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Publié dans le
numéro IV (ÉTÉ 2007)
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Pressée par le temps, par ces millions de gigabits qui circulent dans les tuyaux, la blogosphère vit en l’espace d’une semaine ou deux des crises qui, autrefois, se seraient déroulées sur plusieurs mois. Ainsi en une dizaine de jours, le « blog » de François Mitterrand, ressuscité pour l’occasion, est passé du statut de lieux pour initiés à sujet de polémique médiatique, avant de finir par s’autodissoudre avec fracas. Quand vous lirez ces lignes, cette histoire aura déjà été oubliée. Mais il n’est pas inutile d’y revenir après-coup, dans ce qu’elle révèle.
Tout commence le 10 mars 2007, avec une note intitulée « Il est temps... » postée sur un blog hébergé chez hautetfort.com [1] : ce type d’hébergement permet de rester totalement anonyme, par opposition à l’achat d’un nom de domaine, qui oblige à rendre publique l’adresse de l’acquéreur. Pour la petite histoire, le blog viole les conditions générales de l’hébergeur, qui stipule (article 8.2) que « le membre s’engage à ne pas se faire passer pour une autre personne ou entité »...
Le succès d’un blog se mesure au nombre de commentaires postés. Dans notre cas, la progression est rapide : 6 pour la première note, le 10 mars, une moyenne de 40, deux semaines plus tard, plus de 300 dans le courant d’avril, avec des pointes à plus de 700... Comme beaucoup d’autres avant lui (on se souvient du faux blog de Jacques Chirac au printemps 2005), le blog plaît par son mélange de pseudo-informations et par le décalage de la parole mitterrandienne dans la France d’aujourd’hui.
Le 30 mai 2007, Daniel Schneidermann publie une brève sur son propre blog [2], intitulée « François Mitterrand est-il fiable ? » : « J’ai mis longtemps à devenir accro au blog de François Mitterrand [...] C’est fait, depuis quelques jours. Je suis accroché par la froide férocité de l’écriture. Et par le mystère, aussi, bien sûr. Alors, pour ceux qui le pratiquent depuis longtemps, ses infos d’outre-tombe sont-elles fiables ? » Sur le blog de Schneidermann, extrêmement fréquenté, des dizaines de réactions affluent. Une semaine plus tard, le journaliste publie un article dans Libération, dans sa chronique « Médiatiques », intitulé « Un corbeau nommé «Mitterrand» ». Le deuxième paragraphe de l’article commence par ces mots : « François Mitterrand est-il fiable ? ». Schneidermann écrit : « Le blog est alerte, acide, cruel, cohérent, vraisemblable [...] le parfum de mystère est envoûtant. » Du web au papier, le journaliste reprend son texte, en enrichissant le style. Jusque-là, rien de très étonnant. Mais la note du blog de Schneidermann se terminait par un appel aux « pertinentes contributions » de ses lecteurs, qui comme souvent sur ce blog, furent nombreux à intervenir, et à se mettre à jouer à un jeu qui n’était pas prévu au départ : proposer des noms pour résoudre l’indentité du Mitterrand mystère. Dans Libération, cela donne : « Une myriade de noms sont cités, sans preuve aucune : Claude Estier, Jean Glavany, Hubert Védrine, François Hollande, Ségolène Royal, Erik Orsenna, Arnaud Montebourg, le journaliste Alexandre Boussageon. » Or tous ces noms ont été avancés, les uns après les autres, par des contributeurs au blog. Un commentaire listait une série d’indices (« alacrité du style, force satirique ») avant de proposer un nom inattendu : Chevènement. Sous la plume de Schneidermann, cela donne, dans Libération : « La causticité du ton pourrait faire penser à Jean-Pierre Chevènement. » On remarquera le talent de synthèse du journaliste : alacrité + satire = causticité.
Autre exemple de recyclage : sur le blog, un lecteur, Pingouin, répond à la question posée par Schneidermann (« Ses infos sont-elles fiables ? ») : « Relisez les archives du blog, plusieurs scoops (notamment juste avant le premier tour) se sont révélés de vrais bides. » Le maître des lieux le relance : « Des exemples, Pingouin, de ces faux scoops vrais bides ? ». Le lecteur répond un peu plus tard : « Hmmm, vous avez bien fait de me relancer, Daniel. J’ai parcouru hier soir les archives depuis mars 2007. En fait, à part l’annonce d’une nomination de G. M. Benhamou à la tête d’une grande chaîne publique (ça semble raté...) et, évidemment, les annonces concernant la future élection de Ségolène Royal, rien de ce qui a été annoncé par notre cher fantôme n’est mensonger. Il s’est juste trompé dans certains pronostics. » Dans Libération, cela donne : « Quand il se livre aux pronostics, «François Mitterrand» est moins brillant. Tout au long du dernier mois de campagne présidentielle, il a pronostiqué avec assurance l’élection de Ségolène Royal. Le 30 mars, par exemple. [...] On pourrait ainsi multiplier les pronostics finalement détrompés. » Hmm, vous avez bien fait de demander à Pingouin, Daniel, ce faisant vous avez inventé un nouveau concept : le journalisme participatif, où les contributeurs d’un blog servent de rabatteurs d’infos pour une chronique. Dommage que Schneidermann, pourtant prompt à demander transparence et remise en question des usages journalistiques traditionnels, ait oublié de signaler dans son papier qu’il s’était aidé de ses amis internautes...
Sur le site de Libération, qui publie le texte de Schneidermann, huit réactions d’internautes (qui semblent ne même pas connaître l’existence du blog du journaliste). Soit exactement douze fois moins que sur le blog du même, une semaine plus tôt. Mais - et c’est on ne peut plus symptomatique -, le fait que cet article paraisse dans un journal « papier », connu et reconnu, qui lui donne un nouveau statut. Pour schématiser, on sort de la blogosphère, cet univers autonome où une note de Versac (bloggeur politique influent) fait beaucoup plus de bruit qu’un édito du Monde, où Loïc Lemeur (bloggeur UMP) est beaucoup plus moqué que Nicolas Beytout (patron du Figaro), pour entrer dans le vrai monde médiatique. Guy Birenbaum, qui avait déjà parlé du blog Mitterrand sur son propre blog [3], raconte le lendemain : « Hier encore, alors que je passais au Monde pour déjeuner avec un journaliste, il m’expliqua à quel point le papier matinal de Daniel Schneidermann dans Libération avait réveillé les appétits des zenquêteurs [sic] maison. » Enquêteurs maison qui sont, faut-il en déduire, totalement coupés du monde du web.
Il se trouve que le faux François Mitterrand s’amusait depuis quelques temps à taquiner Jean-Michel Apathie, journaliste politique à RTL, en le sommant de raconter un épisode de 1992 lié à Laurent Fabius. Apathie, dont le sens de l’humour semble moins développé que celui de l’honneur, lui répondit vertement le 2 juin sur son propre blog [4], assimilant l’auteur se faisant passer pour Mitterrand « à cette race increvable des corbeaux noirs, pas assez courageux pour utiliser à découvert la liberté de parole dont nous bénéficions tous, mais trop embarrassés de leur égo pour demeurer silencieux ». Corbeau, le mot est lâché, quelques jours après la note de Schneidermann sur son blog, et donc avant le papier du même dans Libé, dont le titre reprend le terme corbeau, et qui donne crédit au même Apathie (« un des intervieweurs les moins complaisants des grands médias audiovisuels ») en supposant qu’il puisse s’agir, le concernant, d’une « tentative de déstabilisation »...
Exagération ? « Le libelle anonyme, avec internet, s’est fait une deuxième jeunesse », explique Schneidermann, qui lance, involontairement certainement, une espèce de chasse à l’auteur mystère, dans un climat débridé : Apathie intervient sur le blog de Birenbaum qui était lui-même intervenu sur celui de Schneidermann pour préciser qu’il savait de qui il s’agissait mais qu’il ne souhaitait pas le dire. Un internaute plus malin que les autres finit par proposer un nom qui semble être le bon (le journaliste Bruno Roger-Petit), ce qui provoque, dans les heures qui suivent, la fermeture du blog... Rideau : le petit jeu est terminé, et comme le dit le faux François Mitterrand avec raison : « la montagne accouche d’une souris, me direz-vous, et vous aurez bien raison. Mais qui a accouché de la montagne ? ».