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Publié dans le
numéro XI (sept.-oct. 2008)
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Le SMS n’est pas une langue ; c’est une écriture. Une écriture qui découle de deux contraintes : la structure des touches du clavier, où les lettres de l’alphabet ne sont pas « équidistantes » (là où un geste, tap ! suffit pour obtenir un a, il en faut deux pour un b, trois pour un c), et le nombre limité de caractères (160) par messages [1]. Ces deux contraintes n’ont pas les mêmes conséquences. La seconde, celle du coût financier de chaque message, est simple : l’utilisateur va chercher à réduire la longueur de ses messages. Il est donc porté à compresser la langue. On est dans un cas similaire aux abréviations des petites annonces amoureuses, où un « jeune homme de quarante-cinq ans aux nombreuses qualités de cœur », paraîtra surtout être doté d’un solide porte-monnaie face au « J.H. 45 ans, nbses qual. de cœur », qui ravira la femme économe. Bien sûr, on peut ne pas tenir compte de ces deux contraintes techniques. Ainsi, selon une étude menée par le Cental [2], de très nombreuses personnes (majoritaires parmi les 45-65 ans) écrivent des SMS comme elles écriraient une carte postale ou un télégramme : en ponctuant, en accentuant, et en n’érodant rien. Ce qui est très long et très fastidieux, je parle d’expérience. On souffre en allant chercher à grand-peine (tap tap tap tap tap tap) le ù de « où », si simple lorsqu’on tient un stylo. Mais, puisqu’on a préféré ce mode de communication au message téléphonique, il faut croire que l’on souffre moins de cet état de fait que de (au choix) déranger notre interlocuteur, lui parler, outrepasser son forfait téléphonique, ou faire la queue à la poste pour envoyer... un beau télégramme [3].
Certains utilisateurs rusés de SMS (la ruse étant répandue parmi la tranche d’âge des 15-25 ans) ont donc fait évoluer l’écriture de la langue française en fonction des contraintes techniques de l’envoi d’un SMS, ce qui a conduit, progressivement, à la naissance d’une écriture spécifique. C’est ainsi une adaptation intelligente à la contrainte technologique et non pas la seule paillardise des collégiens et lycéens qui les a poussé à écrire ki plutôt que qui. Puisque « ki » = tap tap (JKL), tap tap tap (GHI), alors que « qui » = tap tap (PQRS), tap tap (TUV), tap tap tap (GHI). Gain d’un mouvement. Autre exemple : « toi » (tap, tap tap tap, tap tap tap) est plus de deux fois plus long à taper que « twa » (tap, tap, tap). Et ce n’est pas de la faute des jeunes si le w arrive en première position de son groupe de lettres alors que le o n’arrive qu’en troisième... On ne va tout de même pas les accuser d’avoir manigancé la position des lettres associées aux chiffres du clavier téléphonique, qui fait la part belle au k, plus encore au w. Et c’est ainsi, ironie du sort, que le k, lettre savante en voie de disparition dans la langue française, souvent mal-aimée des collégiens et lycéens car plus difficile à tracer qu’un simple c, connaît un revival qui fait le désespoir des professeurs.
À l’origine du langage SMS, il y a donc l’idée de minimiser le temps d’écriture. L’idée d’écrire le plus vite possible, aussi vite que la pensée, aussi vite que la parole ne date pas d’hier [cf. Vite ! Vite !.]. Le SMS, quant à lui, est une sorte de sténographie de la lenteur : c’est-à-dire la forme d’écriture la plus rapide au sein d’un système contraignant qui fait qu’écrire est terriblement lent. Écrire en langage SMS, c’est reconquérir une vitesse d’écriture acceptable au sein de la contrainte représentée par le clavier numérique.
L’écriture SMS a d’ailleurs de fortes proximités avec des systèmes sténographiques existants. Non pas les plus rapides, qui se défont de l’alphabet au profit de tracés plus simples, mais par exemple la méthode Speedwriting, mise au point en 1924 par un professeur américain, Emma Dearborn, et révisée en 1950 par Leon Sheff. Dans ce système, les sons et les mots sont représentés par les lettres de l’alphabet et les signes de ponctuation. Un C majuscule, par exemple, figure le son ch. Exemples : recevez s’écrit rsv, autoriser s’écrit otrse, monopole s’écrit mnpl, âge s’écrit aj. S’ajoutent des mots usuels : lequel, laquel, lesquels s’écrivent lc, vôtre ou vous s’écrivent v, commerce se dit co, américain se dit am, financier se dit fi, et ainsi de suite... Se souvient-on des cris d’orfraie de l’Académie ? A-t-on eu des générations de sténographes ayant perdu leur orthographe après avoir trop écrit aj ? Non. Mais la méthode Speedwriting était une écriture de bureau, une écriture qui, loin d’inquiéter qui que ce soit, était perçue comme un savoir utile. Dans leurs CV, on imagine les secrétaires marquer « sténographie (méthode Speedwriting) » — là où aujourd’hui, dans les curriculum vitæ, à la rubrique Langues ou Compétences, ça ferait mauvais genre de marquer « écriture SMS (écrit, lu) ». Ce serait pourtant défendable.
Autre système de gain de temps d’écriture, immémorial : les abréviations des écoliers. Vous vous souvenez, l’école ? Moi j’écrvs svt cmm ça. Cmm ds bcp de lngs bzrres : sans voyelles. Certains s’insurgent contre ces abréviations par retranchements multiples : « Ici, c’est le règne du n’importe quoi. Ces graphies doivent être cantonnées aux notes manuscrites et aux brouillons », tout en tentant de rationaliser le procédé : « Dans un texte ou un ouvrage donné, une abréviation ne doit remplacer qu’un mot ou qu’un groupe de mots. Si dém. abrège démonstratif, il convient de trouver une forme différente si l’on souhaite abréger démotique ou démographie [...] Il faut être assez loin de ses chausses pour déguiser des habitants en habit. [...] Quelques abréviations courantes transgressent cette règle : article > art., capitale > cap., éditeur > édit., volume > vol. Dans la plupart des cas, le contexte élimine l’équivoque, mais on évitera d’abréger article nouveau ou éditeur de Nantes » [4].
L’Encyclopédie évoque quant à elle « le retranchement de quelques lettres, soit des voyelles comme dans l’hébreu, & supprimant quelquefois des consonnes, qui est assez suivi par ceux qui écrivent dans les classes, comme sed. pour secundùm, &c. [...] Les Jurisconsultes, les Médecins &c. se servent fréquemment d’abréviations, tant pour écrire avec plus de diligence, que pour donner à leurs écrits un air mystérieux. » [5] L’Encyclopédie met ce faisant le doigt sur le fait que la sténographie, quelle qu’elle soit, est toujours proche de la cryptographie. Dans la forme, un SMS s’apparente à une écriture secrète, comme tout jargon — une écriture qui exclut les autres, tout en laissant les clefs à la portée de tous.
27 septembre 1822. Champollion écrit la fameuse Lettre à monsieur Dacier, dans laquelle il fait part de sa découverte d’un système de déchiffrement des hiéroglyphes. Devant la phrase « tu n x pa 6 bi1 dir », les petits Champollion que nous sommes tous pourrions, en une même intuition sublime que celle qui vint à l’esprit de notre illustre prédécesseur, nous écrier : « C’est un système complexe, une écriture tout à la fois figurative, symbolique et phonétique, dans un même texte, une même phrase, je dirais presque dans un même mot. » Cette phrase est en effet semblable à un hiéroglyphe : elle mêle des signes alphabétiques (tu), phonétiques (le 6 qui se lit « si »), des rébus (la x qui se lit « crois »). Quelle complexité, quelle écriture millénaire !
Et les smileys [6], cette invention de génie : ajouter un signe typographique permettant de préciser la tonalité psychologique de la portion de phrase qui précède, n’est-ce pas d’une subtilité merveilleuse ? Imaginons :
— Oh, Gilgamesh, épouse-moi, offremoi ton fruit ! :-
— Non, je ne veux pas. Tu n’es qu’une outre percée, un palais qui s’écroule, une chaussure qui blesse :-,
C’est bien simple : les linguistes s’étrangleraient de bonheur devant une telle trouvaille, si elle avait le bon goût de se glisser dans des textes du deuxième millénaire avant notre ère plutôt que sur les portables de leurs enfants qui ne savent plus le grec et le latin.
À l’origine, l’écriture SMS était donc une sténographie. Mais c’est une sténographie qui, prenant conscience de ses possibilités, est devenue un langage écrit, ou du moins un jargon écrit à part entière. Abandonnant son but premier, la rapidité, elle développe désormais tous les attributs d’une langue — se renouvelant, inventant des mots et des codes grammaticaux... Par là-même, elle perd ses aspects sténographiques. Ainsi, lorsque l’écrivain Phil Marso traduit en SMS les Fables de La Fontaine comme un bretonnant les traduirait en breton, cela donne : « le corbô É le renar, le ch’N É le rozô, la grenou’ye ki v’E se f’R Ø’6 gro ke le b’Ef, la 6’gal’ É la foumi, le lou É l’aÑô, lê 2 kok’, le labour’Er É sê enfan »... Écrire plus vite ? peu importe. Dans « le labour’Er E sê enfan » par exemple, le temps de trouver le ê de « sê » son téléphone portable, un âne a déja eu le temps de taper « ses » avec les oreilles.
Le mot lol, (issu de laughing out loud, « rire aux éclats », équivalent de MDR, « mort de rire »), extrêmement prisé, est un autre cas emblématique de la façon dont l’inventivité transforme une sténographie en langue. À l’origine, lol est une façon de désigner, de manière rapide, le rire. Mais depuis, cette abréviation s’est recomplexifiée, et on est à présent devant bien des variantes, de LOL qui signifie un rire plus intense, à ololol un rire plus long, olol, loul, lolz, loul, leaule, lawl... Les adjectifs lolesque, lolant, lolissime, le verbe loler, ont vu le jour : il ne s’agit plus de faire court, il s’agit d’employer un mot... comment dire ? varié, subtil, drôle, beau. Il existe ainsi plusieurs graphies possibles pour un même mot [cf. ci-dessous, J’espère et Aujourd’hui]. Ce n’est pas pour rien que l’usage du SMS concurrence la parole, pour un message qu’il serait souvent plus rapide de délivrer oralement au téléphone : le SMS est prisé car il permet mise à distance et jeux d’écriture.
Autre exemple : la langue française a peu de signes de ponctuation permettant de montrer l’intonation. Le langage SMS, sans doute porté par l’émotivité de la jeunesse, fait en revanche la part belle à ces codes typographiques. On ne peut être que d’accord avec ce fait : le lecteur qui lit « oh non ! » ne perçoit pas la même chose que lorsqu’il lit « ohhhh nooon !!! ». Ces graphies expressives, signifiantes, sont pourtant peu usitées dans la littérature, si ce n’est dans les romans de gare. C’est comme si de tels procédés n’avaient jamais trouvé leurs lettres de noblesse dans la littérature française : ça ne se fait pas, voilà tout. Le point d’exclamation a le droit, allez savoir pourquoi, d’être simple oh ! ou triple oh !!! — double, il semble étrangement estropié, quadruple ou plus, il fait mauvais genre. Bizarrement, l’utilisation du clavier (d’ordinateur, de téléphone) a décomplexé l’usage du point d’exclamation. Il faudrait se pencher sur un corpus de cahiers d’écoliers pour voir si les collégiens des siècles passés étaient friands de !!!!!!!!!!!!!!. Reste qu’aujourd’hui, celui qui écrit « j t’M !!!!!!!!! » [14 touches] met autant de temps que celui qui écrit « je t’aime » [9 touches]. Quant à savoir si l’intention est la même de la part de celui qui l’écrit, et si l’effet est le même sur celle qui le reçoit : non.
L’écriture SMS est un sociolecte écrit : c’est le langage écrit d’un groupe social, celui d’une tranche d’âge. Jusque-là, rien d’étonnant : l’écriture SMS évolue en parallèle du langage courant, comme n’importe quel jargon d’étudiants. Pourquoi suscite-til alors tant de passions ? A-t-on eu peur, à l’apogée de la gloire des secrétaires dans les bureaux, que la sténographie ne détrône notre alphabet ? C’était pourtant plus pratique, plus rapide, et qui sait, des collègues s’envoyaient peut-être des petits mots secrets en sténo sur les amours de leur patron. C’est sans doute la visibilité du SMS (le fait que le téléphone portable se soit répandu dans l’ensemble des couches sociales, et ce dès le collège) qui a cristallisé les passions.
« C’est dans la parole que se trouve le germe de tous les changements ; chacun est lancé d’abord par un certain nombre d’individus avant d’entrer dans l’usage. Mais toutes les innovations de la parole n’ont pas le même succès et tant qu’elles demeurent individuelles, il n’y a pas à en tenir compte, puisque nous étudions la langue ; elles ne rentrent dans notre champ d’observation qu’au moment où la collectivité les a accueillies », disait Ferdinand de Saussure. Ce qui s’applique à la langue s’applique à l’écriture. C’est la collectivité qui décide de l’orthographe en règle du français : ce sont les médias, les journaux, les affiches... Certains écrivent « ki » sur leur portable, et alors ? Il y a écrit « qui » dans la somme écrasante des écrits qui nous entourent ; ils savent bien que c’est « qui » qu’il faut écrire.
Autant dire que le ki est moins menaçant à l’heure actuelle pour l’orthographe que ne le sont les oublis de plus en plus prégnants du œ sur les affiches publicitaires, ou encore les apostrophes droites qui remplacent les apostrophes courbées. Les écrits publics étant censément écrits en langue française et non en jargon, le « coeur fondant » d’un burger sur une quelconque publicité me fait un pincement à la ligature, car je suis de la génération qui avait encore un cœur non un coeur. Mais quoi ? C’est le cours des choses. On est un pays qui n’a pas, récemment, eu de modifications alphabétiques cruelles telles que la suppression de lettres de son alphabet, ce qu’ont subi la Russie en 1918, la Bulgarie en 1945... Quant à savoir si plus un alphabet a de lettres et de signes, plus il est « riche », c’est aussi stupide que de penser qu’un tableau qui a plus de couleurs est automatiquement plus beau qu’un monochrome.
Alors, est-il plausible d’imaginer cette phrase de Proust : « Je laissai toute fierté vis-à-vis d’Albertine, je lui envoyai un télégramme désespéré lui demandant de revenir à n’importe quelles conditions, qu’elle ferait tout ce qu’elle voudrait, que je demandais seulement à l’embrasser une minute trois fois par semaine avant qu’elle se couche » transformée en : « Je laissai toute fierté vis-à-vis d’Albertine, je lui envoyai un SMS désespéré lui demandant : 2 revnir a n’1port kel con10sion, kel feré tt s’kel voudré, k j’2mandé seulmt a l’embraC 1 min 3x par semèn » ? Non.
On peut certes imaginer qu’à terme, une dizaine de mots issus de l’écriture SMS entrent dans la langue écrite française. Une forme d’abréviation, la siglaison, élimine des lettres, et le langage oral tient compte de cette réduction graphique : on accepte bien de parler de la « cégété », de la « essènecéef », de la « essepéha », de « végéheu », de la « béhènne ». De même qu’on accepte le vélo tronqué de son -cipède. De même qu’on accepte (c’est même obligatoire) les abréviations conventionnelles que sont etc., Mme, no. De même qu’on tolère les abréviations spécialisées que sont v• pour verso, N.D.T. pour note du traducteur dans l’édition littéraire, (ts) pour tenor sax dans les notices de disques de jazz, etc. De même que sur les devantures, on accepte Cie pour Compagnie, et le fameux Chien dentiste qui fait peur aux enfants. On accepte ; on comprend. Et personne n’a jamais lu « Mme, no, ouvr.cité, p., zool » en prononçant « meuh, no, ouvrecité, pé, zohol ». Il y a peu d’espace entre les anti-SMS et les défenseurs rapides et quelque peu démagogiques de ce « langage », par exemple Les Inrockuptibles qui, au terme d’un court article rappelant qu’il n’y a pas une graphie standard mais des dizaines, sautent sur l’occasion de dire que « loin de toute prise de position partisane, une étude canadienne conclut que la messagerie instantanée est le vecteur d’une formidable renaissance linguistique » [7]. Non, ce n’est pas une formidable renaissance linguistique. Ou alors ça va faire beaucoup de formidables renaissances et de formidables linguistes en perspectives. En revanche, c’est un jargon écrit qui n’est pas moins idiot qu’un autre et qui, ce faisant, est inventif, évolutif, et amène ses utilisateurs à s’interroger sur ce qu’est un son, la transcription d’un son, etc.
Reste un point d’achoppement : l’utilisation du langage SMS hors du cadre des textos. Sous le titre pompeux de « Comité de lutte contre le langage SMS et les fautes volontaires sur Internet », on peut lire le discours suivant : « Non : nous considérons que le langage SMS a sa place et se justifie sur les supports où l’espace est réduit, tels qu’un message sur un portable, pour lequel il a été conçu. En revanche, il ne présente pas selon nous d’intérêt sur un forum, où l’on a la place d’écrire et où il est, finalement, recommandé de réfléchir avant de poster des messages. » Cela commence bien, mais la petite pique, il est « recommandé de réfléchir », met de l’huile sur le feu [a bon, parsk’on pans’ pa, nou ?] S’ensuit cette argumentation : « Utiliser le langage SMS, c’est donc exiger des autres qu’ils fassent la démarche de vous déchiffrer, au lieu d’utiliser le langage commun — le français. La démarche nous paraît donc impolie, voire irrespectueuse. » Puis un lecteur apeuré... « mais mon orthographe est loin d’être parfaite ». Réponse : « Les forums ne sont évidemment pas réservés aux seuls cracks en orthographe. D’ailleurs, nous faisons tous des fautes, plus ou moins. »
Dans la question du SMS se croisent bien des thématiques périlleuses : la bonne vieille orthographe, la jeunesse, la technologie, la communication... Le mythe de LA langue, figée, éternelle, splendide, y trouve un nouvel ennemi à se mettre sous la dent. Le SMS est le nouveau combat de ceux qui croient qu’il faut garder l’accent circonflexe à connaître parce que les racines, monsieur ! les racines, l’étymologie ! en oubliant que le g de cognoscere s’est perdu en route et que cela ne nous empêche pas (ou peu) de vivre [8].
En revanche, oui, écrire en SMS, c’est écrire avec des codes linguistiques qui demandent un effort de déchiffrement ardu pour qui ne pratique pas cette écriture — même si les codes les plus courants en sont connus. C’est donc malpoli d’écrire en SMS un mail, un mot ou une lettre qui ne s’adresse pas à un destinataire spécifique. Au même titre qu’envoyer un mail contenant des abréviations, « slt cmt ça va mon gars ? », peut être vexant : « Dans la correspondance privée, le recours à d’autres abréviations sera perçu par des destinataires formalistes comme une marque de goujaterie. »[4] Un chercheur n’a-t-il pas montré que les mots d’un texte, tant qu’étaient conservées à leur place leur première et la dernière lettre, restaient intelligibles, quand bien même les autres seraient mélangées ? Cela étant, à quoi bno les ércire dnas le bon ordre ? Peut-être parce que se relire après avoir envoyé un mail pour ne psa envyoer un trc qui ressmeble à ça, c’est tout simplement prendre du temps pour son correspondant, donner de son propre temps donc de son estime — au même titre qu’on les donne dans une conversation. Alors si vous ne voulez pas « écrire comme un notaire », avec des lettres « ressemblant à un écheveau de fil avec lequel un chat aurait joué toute une après-midi » [9], faites comme Apollonius de Tyane, qui, partant en Inde, « prit avec lui deux serviteurs, un pour écrire vite, et l’autre pour bien écrire. » [10]
2 MOTS 40 GRAPHIES
— aujourd’hui aujourd hui aujourdhui ojourd’hui aujord’hui ojourd’hui aujourdui ojourd ui ojourdui ojourd’8 ojourd8 ajd’hui ojoud8 ojrd8 ojdui auj8 ojd auj ajd oj
— j’espère jespère jespere j esper gspère gspere jèspèr jèspér jspér jesper g-sper gspèr gspér gsper jspre jspr jesp gspr jsp jsp
LE CHAT ET LE LEXICOGRAPHE
Étant donné la croissance de l’usage du chat, croissance concomittante à la présence de quelques huit millions de chats dans nos villes et nos campagnes, il est un point de la langue française qui me semble totalement incompréhensible. Aux débuts d’Internet, je me souviens d’avoir lu, éberluée, dans un de ces témoignages amoureux dont les magazines féminins ont le secret : « Mon mari était absent, il passait tout son temps sur le chat », et j’en étais à tenter de visualiser ce triste état de fait (les publicités pour Sheba ne regorgent-elles pas de sous-entendus érotiques femme/chat ? l’homme ne se féminise-t-il pas ? CQFD) lorsque je compris ma méprise : avoir confondu le chat descendant du cattare (« guetter » en bas latin) avec le chat descendant du to chat (« bavarder » en anglais).
Depuis ce jour, aucun progrès sur cette équivoque terrible de la langue, si ce n’est l’usage d’italiques dans les journaux les plus sérieux, italiques au chat régulièrement oubliées ailleurs, et ce alors même que l’usage informatique du mot souris démultiplie les sources de confusions dans des phrases aussi bêtes que « Les rêves d’un chat sont peuplés de souris », voire même dans la phrase d’Henri Michaux « Il n’y a pas de preuve que la puce, qui vit sur la souris, craigne le chat ».
Le bon sens voudrait que la phonétique l’emporte et que l’on écrive « tchat ». Mais non. Rien. Nos lexicologues ont sans doute peur d’ajouter un t fautif à une racine anglaise, comme s’il fallait s’embarrasser de ce genre de considérations devant un tel cas de force majeure. Au lieu de cette solution évidente, le Petit Larousse, en une de ces décisions absurdes où l’avis d’un comité de ronchons pèse plus lourd que l’usage de toute une population, a laissé entrer en 2004 dans le dictionnaire le mot-valise forgé par l’Office de la langue française en 1997 : « clavardage » (de clavier et bavardage). — Tu fais quoi chéri ? — Je clavarde.
Poursuivons dans l’absurde : ont été déclarés « admis » (merci !) les termes « cyberbavardage », « bavardage en ligne », « bavardage-clavier ». Notre dialogue devient donc : — Oh non, Kevin cyberbavarde encore ! ou encore : — Écoute Jennifer, arrête de bavarderclavier ! Pire encore : en 1999, en France, la Commission générale de terminologie et de néologie avait proposé... « causette ». Causette ! — On s’fait une causette, ce soir ? Peut-être au dix-huitième degré, ce terme aurait pu « prendre » dans le langage des djeuns’, qui auraient pu être séduits par cette sonorité « à l’ancienne ». Consciente du ridicule, la Commission s’est ravisée, et a remplacé la causette par le « dialogue en ligne ». — Tu fais quoi ? — J’dialogue en ligne. Censément obligatoire dans les administrations, le terme n’est pas entré dans l’usage. Même l’État ne donne pas le bon exemple : tous les sites de notre bon gouvernement actuel parlent de chat. Miaou.
BIBLIOGRAPHIE
Jacques Anis, Parlez-vous texto ?, Le Cherche Midi éditeur, 2001.
[1] Un SMS peut aussi être appelé messagerie texte, télémessage, texto.
[2] Le Cental [Centre de traitement automatique du langage] est un centre de recherche rattaché à la Faculté de philosophie et lettres de l’Université Catholique de Louvain, qui a collecté un corpus de référence de 30000 SMS, dans le cadre d’une opération intitulée « faites don de vos SMS pour la science ».
[3] Aux États-Unis, le service du télégramme vient de disparaître. En France, le télégramme existe encore (36 55). Son usage reste très majoritairement professionnel, notamment car il a valeur de preuve devant un tribunal.
[4] Jean-Pierre Lacroux, Orthotypographie, en ligne sur : http://www.orthotypographie.fr.
[5] in L’Encyclopédie, articles Tachygraphie, Tachéographie, Notaire.
[6] Les smileys (de l’anglais smile, « sourire ») sont des dessins stylisés de visages. Ils ont donné lieu aux émoticônes, dessinées au moyen de caractères, telles : :-) ;-( :-D
[7] in Les Inrockuptibles no 695, 15 juillet 2008.
[8] Pierre Encrevé, Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, Gallimard, 2007.
[9] Charles Ferrand, Dictionnaire des curieux, 1880.
[10] Hercule Géraud, Essai sur les livres dans l’Antiquité, particulièrement chez les Romains, Paris, 1840.