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Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 004 (Avril 2011)
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Premier déterrage. Plusieurs fois contraints de reporter notre rendez-vous, nous avons laissé filer le temps, peut-être trop. Près d’un mois maintenant que tout est enfoui. Restera-t-il quelque chose des formes tracées par Michaël ? À peine arrivé chez lui (une arrière-cour à l’orée de Lindiane, piste sablonneuse, manguier sous lequel des enfants jouent au babyfoot), nous ressortons et contournons le mur d’enceinte jusqu’à un coin qui sert à la fois de décharge, de brûloir et de terrain vague où vont et viennent en liberté poules, chèvres et cochons. Le sol est noir sous les semelles, mêlé de cendres, de détritus innombrables, de lambeaux de sacs plastiques et ça et là de vagues repousses végétales. « Il y en a là, dit Michaël en désignant une butte. Et puis d’autres là, sous ce tronc ». Il a déjà sa pelle au poing. Le sol est meuble, aéré de scories. Les pelletées viennent facilement. Un bruit creux soudain : la première plaque de tôle ondulée est là. Michaël l’attrape, la soulève, la retourne : une croûte noire la recouvre. Le mélange coloré de graines de mil, de fonio et de sciure qu’il avait déposé, les formes qu’il avait dessinées à la cire, tout cela s’est changé en un cuir épais et sombre, sans attrait. Il faudra voir ce que cela donne accroché à un mur blanc, qui sait. Pour l’heure l’émotion espérée est loin. Peut-être sous cette couche noirâtre, en tapotant du bout des doigts ? Mais Michaël a beau secouer le rectangle de terre, en gratter même un peu la surface : c’est une peau compacte et sévère, dure comme de la pierre.
Le trou voisin est à peine un trou. Les tôles gisent empilées face contre terre sous un tronc, à fleur de sol. Nous les dégageons l’une après l’autre. Cette fois la déception est inverse. C’est à peine si les céréales ont été touchées. Les visages et les silhouettes colorés ressurgissent l’un après l’autre, altérés seulement de taches de moisissures, parfois d’une pousse de fonio qui donne au tableau sa plus belle touche de couleur. A pleines mains Michaël récupère même la paille qui devait servir d’appât, intacte. « Ils ne sont pas venus, se gratte-t-il la tête. Ils n’ont pas réagi ». Ils : les termites. La première fois que j’ai visité l’atelier de Michaël Daffé, j’ai d’abord été frappé par un vieillard qui trônait accroupi devant l’entrée, étonné, malingre dans son corps en bois de manguier. Puis, à l’intérieur, par les murs tapissés de seins - pas de bustes ni de nus, non : de seins - poitrines de toutes tailles et de toutes formes que Michaël s’applique à peindre du matin au soir, avec le même naturel que d’autres les éternels mêmes paysages de rizières et de mangroves. Ce n’est qu’après un moment que j’ai remarqué un cadre couleur sable accroché près de la porte, creusé de labyrinthes et de sillons : un échantillon d’un travail avec les termites que Michaël poursuivait de loin en loin, parmi d’autres chantiers. Nous avons parlé du travail à l’aveugle, de l’abandon au hasard, de l’inventivité de la nature - Michaël avec l’évidence de l’habitué au commerce avec les forces souterraines. Le même jour, parlant d’un sculpteur atteint d’une douleur inexplicable au pied, il a hoché la tête : « Les médecins ne comprennent pas, mais c’est simple. Moi je crois qu’il a marché sur un mauvais sort, c’est tout. Quelque chose qui ne lui était pas destiné, heureusement, sinon il serait mort tout de suite, mais qui l’a quand même atteint. »
Second déterrage, quelques jours plus tard, contre le mur d’une salle de classe. Le sol est un peu remué en surface à notre arrivée, c’est le seul indice que quelque chose dort là depuis trois semaines, à deux pas d’où vont et viennent quotidiennement les étudiants. Nous avons choisi un dimanche, histoire d’attirer le moins de curieux possible - peine perdue, nous sommes vite repérés et des observateurs silencieux viennent se poster à distance respectueuse de nos fouilles. Cette fois la moisson est meilleure. A la paille et aux céréales, Michaël a eu l’idée d’ajouter des lambeaux de sac de ciment. Il s’attendait à ce que tout soit mangé, le papier l’a été par endroits, ailleurs il s’est incrusté, habillant les toiles de pans écrus. Nous creusons, extrayons les panneaux l’un après l’autre, couverts de concrétions plus épaisses à mesure de la descente dans le trou. De gros termites se promènent çà et là, encombrés de leur tête énorme, aveugle, au bout de laquelle deux mandibules happent le vide. Je sens Michaël heureux, émerveillé comme un gamin. Je lui demande pourquoi les termites le fascinent tellement plus que les fourmis ou les abeilles. « Quand tu construis une maison, tu as besoin d’eau. Personne n’a jamais vu les termites puiser d’eau, pourtant le matin la terre est toute mouillée autour des termitières. C’est quelque chose qu’encore maintenant personne n’arrive à comprendre. On dit que certains êtres humains ont une force mystique en eux, les féticheurs, les sorciers, les voyants aussi, qui sont capables de lutter contre les sorciers et de te protéger de leurs mauvais sorts. Mais les termites sont encore au-dessus de tout ça. Leur force mystique est plus grande. Parce qu’eux vivent en profondeur. Et tout ce qui est profond, c’est fort, moi je vois les choses comme ça. L’intérieur de la terre, c’est sacré. C’est pas tous les êtres qui mangent les morts quand on les enterre. Les termites on ne les considère pas, on les néglige, on ne les voit jamais ou presque. Et pourtant après ce sont eux qui nous mangent. C’est comme s’ils étaient très proches de l’homme. D’ailleurs il y a beaucoup de reptiles qui viennent se réfugier dans les termitières, des serpents, des lézards. Je me suis déjà demandé si les termites ne les bouffaient pas parfois. Mais on m’a dit que non. Ça montre que beaucoup d’êtres profitent de leur travail. En franche vérité ça ne m’est arrivé qu’une fois de m’en prendre à des termites. C’était à Kédougou, j’avais acheté un hamac, je l’avais rangé quelque part, je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il y ait des termites à cet endroit. Je suis allé me coucher, et le lendemain j’ai trouvé le hamac complètement bouffé. J’étais fâché, je suis allé chercher de l’eau, je l’ai versée par terre et je me suis mis à taper sur le sol avec une pioche. C’est incroyable, ils sont partout. Partout ils peuvent surgir. Partout ! Même là où tu t’y attends le moins. Et parfois ils peuvent aussi ne pas réagir, comme la dernière fois. J’avais enterré les toiles avec de la paille mais ils ne sont pas venus. J’avais fait appel à eux, mais ils ne m’ont pas répondu. C’est comme les êtres humains. Tu peux avoir besoin de quelqu’un, mais il te répond je suis occupé. »
Il y aura d’autres déterrages, un troisième, un quatrième, avec chacun ses surprises, ses frustrations. Je veux surtout me rappeler le dernier, il y a trois jours seulement, tout au fond de la parcelle du lycée Djignabo, près d’un terrain vague - est-ce Michaël ou sont-ce les termites qui affectionnent tant les terrains vagues ? « Cette fois je les ai enterrés directement dans la termitière, m’avait-il dit, tu vas voir. » Je ne l’avais pas pris suffisamment au pied de la lettre. En arrivant, la termitière cathédrale se dresse devant moi, trois mètres de haut, gigantesque amas de coulures au pied d’un neem au tronc lui-même tout en plis. Mes yeux fouillent le pied de la butte, cherchent machinalement au sol l’emplacement des toiles enfouies. Michaël m’arrête en riant. « Non, là ! », en montrant le cœur de la termitière. « Dedans ! » Je regarde perplexe le monticule ocre. Nous posons nos affaires, retroussons nos manches. Coups de pioche - plus question de pelle cette fois -, coups de pioche encore, impression de cogner dans du béton. Fracas des premières tôles, enfouies à la verticale, si intimement fondues à la terre que nous les massacrons aux trois quarts avant de parvenir à les extraire. Attaque de termites, par dizaines, qui nous mordent les mains, furieux de notre effraction sacrilège. Tristesse au début, colère contre nous-mêmes - tout ce que les panneaux portent d’incrustations s’en détache sous l’effet de nos tiraillements, nous gâchons des trésors. Heureusement c’est tout le ventre de la termitière que Michaël a truffé d’oeuvres. La première série est presque détruite, la deuxième aussi, mais à la troisième nous prenons de l’assurance, certaines toiles se laissent emporter avec moins de dégâts. A la découverte de l’une d’elles, épargnée, nous avons une exclamation ravie. Cela fait définitivement s’éloigner un lycéen qui observait nos gestes depuis une dizaine de minutes. « Jusqu’à présent je n’ai toujours pas compris », soupire-t-il en prenant congé. Le chauffeur du vieux taxi break que nous allons chercher sur l’avenue pour transporter notre butin, lui, ne pose pas de questions, ne s’étonne pas de devoir se faufiler à travers les salles de classe du lycée jusqu’au pied d’une termitière de trois mètres de haut. Ensemble, nous chargeons avec mille précautions les bouts de tôle couverts de terre et de lambeaux de sacs de ciment. Puis Michaël enfourche sa moto et donne au chauffeur son adresse. En lui recommandant bien d’aller doucement dans les nids de poule de Lindiane, doucement.
(Texte et photos : Sylvain Prudhomme).