Dans l’arrière-boutique des ship managers
Dans l’arrière-boutique des anthropologues
« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
En règle générale, je suis assez peu sensible aux objets technologiques. Par exemple, il y a quelques mois, Canal + m’a offert en remerciement de quinze ans d’abonnement un jabulani - le ballon de la Coupe du Monde en Afrique du Sud. Ça m’a comblé bien sûr, mais pas plus d’une soirée. Pourtant, jabulani est un objet hautement technologique (texture grip’n’groove, soudage thermique etc.) qui, j’en suis pleinement conscient, mérite plus d’égards que quelques dribbles autour d’une table basse. Dès le lendemain, jabulani entamait son pourrissement sur la terrasse, entre une cuisinière miniature en plastique et quelques bouteilles de verre, avec la profonde mélancolie que dégage le ballon se dépeçant.
Mais depuis peu, je m’étonne moi-même. On m’a offert à Noël un Notebook. En gros, un Notebook, c’est un mini-ordinateur portable. Taille d’une feuille A4, légèreté et faible consommation énergétique (donc forte autonomie). A priori, rien d’exaltant. Sauf que.
Sauf que l’exaltation n’est pas venue tout de suite. D’abord, le Notebook est resté quelques semaines dans son emballage. Rien à voir avec une quelconque ingratitude, ou une indifférence pour l’objet. Doté déjà d’un ordinateur portable - encombrant certes mais fonctionnant bien -, je n’avais pas un besoin immédiat de sa réduction. Or, je ne change d’ordinateur qu’en situation extrême. Je tolère beaucoup avant de rompre (un trait de caractère extensible à d’autres champs de ma vie, ce qui m’amène à l’hypothèse que notre rapport à l’informatique - qu’il relève de la curiosité, de la terreur, de l’audace ou d’autre chose encore - n’est jamais en contradiction totale avec d’autres aspects de notre existence, mais c’est une question que je refuse d’aborder ici). Pour le dire vite, tant que des trucs apparaissent à l’écran, suffisamment longtemps et suffisamment clairement, je ne change pas d’ordinateur. Or, du point de vue technique, le seul qui valait jusque-là, je n’avais quand le Notebook est entré dans ma vie aucune raison de le préférer au portable que j’utilisais. Je pourrais déguiser cette habitude en vertu, dans la catégorie « riche qui ne voit pas l’intérêt d’une deuxième voiture qui prend la poussière dans le garage ». Mais, pour être tout à fait honnête, l’appréhension qui sous-tend cette rétivité au changement a des racines plus lointaines. Je crois pouvoir dire que je suis un traumatisé de l’informatique. Mon père est ingénieur en informatique.
Il est à peu près certain qu’une sociologie sérieuse effectuée sur une cohorte significative d’enfants d’informaticien nés entre les années 65 et 75 montrerait qu’une situation de départ commune a engendré des résultats paradoxaux. Une partie de ces enfants sont devenus des geeks. Une autre des traumatisés de l’informatique. Il est utile de rappeler qu’avant l’arrivée du MacIntosh au milieu des années 80, pour interagir avec un ordinateur, même personnel, il fallait parler son langage. Le démarrage du moindre jeu nécessitait quelques commandes qui, pour être rudimentaires, contenaient nombre « / », « : », « A », et autres symboles sans rapport avec leur usage dans l’écriture apprise à l’école. Ne pas les aligner dans le bon ordre, en oublier un, entraînait l’échec de la procédure, et produisait un message dont la signification était en général peu claire. Mon père ramena très vite un ordinateur à la maison. Avec quelques disquettes contenant des jeux aux promesses inédites. Ma petite sœur, de deux ans ma cadette, comprit immédiatement les instructions peu précises de mon père (l’ingénieur en informatique de cette époque pensait que l’informatique est une langue qui s’apprend en la pratiquant) et faisait infailliblement démarrer les jeux, en tapant une ligne de signes cabalistiques d’une main, tout en grignotant des Paille d’Or de l’autre. Les deux mains sur le clavier, la langue pendante et le regard fixé sur l’écran, j’échouais systématiquement. Je compris vite que ma petite sœur entretenait un rapport confraternel à la machine, que ce rapport, pour des raisons obscures, m’était interdit, et qu’il valait mieux renoncer. Même si les interfaces sont aujourd’hui beaucoup plus aisées, même si l’installation des logiciels de base sur un ordinateur neuf ne prend que quelques minutes, c’est bien cela qui se rejoue pour moi à chaque acquisition d’une nouvelle machine, une relation primitive à l’innovation technologique, faite d’incompréhension et de frustration. Voilà pourquoi le Notebook est resté quelques semaines dans son emballage.
Puis je l’en ai sorti. Poussé par la nécessité d’un voyage et un sac déjà trop lourd. Une fois passés les errements des premières minutes (télécharger un antivirus, un traitement de texte, Mozilla...), j’ai ressenti un plaisir inédit à la manipulation de cette machine. Plaisir augmenté pendant les jours qui ont suivi, et non démenti jusqu’à aujourd’hui. On pourrait penser que la raison tient aux qualités inhérentes aux Notebook (je le rappelle : la taille, la légèreté, l’autonomie). Certes, mais ça ne suffirait pas. Il y a dans le Notebook une combinaison étrange. D’un côté, son caractère miniature en fait un accomplissement de la modernité technologique. Bien sûr, un smartphone est encore plus petit. Mais un smartphone, avant d’être un petit ordinateur, est d’abord un gros téléphone. Le Notebook est résolument du côté de l’ordinateur, de l’ordinateur tel qu’on le pratique depuis longtemps déjà, mais dans des proportions telles qu’on se demande s’il est possible de le réduire encore sans supprimer l’écran ou le clavier, sans qu’il ne cesse d’être un ordinateur. D’un autre côté, le Notebook est un objet archaïque : design élémentaire, écran rudimentaire, mémoire réduite. Et surtout le clavier. Le clavier de mon Notebook fait un bruit magnifique. Un bruit incertain. De touches mal fixées. Qui rappelle les premiers claviers arrivés dans nos foyers. Et on est presque étonné que tout cela fonctionne. La mémoire est faiblarde, certes, mais n’empêche pas de télécharger les logiciels et applications de base. L’écran est petit, mais on y voit assez bien pour travailler et regarder quelques vidéos. Bref, le Notebook réduit l’ordinateur contemporain à son essence et pourtant, le Notebook me suffit. En cela, il est la manifestation d’une sorte de décroissance heureuse. Il prouve que jusqu’ici j’avais trop (trop de mémoire, trop de pixels...), que je peux vivre avec moins, et être heureux, plus heureux même. Ça peut sembler ridicule, mais jouir d’une régression (même partielle) est un sentiment rare dans nos vies technologiques. Et le Notebook permet de l’éprouver. Et puis, le Notebook contient en lui sa propre caducité. Quel avenir pour cet objet ? Comment pourrait-il résister aux smartphones ou aux tablettes ? Trop cheap par rapport à un ordinateur portable, trop lourd par rapport à un smartphone, on voit mal, aujourd’hui déjà, comment il pourrait survivre bien longtemps. À tous points de vue, le Notebook est un objet transitionnel. Il ne durera pas mais en attendant il rassure. Il ouvre la possibilité d’une autre relation à la technologie. Une relation facile et apaisée. Le Notebook est du côté de la mère.