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Envoyé spécial dans mon ordi (juin 2012)

Envoyé spécial dans mon ordi (juin 2012)

Envoyé spécial dans mon ordi (juin 2012)
Mis en ligne le jeudi 5 juin 2014 ; mis à jour le mardi 3 juin 2014.

Publié dans le numéro 018 (Juin 2012)

Il fallait que ça arrive. Depuis trois ans que je passe le plus clair de mon temps à réfléchir à des trucs numériques, l’informatique n’avait pas franchi la barrière de mon subconscient. Ou alors, elle l’avait franchie mais y était restée coincée, empêtrée dans la masse informe des songes oubliés. Bref, avant la semaine dernière, je n’avais jamais rêvé digital. D’autant plus bizarre que j’ai en général un inconscient assez littéral. Par exemple, le foot me préoccupe, donc je rêve souvent de foot. Une fois, j’ai rencontré Thierry Henry dans les escaliers d’une boîte de nuit. C’est resté un très bon souvenir, il a remarqué qu’on avait les mêmes chaussures, ce qui a créé entre nous une relation dont je n’ai jamais eu à me plaindre. Une autre fois, j’ai rêvé d’un retourné acrobatique effectué (par moi évidemment) depuis le milieu du terrain, donnant la victoire à une équipe composée de joueurs indistincts. Peu importent le terrain poussiéreux et l’absence d’adversaire, ça me plonge dans la joie chaque fois que j’y repense. Mais d’ordinateurs, d’écrans, de claviers, jamais. Pour être tout à fait précis, je devrais dire « toujours pas » car d’ordinateurs, d’écrans et de claviers, il n’en fut pas question dans cet étrange rêve.
Suivant les recommandations de Barthes qui explique quelque part que les récits de rêve sont toujours un peu chiants (Nerval = problème), j’irai droit au but. J’étais dans une salle de réception qui ressemblait fort à celle d’un de ces hôtels particuliers dans lesquels on entre parfois à l’occasion d’un vernissage d’art contemporain. Le public était à l’avenant : looké, genre chaussures pointues, lunettes à grosses montures et barbe d’une semaine. Peu de filles. Parmi ces gens, l’un m’impressionnait par son nombre de VU (on le murmurait). Dans le champ du web, VU est l’acronyme désignant les Visiteurs Uniques, soit l’unité de base de la fréquentation d’un site. Autrement dit, ce type était une sorte de star. Il était simplement là, et me considérait, ce qui est déjà beaucoup. Une image est nette : moi, assis dans un canapé, les jambes croisées, un verre de champagne à la main ; lui debout derrière discutant avec d’autres, sans que cela ne rompe en rien la communication qui s’est établie entre nous. Voici pour le récit, passons à l’interprétation.
1. On notera que la structure de ce rêve est assez similaire à celle du rêve qui mettait en scène Thierry Henry. Les décors sont des lieux de sociabilité festive ; la rencontre, bien que déséquilibrée en termes de notoriété - et sans doute de talent -, permet la création d’un lien perçu comme allant de soi, l’impression globale est douce. Si l’on fait l’hypothèse que le rêve footbalistique sanctionnait une « passion », (ce qui est assez probable), ce second rêve vient me signifier que le numérique en est une aussi. Une nouvelle. Une inassumée. Une inavouée. Peut-être faut-il donc que je révise la manière dont je conçois mon rapport à l’informatique, que je cantonne dans le discours au champ professionnel. Néanmoins, comme dans le cas du football, cette passion nouvelle présuppose une extériorité, car dans ces deux lieux - la boîte de nuit, la fête de vernissage - je reste en position de public, vaguement distingué certes (par les chaussures dans le cas de Thierry Henry, par une sensation dans le second cas), mais pas non plus dans une intégration totale.
2. Pourquoi le milieu de l’art contemporain, et ses codes et sa population, forment-ils le décor de ce rêve ? Un élément important est sans doute la question du style, du vêtement. Car, si le geek - comme le prouve son dérivé trendy le hipster - est sorti de la ringardise du point de vue des représentations sociales, force est de constater qu’il est encore déficient de la sape. Une rencontre de hackers n’a pas grand-chose à voir avec un défilé de mode. Si je suis pour moi-même peu soucieux en cette matière, j’aime fré­quenter des gens bien habillés. Ce rêve dit sans doute un regret inavouable. Celui de devoir désormais assumer une sociabilité pas aussi chic que celle de l’art contemporain. J’ai l’inconscient snob.
3. Semblablement, l’absence de femmes. Je me rappelle l’avoir notée en rêvant. Étrange dans une réception post-vernissage, elle correspond à une évidence sociologique dans l’univers du numérique. Les geeks sont encore très majoritairement des hommes et le métier d’informaticien est l’un des rares à s’être masculinisé ces trente dernières années. Néanmoins, j’ai le vague souvenir de n’être pas seul dans ce canapé où j’étais assis, voire d’avoir gentiment flirté. Étais-je assis à côté d’une femme ? Impossible de le certifier. Un homme donc ? Peut-être, ce qui rappellerait encore une fois l’ambiance très homo-érotique de mon aventure avec Thierry Henry. Il est donc possible que, contrairement à ce que je me plais à ressasser, le caractère viril de l’univers numérique éveille en moi quelques émois refoulés.
4. Se joue aussi quelque chose avec la question de la reconnaissance et de la notoriété. Dans mon rêve, une sorte de confusion existait entre ce terme de VU, visiteur unique, et le participe passé du verbe voir. Elle peut s’expliquer par une autre mesure ayant cours sur le web, celle des « pages vues ». Plus sûrement, cette confusion est à relier à l’exposition au regard. Ce qui m’impressionnait chez cet homme était moins sa notoriété comptable sur le web que les regards qui convergeaient vers lui, que le fait qu’il était VU. Il faut donc encore une fois que j’assume une conclusion déstabilisante : ce qui m’attire dans les domaines qui m’intéressent, c’est la notoriété. Pas la mienne directement, mais celle des acteurs légitimes du champ. Ce qui vient en renforcement de l’extériorité susmentionnée. Si l’on est d’accord avec Freud que tout rêve exprime un désir, le mien est assez bas de gamme. Je n’ai rien à envier aux adolescentes qui font le pied de grue devant l’hôtel de Justin Bieber dans l’espoir fou d’un clin d’œil, ou de plus (cf. point 3).
5. Mais le plus étrange dans tout ça est que mon premier rêve numérique ne produise aucune image d’ordinateur, même pas celle d’un iPhone, d’un iPad, ou d’un machin comme ça. Je pense que ce problème dépasse mon cas personnel. J’ai souvent demandé à des geeks s’ils rêvaient d’ordinateur, la plupart m’ont répondu que non. Les programmeurs rêvent de lignes de code ; mais c’est autre chose, ils rêvent alors d’une solution à un problème. Comment expliquer que, proportionnellement au temps que l’on passe devant un écran, on rêve si peu de l’objet ? Comment expliquer que, malgré Tron, War Games et tutti quanti, qui depuis plus vingt ans proposent des représentations visuelles allant parfois jusqu’au circuit imprimé, l’ordinateur ne soit pas encore devenu un motif onirique ? Peut-être parce qu’il faut tout simplement du temps pour qu’une technologie prenne une place dans l’inconscient individuel et collectif de ses usagers. Quand la perte des clés est-elle devenue un thème récur­rent des rêves ? Et la voiture ? Depuis quand tout adulte qui n’a pas le permis rêve-t-il régulièrement qu’il est obligé de conduire une voiture ? On peut supposer que la place de l’ordinateur dans notre imaginaire est encore trop mouvante, trop évolutive, pour s’être transformée en matrice onirique. Ou alors, l’ordinateur, à l’instar de certaines autres technologies, est-il voué à rester en bordure de notre subconscient, n’y entrant qu’occasionnellement. Les gens rêvent-ils souvent d’électricité ? Pas sûr. Les postes de radio font-ils faire des cauchemars ? Rarement. Ouf, je suis normalement névrosé.
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