Dans l’arrière-boutique des ship managers
Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 010 (octobre 2011)
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Au bord du lac Hövsgöl, en Mongolie, la famille d’Enhtuja, une chamane réputée, vit du tourisme pendant les mois d’été. C’est le point de départ du documentaire Shaman Tour, de Lætitia Merli, anthropologue.
— Ce qui m’a poussée à faire cet entretien, ce sont les réactions de la salle après une projection de votre documentaire Shaman Tour, au Musée du quai Branly. Les questions avaient été majoritairement hostiles. La teneur des critiques était : « Mais pourquoi montrer ça ? ».
— En effet. Parce que je brise le mythe du bon sauvage qu’on aimerait bien aller voir en
circuit organisé. On s’aperçoit qu’ils ne sont pas complètement idiots, qu’eux aussi
connaissent la mondialisation, qu’ils en font partie et en sont conscients. Et puis je
brise le mythe du chamanisme, le truc « pur » venu des origines de l’humanité — qui se
trouve là associé à cette notion impure de tourisme. Je montre que personne n’est dupe,
des deux côtés. Parce que les touristes aussi, une fois sur place, se rendent compte non
pas qu’on les mène en bateau, mais...
— Les touristes se sentent entourloupés ?
— Ça dépend... S’ils se disent : « C’est magnifique, on va rencontrer de vrais chamanes ! »
et qu’ils arrivent au bord du lac en milieu de journée, quand il y a déjà trois vans avec
des Japonais et des Américains, ils se disent : « C’est quoi ? Disneyland ? » Alors soit ils
passent leur chemin, ce qui est très rare, soit ils se disent : « Ah forcément, on est touristes, on a payé notre tour operator, on arrive sur des lieux fréquentés par d’autres tour
operators, cette famille vit du tourisme, voilà. On accepte les règles du jeu. » Après, il y a
ceux qui voyagent seuls, dans une optique « nature », disons. Il n’y a pas vraiment de
touriste type même si majoritairement, ceux qui sont filmés sont de grands consommateurs de tours operators. Ils sont là, en Mongolie, et disent : « Ouiii, aloooors, quand j’étais
chez les Masaïs... » En même temps, ils identifient les règles du jeu, précisément parce
qu’ils ont déjà été dans d’autres contrées entre guillemets sauvages. Chez les Masaïs, ils
ont déjà vu qu’il fallait payer pour photographier, et que les habitants enlevaient leur
montre et leur canette de Coca pendant les photos... Ce sont les touristes eux-mêmes
qui racontent ça.
— Il y a une certaine violence dans les scènes où les touristes photographient la famille.
— Ils ont payé, ils ont le droit de faire des photos, alors ils s’en donnent à cœur joie. Ils
consomment.
— On n’en est pourtant pas au tourisme de masse en Mongolie ?
— Non, mais la Mongolie est devenue une destination. Il y a vingt ans, ça n’existait pas.
Aujourd’hui, il y a de tout dans les magasins, de bonnes voitures, des toilettes sèches...
— On voit aussi beaucoup de touristes mongols...
— Oui. Pour des gens qui viennent du Gobi où le paysage est caillouteux, désertique, savoir qu’à mille kilomètres au nord ils peuvent voir des forêts et des lacs comme en
Suisse, c’est un attrait. Pour les Mongols, les Caatan — les éleveurs de rennes de cette région-là — sont très exotiques. Ils n’ont pas l’impression d’aller voir des cousins de la
steppe, mais une autre ethnie qui est, à leurs yeux, inférieure, voire un peu archaïque.
Les Caatan, ce sont des Duha ; ils n’ont été officiellement incorporés à la nation mongole
qu’en 1956. C’est une ethnie à part. Ce sont les seuls éleveurs de rennes, et les seuls à
vivre sous des tentes, des sortes de tipis, et non des yourtes.
— Ces éleveurs étaient nomades, pendant la période soviétique ?
— Ils étaient nomades, mais organisés en collectivités ; dans le système soviétique on appelait ça des « brigades » — des unités d’élevage, de production. Tous étaient rattachés à
un district. Les enfants étaient obligés d’aller à l’école, donc en semaine ils étaient en
pensionnat. Les Caatan devaient rendre des comptes à la collectivité ; les bêtes ne leur
appartenaient pas : ils étaient en quelque sorte bergers, gardiens de troupeaux. À la
chute du communisme, les éleveurs en sont redevenus les propriétaires. Mais ils
avaient perdu en expérience, ils étaient rentrés dans un fonctionnement administratif.
Quand ils se sont retrouvés tout seuls, beaucoup se sont plantés. Alors, comment dire...
les touristes qui veulent voir les vrais Mongols de la vraie Mongolie, les vrais chamanes
de la vraie taïga, ils arrivent... — mais le pays, il a un peu d’histoire ! Soixante-dix ans de
soviétisme, une vingtaine d’années de chaos post-soviétique, où chacun a essayé de tirer
les ficelles au niveau religieux, politique, économique. Les Américains sont extrêmement puissants dans le pays. Il y a des enjeux énormes d’exploitation des minerais. Et
puis la Mongolie est un tampon entre la Chine et l’ancienne URSS.
— Le film est construit autour d’une femme : Enhtuja. Avec sa famille, elle est donc là, aux abords du lac Hövsgöl, en été. Mais le reste de l’année, ils sont nomades ?
— Oui. Mais sa famille est à cheval sur le village et la taïga, parce que ses petites-filles
vont à l’école.
— Et comment est née l’idée du film ?
— Je suis allée au bord du lac Hövsgöl en 2002 pour la première fois ; et le film a été
tourné en 2006. Il y avait déjà un peu de tourisme en 2002. Mais les familles n’étaient
pas au même endroit ; elles étaient installées dans la montagne, les touristes devaient
aller les voir à cheval. Au fil des ans, les éleveurs se sont aperçus que s’ils se mettaient
au bord du lac, cela en valait la peine. J’ai décidé de filmer ce phénomène-là : l’installation d’un camp sur cette route les mois d’été, pour être plus accessible pour les touristes. Parce qu’il n’y a aucune autre raison d’habiter là. Il y a cette idée intentionnelle,
volontaire. Cela m’intéressait de voir ce qui se passait, de demander à Enhtuja son avis à
elle — parce que je savais qu’elle faisait ce choix en toute conscience. Lorsque j’ai tourné,
à mes yeux, c’était très positif. Je valorisais l’idée qu’ils étaient malins, qu’elle se débrouillait... Alors que le film a été très mal perçu par certains. Des gens sont allés la
voir, et ont dit à la famille que j’avais fait un film horrible...
— Des touristes qui avaient vu Shaman Tour par hasard ?
— Non, ce n’était pas un hasard. Les gens qui veulent aller en Mongolie ne sont pas si
nombreux. Ils sont souvent intéressés par le chamanisme, or il n’y a pas grand-chose
sur le sujet. De fil en aiguille, ils tombent vite sur mon nom. Certains sont donc allés
dire : « Ah mais c’est pas bien, elle vous montre dans votre aspect le plus bas, comme si
vous n’étiez intéressée que par l’argent. » Il y a aussi un autre public : les adeptes du
chamanisme new age. Eux m’ont dit que je dévalorisais le chamanisme. Qu’ils espéraient pour moi que dans ma vie j’aie rencontré une vraie chamane, que si j’avais fait
ma carrière d’anthropologue sur des faux... Mais ce n’est pas un film ethnographique
sur comment vivent les éleveurs de rennes, ni un film touristique sur les beautés de la
Mongolie ou sur le chamanisme ! À chaque fois, les commentaires sont sur le manque.
On me dit : « Ça aurait été bien de voir ci ou ça... » Mais ce n’est pas le propos ! Je n’avais
pas pensé qu’il y aurait ces réactions-là. En revanche dans le milieu de la recherche et
de l’anthropologie visuelle, le film a été très bien reçu.
— Vous soulignez qu’Enhtuja se livre à une accomodation entre la part du rituel montrée aux touristes et le rituel chamanique dans son ensemble.
— Oui, et puis moi, en tant qu’anthropologue, je prends tout. Et Enhtuja est très reconnue en Mongolie en tant que chamane, il n’y a aucun doute là-dessus. Mais encore une
fois, il y a ce fantasme de l’Occidental qui voudrait que la super-chamane super-forte
soit isolée dans la forêt, et qu’il soit le seul à faire sa découverte.
— Enhtuja : c’est elle qui a l’idée, c’est elle qui gère l’argent, qui sert de banque pour les autres membres de la famille. C’est un véritable matriarcat !
— Sauf qu’ensuite, il y a beaucoup de gens qui récupèrent de l’argent par derrière... Le
mari, les fils... Quoi qu’il en soit, Enhtuja, c’est avant tout une mère qui pense à ses enfants, une « mère courage ». C’est pour ça que c’est elle le personnage central. Les enfants disent : « Les gens viennent voir maman, elle est chamane... » Ils ne s’incluent pas du
tout dans le décor. Ils sont juste contents que leur mère rapporte de l’argent... Ça a été
trop facile pour eux en quelque sorte ; ils se sont dit : l’argent vient des touristes...
— La famille d’Enhtuja a un 4×4, mais elle ne le cache pas...
— Non, ils ne le cachent pas... La seule chose un peu bidonnée à la rigueur, ce sont leurs
tenues vestimentaires... Enhtuja, elle aimerait bien que tout le monde soit en deel, la
tenue traditionnelle, mais son mari et son fils, ils lui disent : « Laisse-nous tranquilles
avec tes histoires de deel ! moi je me mets en jean et en T-shirt et c’est bon ! » Donc voilà... Il y a ceux qui jouent le jeu dans la famille et ceux qui se rebellent à ce sujet. Ils profitent
du système, mais ont le sentiment que c’est son affaire, pas la leur.
— Enhtuja ne fait toutefois pas ça (« vendre » une représentation de sa famille aux touristes) de gaieté de cœur, ni de manière purement cynique. C’est un entre-deux.
— Elle est embêtée. Elle ne sait pas où ça va aller. Elle a voulu cet argent pour sa famille,
mais ça l’a complètement transformée. Certains des enfants ne font plus aucun effort.
Et n’ont, par exemple, aucune notion de préservation de l’environnement. Ils ont de
plus en plus de déchets — parce qu’avant ils mangeaient jamais de produits industriels
avec des emballages. Là, ils mettent tout dans un sac qu’ils posent dans un coin de forêt ; bientôt ce sera très dégradé... et ils ne pourront plus faire les bons sauvages !
— La préservation de l’environnement, c’est une donnée récente en Mongolie ?
— Non, la Mongolie est un des pays où est arrivée très tôt cette notion de protection.
Dès la chute du Mur, dès l’ouverture du pays, il y a eu les Peace Corps qui ont travaillé
dans les différentes régions. Les Peaces Corps, les « troupes de la paix », ce sont des jeunes
qui sortent de l’université et partent faire leur service. Toute cette région du lac Hövsgöl
a été, comment dire... très marketée sur le côté environnement, chamanisme. Ce sont
les Peace Corps qui ont écrit les dossiers pour essayer de faire rentrer la région au patrimoine de l’Unesco en 2002, puis pour que ce soit un parc protégé. Les Peace Corps ont
eu une grande influence. Ils sont souvent très bons en mongol parce qu’avant de partir
dans des campagnes reculées, ils ont reçu des cours de langue. Ils donnent des
cours d’anglais ou de ce qu’ils peuvent, suivant leurs compétences... Mais attention, c’est complètement laïque. Parce qu’il y a aussi beaucoup de missionaires...
— Des missionnaires ? C’est un phénomène qui prend de l’ampleur ?
— Oui, de manière très rapide. Toutes sortes de mouvements religieux et sectaires
qui font du prosélytisme ont trouvé en Mongolie et en Sibérie de nouveaux
territoires à conquérir. C’est un des quelques endroits de la planète où il y a tout à
faire, par rapport à l’Océanie ou à l’Afrique, où c’est déjà fait. Certes, le gouvernement surveille. Et comme il ne peut pas interdire les religions, ce qui se fait, c’est
que lorsqu’il y a des arrivages de bibles ou de vidéos d’un pasteur, ce matériel de
prosélytisme est bloqué à l’aéroport. Quoi qu’il en soit, les Mongols sont très ouverts, très friands de tout ça ! On peut le comprendre : ils n’y ont pas eu droit pendant soixante-dix ans, ils vivent en ce moment même une période chaotique, le capitalisme sauvage... Les gens ont besoin de se raccrocher à des spiritualités.
— C’est un phénomène qui se restreint à Oulan-Bator ?
— Non, ça concerne les campagnes aussi... Il y a beaucoup d’antennes régionales
de ces sectes. Dans une campagne très isolée, je suis tombée sur des gamines qui
m’ont dit : « God is truth. » Bon. Elles sont endoctrinées.
— C’est une porte d’entrée sur l’Occident à laquelle on ne pense pas...
— Alors qu’elle est primordiale. Par exemple, ces enfants étaient fières de se sentir
comme les Américains, ça leur a plu d’aller faire des cours d’anglais, de jouer de
la guitare avec un missionaire qui leur chante des chansons en anglais... Si elles se
convertissent, elles peuvent faire leurs études aux États-Unis — les missionnaires
payent des études aux meilleurs élèves.
— Dans votre livre [1], vous expliquez que le renouveau du chamanisme s’est fait dans les villes, alors que le touriste associe spontanément le chamanisme à la nature.
— Oui, le peuple avait ce besoin-là, mais ce sont les intellectuels qui ont remis en
forme le chamanisme. Le renouveau est parti de la ville, via un mouvement postsoviétique, ultra-traditionnaliste, lié à la volonté de revendiquer sa culture, sa nation. Cette donnée-là est omise par les touristes ; ça fait peur, ça fait « facho » ou, du moins, folklorisation de la culture. Aujourd’hui, les organisations en ville essaient donc de fédérer, de reconstruire un système, de rationaliser les pratiques des chamanes. Le cas d’Enhtuja est particulier : elle travaille de façon isolée, elle n’intellectualise pas ce qu’elle fait.
— Et le bouddhisme ?
— Il ne faut pas oublier que le pays a été une théocratie. C’est comme au Tibet,
c’est-à-dire que le chef de l’État était un bouddha réincarné, avec religion et État
confondus. C’est très ancré dans les croyances populaires. Il y a donc d’un côté le
chamanisme, une religion populaire, diffuse, syncrétique, de l’autre les grands
moines bouddhistes — qui eux, ne veulent pas entendre parler du chamanisme,
parce qu’ils ont établi une fois pour toutes que le bouddhisme lui était supérieur.
Les chamanes intègrent cependant dans leurs pratiques beaucoup d’éléments venus du bouddhisme.
— Ce n’est donc pas une grande fracture dans la société mongole.
— Non : de fait les deux religions, bouddhisme et chamanisme, coexistent : les
Mongols pratiquent un peu les deux. D’autant plus qu’ils doivent se fédérer pour
lutter contre les sectes.
Shaman Tour (2009), documentaire de 63 min, FAG prod, Ateliers du Doc, CNRS Images.
Shaman Tour est le troisième documentaire de Lætitia Merli sur la Mongolie et le chamanisme, après Call for Grace (2000) et La Quête du Son (2004).
[1] L.Merli, De l’ombre à la lumière, de l’individu à la nation. Ethnographie du renouveau chamanique en Mongolie postcommuniste, Centre d’études mongoles & sibériennes, École pratique des hautes études, 2010.