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Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro VIII (mars-avril 2008)
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cf aussi :
Fumer ne tue pas
G.R.O.S et gras
La naissance de la santé publique
Les fruits et légumes sont un bon exemple du marketing de la santé publique. Ces dernières années, l’incitation à leur consommation a donné lieu à des slogans à l’arithmétique chancelante : en deux ans, le nombre de fruits à consommer a été divisé par deux...
Il y a eu les pays sous-développés, il y a maintenant les sous-consommateurs de fruits et de légumes. C’est l’INPES (Institut National de Prévention et d’Éducation à la Santé [1]) qui le dit : « Malgré les qualités que le consommateur reconnaît aux fruits et légumes, on compte en France 60% de sous-consommateurs de fruits et légumes (qui consomment donc moins de 5 portions de fruits et légumes par jour) ». Voilà qui est inquiétant : 60% des français en-dessous du seuil de pauvreté fructo-léguminivore ! C’est que notre ancien président avait dit mangez des pommes ! Il n’avait pas dit mangez au moins 5 pommes par jour. Or l’INPES stipule aujourd’hui sur le fameux site www.mangerbouger.fr : « Les recommandations de consommation de fruits et légumes sont de 400 à 800g / jour, soit au moins 5 fruits et légumes par jour » [2]. Cinq comme les cinq doigts de la main. On a voulu en savoir plus et pour ce faire, on est allés lire de près les documents institutionnels sur la question. On ne sait toujours pas comment manger, mais une chose est sûre : on a bien ri.
Comme ils veulent savoir si l’argent public est utilisé à bon escient, nos dirigeants s’interrogent : est-elle utile, cette campagne de santé publique ? Oui, ça en a tout l’air, chiffres à l’appui, et sur plusieurs pages. On vous donne ici un aperçu qui pourra sembler interminable, mais qui n’est qu’un court extrait. Jugez-en plutôt :
« L’ESSENTIEL EN CHIFFRES.
MÉMORISATION ASSISTÉE DE LA CAMPAGNE PRESSE (RECONNAISSANCE) : 24% des individus reconnaissent avoir vu la campagne presse quand on leur montre les annonces. Ce score est supérieur à la norme Ifop (20%). Il monte à 33% parmi les consommateurs moyens de fruits et légumes et à 35% parmi les gros consommateurs.
ATTRIBUTION : 55% des individus qui ont reconnu la campagne presse l’attribuent à un émetteur public.
PERCEPTION DE LA CAMPAGNE : 93% des individus ayant reconnu la campagne sont d’accord avec le fait que la campagne montre bien que les fruits et légumes protègent notre santé. Ce score est de 90% pour l’affirmation il faut manger des fruits et légumes à chaque repas, 75% pour les fruits et légumes sont bons pour la santé, qu’ils soient frais, en conserve ou surgelés, 80% pour il est important de manger au moins 5 fruits et légumes par jour et 80% pour manger des fruits et légumes permet de se protéger contre certains maladies graves. 52% des personnes interrogées se sont senties incitées par la campagne (38% à manger plus de fruits et légumes, 37% à consommer des fruits et légumes à chaque repas et 30% à consommer au moins 5 fruits et légumes par jour). Ce score d’incitation est de 35% parmi les petits consommateurs. » [3]
Devant de tels résultats, on ne peut que s’incliner. Mais là où le bât blesse, c’est qu’un an plus tôt, ce n’était pas cinq qu’il fallait en manger, de fruits et de légumes... c’était dix. Le site www.10parjour.net, une émanation de l’Interprofession des Fruits et Légumes Frais, organisme reconnu par l’État, en témoigne : « Consommer 10 fruits et légumes frais différents par jour est le message que nous adressons désormais au consommateur. Pour faciliter la mémorisation, cet objectif est résumé par l’expression 10 par jour et d’un logo. C’est un objectif ambitieux (les Français consomment en moyenne aujourd’hui 5 fruits et légumes différents par jour), mais accessible à un horizon de dix ans. Et nous disposons d’arguments forts : les professionnels de la santé considèrent que la consommation de fruits et légumes frais est nettement insuffisante en France ; leurs recommandations portent sur la quantité mais aussi sur la diversité. Chaque fruit ou légume a une composition nutritionnelle spécifique (vitamines, minéraux) qui agit sur notre organisme en synergie avec les autres. De nombreuses études mettent en valeur le rôle des fruits et légumes dans la prévention de certaines pathologies majeures (cancer, maladies cardio-vasculaires, diabète...). Le message 10 par jour répond donc à une préoccupation de santé publique majeure, et constitue dans le même temps un objectif commercial fort pour la filière. Il doit permettre, à terme, d’augmenter le panier moyen du consommateur et d’élargir la gamme des fruits et légumes consommés. »
Alors, comment est-on passés de dix à cinq ? C’est d’autant plus étonnant que la publicité pour les dix fruits et légumes avait été, elle aussi, drôlement efficace : « UNE PUBLICITÉ TV EFFICACE. Après une présentation à la presse en décembre 1999, le message 10 par jour ! a été élargi au grand public via une campagne télévisée de 3 semaines en juin 2000, puis de deux semaines en octobre. Dans un film de format court (20 secondes), Thomas Castaignède, membre de l’équipe de France de rugby, encourage les téléspectateurs à consommer 10 fruits et légumes frais par jour. La signature est limpide : Les fruits et légumes frais — 10 par jour — C’est sain, c’est simple. Afin de toucher un public adulte très large (les 15 ans et plus), le film a été programmé principalement sur les chaînes à forte audience [...] Une étude menée avec l’institut Ifop à l’issue de la première vague de publicité permet de mettre en évidence d’excellentes performances, notamment en comparaison des scores habituels de collectives alimentaires. UNE BONNE MÉMORISATION : 20% des personnes interrogées se souviennent avoir vu une publicité télévisée en faveur des fruits et légumes frais (norme Ifop : 15%). UNE PUBLICITÉ PERSUASIVE : Parmi les personnes interrogées se souvenant de la publicité : 38% se sentent personnellement touchées par la campagne (norme Ifop : 28%) ; 60% déclarent que la campagne incite à la consommation de fruits et légumes frais (norme Ifop : 48%). L’objectif de la publicité est donc parfaitement rempli. »
Pas étonnant que l’incitation à manger cinq fruits et légumes fonctionne, puisque celle à en consommer dix fonctionnait déjà parfaitement. Et puis, à quoi bon ? Les Français mangeant déjà cinq fruits et légumes par jour, nous dit-on.
Mais le site www.fruits-et-legumes.net poursuit son numéro d’équilibriste via un cours de mathématiques : « FRUITS ET LÉGUMES FRAIS, DE 5 À 10 PAR JOUR. La Fraîche Attitude, c’est un état d’esprit ! [...] En France aujourd’hui, nous consommons en moyenne 5 fruits et légumes différents par jour, mais cette moyenne cache de grandes disparités : certains se situent déjà autour de 7 ou 8, tandis que d’autres sont encore nettement en dessous de 5. » Nous voilà donc en possession de la définition d’une moyenne. Merci. On pourrait ajouter un petit cours de biologie à l’usage des consommateurs, puisque le poids d’une carotte n’étant pas celui d’une endive, le calcul se complique : « Les experts recommandent de consommer entre 400 et 800g de fruits et légumes chaque jour, répartis entre les différents repas de la journée (soit entre 5 à 10 portions de fruits et légumes par jour). Par conséquent : 400g/jour est le seuil minimum à atteindre pour les faibles consommateurs de fruits et légumes. 800g /jour est l’objectif à atteindre pour les consommateurs moyens de fruits et légumes. En d’autres termes : 5 par jour est un minimum, 10 par jour est l’objectif à atteindre, ce que traduit le logo de 5 à 10 par jour.
La Fraîche Attitude, ce n’est pas un régime mais un état d’esprit, qui consiste à retrouver sa vraie nature : se faire plaisir tout en respectant son corps avec des produits sains et naturels. »
Le passage de dix à cinq s’explique sans doute par la peur de proposer un objectif semblant inatteignable à bien des consommateurs. Dix ? Ouh là, c’est beaucoup. Bon, on va dire cinq alors — puisqu’il faut un chiffre choc. Et le tour est joué. Le docteur Béatrice Sénemaud, posant cette question qui fâche3 : « On peut se demander sur quoi repose la recommandation de 10 par jour car on ne donne pas de message en terme de quantité... D’ailleurs pourquoi 10 plutôt que 8 ou 6 ? », a trouvé la réponse : la similitude avec la campagne américaine « Five a day » et l’emploi d’un chiffre simple à retenir. En conclusion, on peut affirmer que les messages sanitaires sont plus du marketing que de la science. La psychologie sociale bat son plein. Mais pourquoi s’inquiéter ? Les messages continuent de défiler bêtement sous les publicités, et les taux de satisfaction, mémorisation de la campagne, sensibilisation, incitation à faire ce que préconise la campagne sont excellents, comme toujours. Bravo !
CHRONOLOGIE
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2000. Rapport « Pour une politique nutritionnelle de Santé Publique en
France ». 2002. Création de l’INPES (Institut National de Prévention et
d’Education pour la santé), en remplacement du Comité Français
d’Éducation pour la Santé. La loi du 9 août 2004 prévoit cinq plans
nationaux dont l’INPES est en charge.
2001-2005. Premier Programme
National Nutrition Santé (PNNS), dont l’« objectif est d’améliorer
l’état de santé de l’ensemble de la population en agissant sur l’un de
ses déterminants majeurs qu’est la nutrition ».
2006. Xavier Bertrand
annonce la mise en œuvre du 2e PNNS. Cf. www.sante.gouv.fr pour la
lecture de tous les documents institutionnels.
LA TRICHE AUX PETITS POIS-CAROTTES
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Cinq fruits et légumes, d’accord. Et puis non, tout bien réfléchi, on ne voit pas. Cinq au total ? Est-ce à dire que si on mange cinq fraises... ? Non. Bon. Est-ce à dire alors que si on mange un cheeseburger et une grande frite, ça fait : oignon + tomate + cornichon + salade + pomme de terre = cinq ? Bizarre. On voit bien que quelque chose ne colle pas. On se tourne vers l’INPES. Eux, ils doivent savoir comment ils comptabilisent ! Eh bien détrompez-vous. Au cours de leurs enquêtes, ils ont eu des petits soucis : « À noter que pour une même quantité consommée d’un aliment donné et sur une seule ligne de carnet, un premier individu a pu indiquer une unité associée à une grande taille de portion alors qu’un autre individu aura précisé avoir pris deux unités associées à une petite taille de portion (s’il s’est resservi, notamment). Par ailleurs, si une viande est accompagnée de deux légumes (petits pois et carottes, par exemple), l’individu aura indiqué sur une première ligne les petits pois et sur une autre les carottes. En conséquence, le nombre de portions de légumes est dans cet exemple égal à 2. » [4]
[1] Post-test de la campagne de promotion, 2001, www.mangerbouger.fr
[2] Voir www.fruits-et-legumes.net
[3] voir www.doctissimo.fr
[4] lisible sur www.inpes.sante.fr, Comparaison de deux enquêtes nationales de consommation alimentaire... Baromètre santé nutrition (2002) et INCA (1998), éléments de méthode