comme des glaneurs aux marges de la société de consommation.

Le téléchargement, ce fut aussi la peur, il y a quelques années, quand les mesures se durcirent et que les éditeurs se lancèrent dans des campagnes de poursuites judiciaires. Je réduisis durablement ma présence, la limitant au strict nécessaire : se connecter, rechercher un album, lancer le téléchargement, et se déconnecter dès que tout est sur mon disque dur. Je configurai mon logiciel de manière à refuser toute connexion spontanée de la part d’un autre internaute connecté depuis le territoire français... espérant ainsi bloquer l’accès aux sociétés spécialisées, françaises, qui tracent les internautes partageant des fichiers. Je ne fus pas, semble-t-il, le seul à avoir réagi ainsi : je remarquai qu’il n’y avait plus aucune discussion sur le canal que je fréquentais.

Aujourd’hui, j’ai 2895 fichiers dans mon partage. Nous sommes des millions à chercher, trier et échanger des fichiers ; et si la culture est bien ce processus collectif qui permet aux œuvres de perdurer au fil de l’Histoire et des générations, nous sommes aujourd’hui parmi ses acteurs principaux. Pour le malheur, j’en conviens, de ses défenseurs auto-proclamés.

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