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Grothendieck mon trésor (national)
Alexandre le Bienheureux me fascine depuis toujours. Ou plutôt, continuent de m’habiter les images que j’ai gardées en mémoire de son seul visionnage, datant du milieu des années 80 : Philippe Noiret allongé dans son lit, jouissant de ne jamais n’avoir à s’en lever, activant pour faire venir à lui le nécessaire un système complexe de poulies, envoyant son chien chercher le journal et faire les courses. La paresse permise par un mélange d’astuce et de mécanique. Un rêve inaccessible. J’ai eu l’impression de m’en approcher quand, à la fin des années 90, je me suis connecté à Internet pour la première fois depuis mon domicile. Et cette impression n’a fait que s’accroître à mesure que se sont améliorés les services et la vitesse de connexion. Il m’a été permis de faire assis ce qui nécessitait auparavant d’être debout. Faire des courses, aller dans une bibliothèque, voir un film, m’acheter un disque, organiser un voyage, tout ça ne nécessitait plus de me lever, juste de m’asseoir face à son écran. Demeurait un énorme obstacle pour atteindre au bonheur d’Alexandre : la quasi impossibilité d’utiliser mon ordinateur allongé, sauf installation compliquée à base d’oreillers, de couvertures sur les jambes, d’inclinaison savante de l’écran, de prise multiple pour avoir du courant etc. J’ai essayé, croyez-moi, mais l’inconfort rôdait toujours. Cette manière de voir le but sans l’atteindre a provoqué en moi quelques années d’intense frustration. Puis vint l’Ipad. Miracle. Beauté de la technologie quand elle vient, non pas créer un désir, mais le combler. Parce que, quand on réfléchit bien, c’est quoi l’Ipad ? Ce n’est pas, comme on le croit, la possibilité de lire sur un écran. C’est la possibilité de lire sur un écran, mais allongé. Et ce n’est pas seulement la possibilité de lire sur un écran quand on est allongé, c’est la possibilité de tout faire allongé. C’est la possibilité de faire allongé ce que l’ordinateur nous permettait - ou nous obligeait dans le cas de la lecture - de faire assis. Avec mon Ipad, je suis allongé, et je peux acheter un livre et le lire, je peux choisir un film et le regarder, je peux skyper avec une copine aux Etats-Unis, je peux commander de la bouffe, je peux feuilleter le journal... Les applications dans le rôle des poulies, le web dans celui du chien. Avec mon Ipad, je suis devenu Alexandre le bienheureux.
Alexandre le bienheureux était-il vraiment heureux ? Je n’ai pas de souvenir précis de la fin du film, mais m’en est restée l’impression que la béatitude du héros n’était qu’une forme un peu euphorique de dépression, qu’Alexandre, même sans le savoir, souffrait et jouissait à la fois de cette douce prison qu’il avait désirée et érigée lui-même, m’en est restée la certitude qu’au fond de lui, il aspirait à quitter cet état (d’ailleurs, il me semble qu’au final, il est obligé de sortir de son lit pour séduire le personnage joué par Marlène Jobert, ce qui est pour le moins paradoxal). Peut-être s’agit-il là d’une reconstruction a posteriori, travaillée par la culpabilité qu’un discours louant continument la « valeur travail » depuis 20 ans n’aura manqué de créer en moi. Peut-être est-ce tout simplement une forme de dégoût pour ce lit jamais quitté, jamais aéré - comme une chaussure qu’on ne retire pas -, parsemé des miettes de toutes les miches qu’on y a brisées, tâché de tous les saucissons qui y ont laissé leur graisse. Ce n’est pas exactement ce que je vis avec mon Ipad, quoique. Il est déjà graisseux, mes enfants ayant immédiatement développé un goût prononcé pour l’objet, particulièrement après leur dîner quand ils ont englouti un plat de coquillettes avec les mains. Mais c’est un moindre problème. Plus grave est la sensation d’enfermement très vite provoquée par l’Ipad. Pas l’enfermement énervant et politique, ressenti par celui qui voudrait entrer à l’intérieur de la machine, je n’ai pas le niveau. Mais un enfermement doux, celui qu’on peut éprouver en restant quelques jours dans les banlieues de l’Amérique prospère, avec leurs maisons joliment peintes, leurs jardins bien tondus, leurs rues arrondies. Ca commence dès les premiers instants, quand, préalablement à tout, il faut télécharger Itunes. Le ton est donné : tu t’épanouiras, certes, mais dans la communauté ; ici tu seras heureux, mais t’avise pas de jeter un mégot par terre. Chaque fois que je passe par l’App Store pour charger une nouvelle application, j’ai l’impression de franchir un « community gate » et de croiser le sourire mielleux du gardien qui va scrupuleusement cocher son planning des entrées. Le problème est qu’on s’y fait : au sourire mielleux et aux allées bien dessinées. Tout comme Alexandre a dû considérer que son bonheur valait bien de supporter quelques plis dans des draps jamais plus tendus.
C’est que l’essentiel se joue certainement ailleurs. Le film d’Yves Robert est sorti au début de l’année 1968. Comme s’il rendait compte d’une sensibilité d’époque, comme s’il préfigurait des revendications qui allaient s’épanouir quelques mois plus tard. Alexandre le Bienheureux est agi par quelque chose qui le dépasse, une volonté de changer le monde dont il ne sait pas (ni le personnage, ni même l’acteur qui l’incarne) qu’elle est déjà à l’œuvre. Avec mon Ipad, je suis moi aussi agi par quelque chose qui me dépasse. Pas une sensibilité d’époque, mais Steve Jobs lui-même. La preuve. J’ai reçu mon Ipad pour mon anniversaire, daté du 4 octobre. Steve Jobs est mort le lendemain, 5 octobre. Il s’est couché à jamais. Là aussi, le rapport est évident. Mon Ipad ne contient pas seulement les matériaux qui le composent et le sang des ouvriers chinois qui l’ont fabriqué. Mon Ipad contient Steve Jobs. A chaque fois que je l’allume, je fais revivre Steve Jobs. Et que veut Steve Jobs ? Il veut faire franchir une étape à l’humanité. Il sait que les hommes ont évolué en changeant de position. Le passage à la station debout a été largement documenté. On commençait ces derniers temps à se demander si nos corps n’allaient pas être modifiés par le prima de la position assise. Steve Jobs, lui, veut nous allonger. Il y a quelques millions d’années, on était à quatre pattes, Steve Jobs veut nous retourner. L’humanité sur le dos. Un vrai truc de visionnaire. Chaque fois que je m’installe avec mon Ipad, j’ai l’impression de commencer à réaliser le dessein de Steve Jobs, j’ai l’impression de me constituer en avant-garde d’un grand mouvement anthropologique, d’inaugurer avec quelques millions d’autres une vaste mutation biomécanique dont les effets ne seront sensibles que bien plus tard, après que des générations d’humains auront passé leur journée dans la position jadis dédiée aux seules nuits. Et ça, ce n’est pas rien.