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Publié dans le
numéro IX (mai-juin 2008)
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Justine en videotext.
Au milieu des années 1980, l’Internet n’existait pas en France ; le web n’était pas encore inventé. Restait le Minitel et ses fameuses messageries roses. Dans un article très documenté, Élisabeth Chamontin [1] raconte : « Dès 1985, avec l’apparition du kiosque et de ses paliers tarifaires (le 3615 en particulier), une multitude de prestataires se développent autour des éditeurs de services vidéotex que sont à l’époque Le Parisien, le groupe Hachette Filipacchi, Actuel, Libération, mais aussi les distributeurs, les services publics, les SSII et leurs agences de communication, elles aussi intéressées par l’argent facile que promet ce nouveau média. Au sein de l’équipe télématique du Parisien Libéré, Stephen Belfond (fils de l’éditeur Pierre Belfond) et Bertrand Dietz se passionnent pour les technologies de l’information et ce qu’on peut en faire d’un point de vue littéraire ou ludique malgré les contraintes techniques, liées à la norme vidéotex. » Au même moment, Philippe de Pardailhan révolutionne la composition vidéotex [2] en inventant Graphitex, un outil qui donne accès au code de l’écriture vidéotex : un éditeur vidéotex, Wysiwyg [3], qui traduit le dessin et les lettres en code — à l’instar de ce que font aujourd’hui les éditeurs HTML [4] pour les pages web, ce qui raccourcit considérablement le travail d’exécution : « La révolution de la souris est alors en marche avec l’arrivée des premiers Macintosh. Au lieu de générer les pages entières, Philippe de Pardailhan opère des sélections avec sa souris grâce à un logiciel de son invention, et n’envoie sur le Minitel que des morceaux de page, ce qui va beaucoup plus vite. Or, se dit Stephen [Belfond], à partir du moment où l’on n’envoie que des morceaux, on peut scénariser l’affichage de la page... et à partir du moment où l’on peut le scénariser, on peut raconter une histoire ! »
En 1986, au sein de leur société JET7, Stephen Belfond et Bertrand Dietz créent avec ce procédé un premier dessin animé d’environ soixante secondes : L’Amour sur une table basse. Philippe Jannet, un ancien du Parisien Libéré passé chez Hachette Filipacchi, fait paraître le dessin animé sur le site du magazine Lui : c’est un succès. D’où l’idée de Philippe Jannet d’adapter des épisodes des Onze mille verges d’Apollinaire, que Roger Lajus, patron de la télématique d’Hachette Filipacchi et membre du Collège de Pataphysique, place sur l’ensemble des services du groupe — 3615 LUI, 3615 SAVA, 3615 PENTHOUSE, 3615 NEWLOOK —, alors leader du marché. Devant le succès, neuf épisodes supplémentaires du roman sont commandés, cette fois directement à JET7 où travaillent les deux meilleurs graphistes Minitel de l’époque, Thierry Keller et Sylvain Roume. Cette adaptation, la première des grandes réalisations de JET7, dure en tout soixante-huit minutes. Le succès est au rendez-vous : la série devient la rubrique la plus consultée après les messageries roses. Stephen Belfond confie alors à la graphiste Sophie Marin la réalisation graphique du scénario de Justine de Sade. Les contraintes formelles du vidéotex sont énormes. Qu’à cela ne tienne : l’illusion du mouvement des personnages est obtenue en changeant la position des caractères aussi rapidement que le permet la vitesse du Minitel : 1200 bps ou bits par seconde. Des déplacements « forcément saccadés [qui] donnent une impression de comique provoqué par la connotation mécanique qu’il donne à l’acte sexuel ». Les bulles et leurs onomatopées — et l’imagination des lecteurs — font le reste. « Les quinze épisodes — de quinze minutes chacun — génèrent jusqu’à deux millions d’appels. L’œuvre est vendue à d’autres serveurs Minitel que ceux d’Hachette ; ses créateurs font fortune. Et pourtant, pas une phrase de Justine — intertitres compris — qui ne soit tirée de l’original, à part les bulles ! Il est difficile aujourd’hui d’imaginer le succès public de ce Justine minimaliste, succès fait essentiellement de bouche à oreille, car si la profession et le public en parlaient, la presse, elle, brillait par son silence. [...] Pour Stephen Belfond, ce désintérêt — ou ce mépris — s’explique certes par l’inculture technologique des journalistes de l’époque, mais surtout par le fait qu’il s’agit de Minitel, c’est-à-dire de quelque chose de français et de laid, par où la culture ne peut absolument pas passer, l’art encore moins. » Pourtant, c’est bien d’art qu’il s’agit : ne serait-ce que parce que le style varie d’un auteur à l’autre, preuve pour Stephen Belfond qu’il y a « quelque chose au-deà de la technique. » Stephen Belfond oppose ainsi « le trait dur, parfois méchant, empreint de son humour noir épouvantable » de Sylvain Roume à celui de Sophie Marin, plein d’humour décalé et de légèreté. Elisabeth Chamontin note qu’à de nombreux égards, l’art de JET7 préfigure ce qu’on appelle aujourd’hui « l’art ASCII » [5] « et pour cause : le matériel utilisé — les caractères alphanumériques — est le même. Mais l’art ASCII reste, lui, essentiellement statique, malgré quelques tentatives, appelées cinéma ASCII, d’animer des séquences par le défilement page down de l’écran, et qui n’ont jusqu’à présent trouvé ni leur créateur de génie, ni un vrai public. » Ainsi les réalisations de l’équipe de JET7 restent-elles uniques en leur genre. Après quelques autres adaptations (Alice au Pays des Merveilles en 1988, un échec commercial notoire, puis des épisodes de Salo, d’Histoires d’O et des Mille et une nuits), l’aventure prend fin : en 1989, le CTA (Comité de la télématique anonyme) [6] menace de fermeture les serveurs qui diffusent les dessins animés de JET7. « La censure aura donc eu raison de la créativité de JET7, ce qui ravit rétrospectivement Stephen Belfond : Moi qui ai rencontré Losfeld de son vivant, qui connaît très bien Claude Tchou ou Pauvert, je suis très fier de faire partie de leur cercle, et d’être le dernier éditeur censuré. »
[1] Élisabeth Chamontin, « Les dessins animés de JET7 pour le Minitel », revue Formules, no 9. Consultable sur http://www.formules.net/revue/09/justine.html .
[2] « La création de pages Minitel se heurte à deux contraintes majeures : un réseau d’une extrême lenteur, qui ne permet de recevoir au maximum que 120 caractères par seconde, et la norme vidéotex propre à la France. L’espace de création autorisé, l’écran du Minitel, se compose d’un damier de 40 colonnes et de 24 rangées, définissant 960 cases dont chacune ne peut contenir qu’un seul caractère, une seule « couleur » (une nuance de gris) et un seul fond. Même si, en mode dit graphique, cette case peut se subdiviser en six petits pavés, ce mode est si lourd en octets et si lent à charger que ceux qui l’utilisent pour créer des pages d’accueil ou des illustrations sont vite accusés de racket par les minitélistes qui se voient facturer deux francs chaque minute de consultation. Le mode dit graphique est de plus incompatible, dans une même case, avec le mode dit alphanumérique qui prédomine donc. La police de caractères du Minitel est une police à chasse fixe, c’est-à-dire dont tous les caractères occupent la même largeur, qu’il s’agisse d’un i ou d’un m. Elle n’offre en outre qu’un seul corps, de la taille de la case dans laquelle s’inscrit le signe. Toutefois (piètre consolation), chacun de ces signes alphanumériques peut être affiché en « double largeur », « double hauteur », et même avec ces deux attributs simultanément, ce qui permet au moins de faire des titres dignes de ce nom. En bonus, l’italique et le gras, le clignotement. Huit nuances de gris, du blanc au noir. » (É. Chamontin)
[3] Wysiwyg : acronyme de « What You See Is What You Get » qui encodent automatiquement les créations de leur utilisateur.
[4] HTML : acronyme de « Hyper Text Markup Language ». C’est le langage de description des pages web.
[5] ASCII : acronyme de « American Standard Code for Information Interchange », code de représentation numérique des caractères pour qu’ils soient compris par les ordinateurs.
[6] Le CTA rendait des avis à la demande des opérateurs, du président du Conseil supérieur de la télématique ou des fournisseurs de services. Avec le déclin du Minitel, son rayon d’action s’est aujourd’hui restreint aux services Audiotel, en liaison ou non avec Internet.