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« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro 29 (jan.-fév. 2009)
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Lire aussi :
- Rire de tout (et avec n’importe qui si possible)
- De durs rêveurs
- Rapport de police concernant le nommé Souchon Alain
Mars 2007.
Xavier Raufer, « spécialiste » de la criminalité, rend un rapport à Réseau Ferré de France (RFF) [1], en charge des lignes de chemin de fer. Il y écrit, sur un ton apocalyptique qui n’est pas si lointain de L’Insurrection qui vient : « Le réseau ferré — qui dépend lui-même d’autres réseaux, électrique, télécommunications et informatique — est à la fois crucial et attaquable. D’autant plus que nous avons, en fait, affaire ici à des écheveaux de réseaux imbriqués, tout spécialement fragiles à leurs interconnexions, branchements et points de rencontre. » Parmi toutes les menaces possibles, il liste les « coupures de câble ».
8 juin 2007.
Le Figaro évoque [2] l’intérêt de la police pour la « mouvance anarcho-autonome » : « La surveillance des groupes violents d’extrême gauche est redevenue une priorité opérationnelle pour les Renseignements Généraux [...] Qualifiés d’anarcho-autonomes par les services de police, ces militants sont plusieurs centaines en France dont une cinquantaine en Ile-de-France où ils occupent une demi-douzaine de squats politiques. S’y ajoute plus d’un millier de sympathisants actifs dont 150 à 200 à Paris. Leurs lieux d’implantation (Toulouse, Rennes, Nantes, universités parisiennes de Nanterre, de Tolbiac ou de Saint-Denis…) correspondent souvent à des bastions du mouvement anti-CPE au cours duquel ils ont commencé à faire parler d’eux. Ils ont ensuite redoublé d’efforts à l’occasion de la présidentielle. [...] Changeant de stratégie, ces partisans de l’action directe ont tout d’abord privilégié l’attaque de locaux de partis politiques toutes tendances confondues. En région parisienne, 35 permanences ont été prises pour cible : 21 pour l’UMP, 8 pour le PS, 3 pour les Verts et 2 pour le Parti communiste. »
Été 2007.
« Le criminologue Alain Bauer [3], raconte Le Monde du 4 décembre 2008, pianote un matin, comme à son habitude, sur le site Internet de la Fnac et Amazon.com en quête des nouveautés en librairie lorsqu’il tombe par hasard sur L’Insurrection qui vient. Le consultant en sécurité y voit la trace d’un processus intellectuel qui ressemble extraordinairement aux origines d’Action directe et, sans barguigner, achète d’un coup quarante exemplaires. Il en remettra un en mains propres au directeur général de la police nationale, Frédéric Péchenard, assorti d’une petite note. »
23 janvier 2008.
Le Populaire du Centre, quotidien local, écrit un article sur l’épicerie de Tarnac [4], sur le plateau de Millevaches, et les jeunes l’ayant reprise : « Ils n’ont pas tardé à trouver leur place dans la commune, allant jusqu’à racheter, le 1er octobre dernier, le magasin général d’alimentation du bourg. Je n’aurais jamais pensé me retrouver derrière un comptoir, être ainsi pris dans des rapports marchands, insiste Gaëtan ; Faire des journées pas possibles, des livraisons, ajoute Benjamin. [Gaëtan] est également devenu président du comité des fêtes [5]. Au travers du magasin, il aspire à mettre en place une dynamique d’échange à rebours de ce que la société propose. Tout simplement faire passer la vie avant, sans forcément essayer de se faire passer pour un exemple. Une démarche plus compliquée qu’il n’y paraît, mais qui se met peu à peu en place avec le soutien des habitants dont beaucoup n’osent imaginer ce que serait devenue leur ville sans ce commerce qui prône une autre proximité. »
26 janvier 2008.
La SDAT (sous-direction antiterroriste de la PJ) produit une note [6] intitulée « Renseignements concernant la mouvance anarcho-autonome francilienne ». Le noyau de cette mouvance s’élève « à une cinquantaine d’individus, d’origine européenne, auxquels s’agrègent selon les circonstances 150 à 200 personnes. [...] La campagne pour l’élection présidentielle a été marquée par un certain nombre d’actions imputables à la mouvance anarcho-autonome : dégradations de permanences de partis politiques (21 de l’UMP ont été visées à Paris). » Notons que le texte est quasiment le même que celui du Figaro, neuf mois plus tôt. Reste à savoir qui informe qui.
1er février 2008.
Michèle Alliot-Marie est interrogée dans Le Figaro [7] : « Depuis plusieurs mois, j’étais encore ministre de la Défense, j’ai souligné les risques d’une résurgence violente de l’extrême gauche radicale. Le passé nous a montré que la faiblesse des partis politiques extrêmes ouvre souvent la voie aux groupuscules terroristes comme Action directe, les Brigades rouges ou la Fraction armée rouge. L’anticipation est essentielle dans la lutte contre le crime en général et le terrorisme en particulier. Elle est la meilleure des protections. »
2 février 2008.
Le Monde évoque trois jeunes gens qui ont été arrêtés en novembre 2007 près de Toulouse après avoir fait sauter un engin explosif dans un champ. « À leur domicile toulousain, les enquêteurs retrouvent une importante documentation anarchiste, avec des noms évocateurs : L’Insurrection qui vient, ou Organe de liaison au sein du Parti Imaginaire [sous-titre du numéro 2 de Tiqqun, daté de 2001]. Sur le disque dur de leur ordinateur, quelques phrases comme : C’est ici qu’on se rassemble pour tout faire partir en cendres. » Il s’agit, à notre connaissance, de la première mention de ces textes théoriques dans la presse traditionnelle.
7 février 2008.
Le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite, publie sur Rue 89 un article intitulé « Les RG s’inquiètent du renouveau de l’extrême gauche autonome » : « On a vu émerger ces dernières années une mouvance de quelques centaines de militants radicaux, partisans de l’action violente dirigée contre les symboles de l’appareil d’État (police et gendarmerie ; bâtiments officiels). De quels textes théoriques s’inspirent-ils ? À quelle mouvance idéologique les rattacher ? L’enquête policière a mis en avant un texte, L’Insurrection qui vient, publié par un Comité invisible. Cela peut faire peur, sauf que, loin d’être un brûlot clandestin, il s’agit... d’un livre publié en 2007 aux éditions La Fabrique, le Comité invisible étant, pour éclairer la référence historique, un organisme lyonnais de propagande républicaine, dans les années 1830. Également mis en avant, le fait que certains interpellés ont été trouvés en possession de documents signés Organe de liaison au sein du Parti Imaginaire, lequel Parti Imaginaire a préfacé, toujours aux éditions La Fabrique, un livre titré Maintenant, il faut des armes. Certes, mais l’ouvrage en question est l’œuvre... d’Auguste Blanqui. »
Mars 2008.
Lors des élections municipales, le maire sortant de Tarnac, Jean Plazanet, communiste, est battu. Il se trouve que le propriétaire du château de Tarnac, Yves de Kerdrel, est un journaliste parisien, éditorialiste au Figaro. Juste après l’élection, il écrit : « Votant régulièrement à Tarnac, membre de la commission Attali, et propriétaire d’une maison détenue depuis quatre siècles par la même famille, je félicite la liste qui vient d’être élue et qui met fin à un siècle de domination marxiste dans cette commune qui ne méritait pas une si terrible idéologie. » Sur le blog « Balades à Tarnac », ces lignes engendrent des dizaines de réactions. Parmi lesquelles une [8] signée « depuis le Goutailloux, le 19 mars 2008 » (le Goutailloux est le nom de la ferme reprise par les « jeunes » de Tarnac) : « La situation qui tend à se confirmer ces dernières années sur le plateau est celle de communes qui n’ont plus rien de communautés mais tendent à n’être plus que la juxtaposition de petits nombrilismes en recherche de qualité de vie dans un cadre verdoyant. [...] Derrière les façades pittoresques de nos bourgades, une guerre silencieuse continue de se mener entre, d’une part, ces nouveaux rentiers, surtout occupés à la réalisation de leur bon plaisir, et ceux qui, dans les coulisses, tentent de survivre. [...] Tarnac avait jusque-là comme réussi à ne pas s’abandonner complètement à cette pente, grâce notamment à un certain activisme municipal et une vraie disposition à l’accueil dont Jean Plazanet [le maire sortant] n’était pas la moindre des incarnations. Combien de temps lui faudra-t-il désormais pour ressembler à d’autres bourgs alentours, sans école, sans jeunes, sans lieux communs... tranquilles et propres à en mourir. [...] Il va de soi que ce qui adviendra de la commune dépendra surtout de ce que nous saurons y faire advenir ensemble — avec ou en dépit des nouveaux élus. » On y reconnaît le style de L’Insurrection qui vient, mais en plus apaisé, et en plus constructif : puisqu’il est même envisagé de faire advenir quelque chose « avec » les élus...
22 mai 2008.
Éric Hazan, l’éditeur de L’Insurrection qui vient, évoque la construction policière et médiatique autour du livre dans un texte paru dans Politis le 22 mai 2008 [9], évoquant en premier lieu l’article du Figaro de juin 2007 : « Le dispositif est en place, il ne reste plus qu’à le nourrir. On arrête donc à Toulouse, dans les derniers jours de novembre 2007, trois jeunes gens transportant en voiture un engin explosif. Deux sont déjà fichés comme anarcho-autonomes. On trouve chez eux un exemplaire de L’Insurrection qui vient, livre publié chez La Fabrique, et un exemplaire du second numéro de la revue Tiqqun. [...] Le 2 février 2008, c’est au tour du Monde de se prêter à l’opération médiatico-policière : [...] La veille, dans Le Figaro, la ministre de l’Intérieur récitait d’ailleurs, avec sa maladresse de vieille fille, la leçon apprise : Depuis plusieurs mois, j’ai souligné les risques d’une résurgence violente de l’extrême gauche radicale. »
Juin 2008.
Les Renseignements Généraux remettent à Michèle Alliot-Marie un rapport de 41 pages intitulé « Du conflit anti-CPE à la constitution d’un réseau préterroriste international : regards sur l’ultragauche française et européenne ». Titre magnifique : on croirait un mémoire de DEA de l’EHESS... Le rapport sera cité par Le Figaro du 3 décembre : un « groupe informel d’activistes d’ultragauche de type autonome disposait au domicile parisien de Julien Coupat d’un local intitulé Le Vouvray ou Jargon libre, utilisé comme lieu de réunion, d’hébergement d’anarchistes étrangers de passage. Évoquant les bases arrière logistiques souvent difficiles d’accès, le rapport désignait déjà le site du Goutailloux à Tarnac comme étant le point le plus stratégique où transitaient les membres de l’ultragauche européenne. » Le Monde du 4 décembre évoquera le même rapport, avant de donner parole à la ministre de l’Intérieur : « Ils ont adopté la méthode de la clandestinité. Ils n’utilisent jamais de téléphones portables et résident dans des endroits où il est très difficile à la police de mener des inquisitions sans se faire repérer. Ils se sont arrangés pour avoir, dans le village de Tarnac, des relations amicales avec les gens qui pouvaient les prévenir de la présence d’étrangers. » Fascinant glissement : ce n’est même plus la peine d’avoir Tiqqun chez soi pour être un « préterroriste ». Il suffit d’habiter dans un village, de ne pas avoir de téléphone, et d’avoir des amis. C’est ce qu’écrivait Éric Hazan plusieurs mois avant les arrestations : « En réalité, l’antiterrorisme n’a rien à voir avec le terrorisme. Il s’agit d’une technique de gouvernement visant à éliminer par la force les cellules rebelles de l’organisme social. »
26 octobre 2008.
Un fer à béton est placé sur la ligne à grande vitesse (LGV) Est, près de Baudrecourt, selon la SNCF. Il n’y a eu aucune mention de ce sabotage [10] dans un quelconque journal, même local, avant les incidents de novembre. Le 26 octobre la SNCF faisait bien parler d’elle. Avec... l’incident de l’homme dont le bras s’est coincé dans la cuvette des WC d’un TGV en cherchant à récupérer son téléphone portable.
8 novembre 2008.
L’AFP écrit : « La SNCF a connu samedi une nouvelle journée noire, quatre actes de malveillance contre ses installations ayant très fortement perturbé le trafic de 160 TGV, Thalys et Eurostar. À chaque fois, des fers à béton ont été fixés sur des caténaires » qui ont été rompu en quatre points : sur la LGV Nord i.e. Paris-Lille (dans les deux sens), sur la LGV Est et Sud-Est, respectivement dans l’Oise, la Seine-et-Marne et l’Yonne. Ces informations émanent de la SNCF et de la gendarmerie ou de la police ; elles sont reprises dans la presse sans donner lieu à une contre-enquête.
10 novembre 2008.
La SNCF rend publique la dégradation d’un caténaire le 26 octobre. « Mais qui en veut à la SNCF ? » demande Le Parisien, sous le surtitre suivant : « La piste du sabotage privilégié ».
11 novembre 2008.
La police intervient et place en garde à vue, en différents points du territoire, neuf personnes, parmi lesquelles Julien Coupat [11], sa compagne Yldune L., Benjamin Rosoux, Gabrielle H., Manon G. Dès dix heures du matin, la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie donne une conférence de presse où elle répète à nouveau : « Depuis mon arrivée [place Beauvau] j’avais souligné les risques de résurgence violente de l’extrême gauche radicale ». Peu après, l’Élysée publie un communiqué se réjouissant « des progrès rapides et prometteurs [sic] obtenus dans le cadre de l’enquête sur les actes de sabotages commis contre des caténaires SNCF ».
12 novembre 2008.
Première phase dans la façon dont la presse traite de l’affaire : l’emballement médiatique contre les « terroristes de l’ultragauche ». Les deux ou trois premiers jours donnent essentiellement la parole au discours policier — même si ce discours est contrebalancé par les déclarations des habitants de Tarnac, sur le mode « ah mais ils étaient gentils nos jeunes ». Le quotidien Libération titre : « Quand l’ultragauche déraille », et délivre un discours qui, s’il respecte le conditionnel d’usage, obéit à un dispositif qui laisse peu de part au doute [12] : « Ces arrestations semblent confirmer la piste d’une action coordonnée. Il aurait suffi d’un groupuscule dont le leader, Julien, n’a que 33 ou 34 ans, pour semer la pagaille. [...] Les traces ADN retrouvées sur les lieux devraient permettre de confirmer si les personnes interpellées sont bien les auteurs. » De ces traces ADN, rappelons-le, il ne fut plus jamais question [13]. Le même jour, le journaliste du Figaro, Christophe Cornevin [14], écrit : « Embarqués dans un mode de vie altermondialiste, vivotant pour certains du négoce de produits agricoles, fuyant le regard des rares riverains qui les entouraient, ces apprentis terroristes de la gauche ultra présentaient un profil bien particulier. Âgés de 25 à 35 ans pour le plus âgé, ces nihilistes considérés comme potentiellement très violents étaient articulés autour d’un petit noyau dur d’activistes déjà fichés pour divers actes de violences et de dégradation. [...] A priori, aucun d’entre eux ne travaillait. Cela ne correspondait pas à leur philosophie, lâche un enquêteur. Les femmes de la bande, quant à elles, sont plus volontiers dépeintes sous les traits de filles de bonne famille issues de la bourgeoisie de province. Un profil somme toute guère étonnant au regard de la jeune fille chic en Burberry qui répondait au nom de Joëlle Aubron à l’époque d’Action directe. » Deux jours plus tard, il évoquera Julien Coupat : « Qui est le mystérieux cerveau du groupuscule d’ultragauche ? [...] Julien C. n’a rien de la caricature du squatter alternatif ou du marginal hirsute. Au contraire, cet ultra de 34 ans aurait pu avoir une vie sociale parfaitement intégrée s’il n’en vomissait pas les règles. Se réclamant de l’héritage d’Action directe, des Brigades rouges italiennes et d’un esprit libertaire post-soixante-huitard assez paranoïaque, ce fils de cadre supérieur a confortablement grandi à Paris où il a suivi ses études jusqu’à intégrer l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Fasciné par le romantisme de la clandestinité, le jeune intellectuel, taiseux au téléphone, vivotait reclus dans une ferme communautaire de Tarnac (Corrèze). Un mode de vie altermondialiste, qu’il mettait volontiers entre parenthèses lorsqu’il revenait sur Paris. Il y dispose d’un coquet appartement dans le XXe arrondissement, qu’il partage avec sa compagne. » Non seulement rien n’est sourcé, non seulement d’un article à l’autre il y a des répétitions (« vivoter », comprendre ne pas faire ses courses au Bon Marché) mais en plus le champ lexical du parfait révolutionnaire bourgeois est ridicule. Entendonsnous : on peut tous se moquer des bourgeois qui s’imaginent révolutionnaires, mais encore faut-il le faire en disposant d’informations précises et sourcées. Sans même parler de la présomption d’innocence, systématiquement oubliée par Cornevin, dont le premier article commence ainsi : « Les saboteurs du rail auraient presque pu être interpellés en flagrant délit tant ils étaient surveillés depuis des mois par les services de renseignements. » Au point où il en est, pourquoi ne pas écrire tout de suite qu’il les a vus mettre les fers à béton ?
Ce même 12 novembre, c’est-à-dire le lendemain de l’arrestation, nombre de blogs écrivent des articles nettement plus mesurés, voire carrément critiques. Un exemple parmi de nombreux autres, celui d’Article 11 : « Scénario parfait qui a vu Michèle Alliot-Marie baratiner à plusieurs reprises, ces derniers mois et semaines, sur le danger d’un terrorisme autonome que personne, sinon elle, n’avait vu poindre. Juste avant que ces militants d’ultra-gauche de la mouvance anarcho-autonome ne passent à l’action. Pour être arrêtés aussitôt, puisque placés de longue date sous surveillance. Un très heureux concours de circonstances, non ? » Dans un second temps, les journaux commencent non pas à s’interroger sur la pertinence des accusations, mais à humaniser les personnes arrêtées.
Le 19 novembre paraît dans Le Figaro un article du même Christophe Cornevin qui donne enfin la parole à la défense, d’une part Éric Hazan (« loin d’être le gourou sectaire en rupture de ban décrit ici et là, Julien est quelqu’un de gai, charmant, n’hésitant pas à boire le coup comme tout le monde »), d’autre part Gérard Coupat, le père de Julien : « Il n’en démord pas : Julien et ses amis avaient décidé de mener une vie différente, préférant avoir moins que d’accepter le consumérisme et la compromission. À l’en croire, tout sauf des terroristes. » On est loin de la réhabilitation, mais du moins le ton a changé. L’après-midi du même jour, Le Monde publie une enquête qui semble brillante [15] à côté de tout ce qui avait été écrit auparavant, et qui rectifie les descriptions les plus caricaturales : « Aucun n’est en rupture familiale. Les parents, dirigeant de laboratoire pharmaceutique, médecin, ingénieur, universitaire, prof ou de la classe moyenne, continuaient à les voir régulièrement. [...] Pas de rupture donc. Mais tous avaient décidé de vivre selon des canons différents de ceux de leur milieu, à l’écart de la société marchande. [...] À Tarnac, le groupe élève des moutons, des poules, des canards, ravitaille les personnes âgées alentour. Je ne crois pas me tromper en disant que l’un des buts était de se donner les moyens matériels et affectifs de fuir la frénésie métropolitaine pour élaborer des formes de partage, dit Mathieu B. » L’article s’intéresse longuement à Julien Coupat : « Julien m’a dit : Moi je veux vivre dans la frugalité, confie son père, un ancien médecin qui a cofondé un laboratoire pharmaceutique, aujourd’hui à la retraite. Il aurait pu devenir directeur financier de Barclay’s. Mais ce fils unique qui vit avec 1000 euros [16] par mois a tourné le dos à l’univers très cossu où il a grandi, dans les Hautsde-Seine. »
22 novembre 2008.
Le site d’informations en ligne Mediapart publie l’intégralité du rapport de la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire au procureur de Paris. On pourrait s’attendre à ce que l’ensemble de la presse reprenne ce scoop. Or il n’en est rien : quasiment aucun journal ne fait mention du texte. Mediapart est un site payant, qui fonctionne par abonnement : que les blogueurs n’y renvoient pas n’est guère étonnant. Mais quid des journaux ou de leur version en ligne ? En réalité, on comprendra assez vite que nombre de journalistes avaient déjà en leur possession le rapport, ou du moins ses principales lignes. Un simple fait permet de le vérifier. Le 10 novembre, lorsque la SNCF a avoué l’existence d’un acte de sabotage le 26 octobre, elle a indiqué que l’incident avait eu lieu dans la commune de Baudrecourt, en Moselle ; or le rapport de police parle quant à lui de la commune de Vigny (à 18 kilomètres). Ce qui permet de savoir quels journalistes ont eu accès, dès le 9 novembre, à des informations directement données par la police, puisqu’ils parlent de Vigny : Franck Johanny (Le journal du dimanche), Patricia Tourancheau (Libération), Franck Hériot (Le Point). Les autres parleront, à partir du lundi 10 au soir de Baudrecourt : dépêche AFP, reprise sur nombre de sites Internet de journaux. On le sait, les contacts entre journalistes et policiers sont fréquents. « De source policière » est une phrase qu’on ne cesse de lire. Mais ce qu’a fait Mediapart est précisément ce qu’on attend de la presse (et de sa déclinaison Internet, le rapport étant trop long pour être publié in extenso) : donner à lire les sources dans leur intégralité [17] — et laisser au lecteur le droit d’en disposer pour faire sa propre opinion. En l’occurence, pour qui n’a pas l’habitude de lire ce genre de prose, le texte (daté du 15 novembre) est fascinant : « J’ai l’honneur de vous rendre compte des investigations diligentées en exécution des réquisitions citées en référence et ayant permis d’identifier et de démanteler une structure clandestine anarcho- autonome basée sur le territoire national et se livrant à des opérations de déstabilisation de l’État par des actions violentes menées au cours des manifestations se tenant en marge de chacun des grands événements politiques ainsi que par des actions de sabotage des infrastructures de transport. Ce groupe constitué autour de son leader charismatique et idéologue, le nommé Julien Coupat, est constitué d’une vingtaine d’individus basés en région parisienne, dans le Limousin et sur la commune de Rouen (Seine-Maritime). Il obéit à une doctrine philosophico-insurrectionnaliste qui ayant fait le constat que la société actuelle est un cadavre putride (tel qu’il est mentionné au sein du pamphlet intitulé L’Insurrection qui vient signé du Comité invisible, nom du groupe constitué autour de Julien Coupat) à décidé d’user des moyens nécessaires pour se débarrasser du cadavre et provoquer la chute de l’État. Les cibles désignées dans cet ouvrage dont il a été établi dans la présente enquête qu’il avait été rédigé sous l’égide de Julien Coupat étant, de manière récurrente, tout ce qui peut être, par analogie, défini comme un flux permettant la survie de l’État et la société de consommation qu’il protège. Sont ainsi cités dans cet opuscule, avec insistance, le réseau TGV et les lignes électriques comme autant de points névralgiques par le sabotage desquels, les activistes peuvent, à peu de frais, arrêter plus ou moins durablement les échanges de biens et de personnes et ainsi porter un coup au système économique qu’ils combattent. »
On commence par « les faits » : la présence de Julien Coupat et sa compagne Yldune L. aux États-Unis début 2008, sans doute pour « assister à une réunion d’anarchistes américains à New York ». Puis « l’enquête » : « Les surveillances techniques mises en place sur le domicile de l’intéressé [...] ainsi que sur le hameau le Goutailloux au lieu-dit Javaud sur la commune de Tarnac (Corrèze) [...] permettaient de mettre en évidence l’existence d’un groupe d’une vingtaine d’individus regroupés autour de lui avec pour point d’ancrage le Goutailloux, réalisation de la volonté du groupe et de son leader de faire sécession avec la société moderne dans le but de revenir à de vraies relations entre les hommes et de vivre en dehors du formatage actuel de l’homme. [...] Ces individus s’avéraient très méfiants, utilisant différents véhicules, ne possédant aucun téléphone portable et prenant de multiples précautions lors de leurs communications téléphoniques, n’hésitant pas à interrompre leur interlocuteur quand un sujet important était évoqué. »
Le texte se concentre sur Julien Coupat, qui était surveillé, notamment lors la manifestation des ministres de l’Intérieur de l’UE à Vichy le 3 novembre 2008 : « L’observation attentive de Julien Coupat lors de ce rassemblement permettait de constater qu’il agissait à la tête d’une cinquantaine d’individus masqués et très organisés œuvrant en marge de la manifestation institutionnelle afin de s’affronter aux forces de l’ordre qui leur empêchaient l’accès au Palais des Congrès où se tenait le sommet. En effet, il était permis d’observer Julien Coupat ordonnant à ses troupes l’assaut du barriérage fixe des Compagnies républicaines de sécurité et accrochant lui-même une corde à l’un des véhicules formant ce barriérage ; corde qui, tirée par ses soins ainsi que par une vingtaine d’activistes parvenait à créer une brèche dans ce dispositif, obligeant les forces de l’ordre à charger la foule afin de ne pas être submergées. [...] La surveillance opérée sur le nommé Julien Coupat et les activistes s’étant affrontés aux forces de l’ordre permettait de laisser penser que nous n’étions pas en présence d’un groupe de casseurs mais bel et bien d’un groupe formé aux techniques de guérilla urbaine et agissant de manière réfléchie et concertée. Julien Coupat œuvrant comme un véritable stratège de l’émeute au service de sa volonté de déstabilisation. » Ce passage est essentiel, car il fonde l’accusation à venir : c’est la manifestation de Vichy qui semble servir de matrice à l’accusation policière. Les faits reprochés sont pourtant à chaque fois peu probants : « Il convient de relever que le comportement de Julien Coupat qui nous apparaît comme flagrant lors de la manifestation de Vichy (Allier) s’était déjà dévoilé lors de la surveillance réalisée sur sa personne le 16 octobre 2008 où il avait été observé réalisant un tract sur le refus de signalisation génétique mettant nommément en cause un commandant de police de la brigade criminelle de la Préfecture de police de Paris. » Vient le moment où les policiers suivent, dans la nuit du 7 au 8 novembre [18], Julien Coupat près d’un des lieux de sabotage — épisode sur lequel on reviendra plus bas. Parallèllement, Manon G., Benjamin Rosoux et Gabrielle H. sont contrôlés « alors qu’ils dormaient dans un véhicule stationné sur un chemin communal en lisière de bois, au lieu-dit Saint-Ulrich soit à moins de 4 kilomètres de la ligne ferroviaire sur laquelle devait passer dans la même soirée le train d’acheminement de matières radioactives dit train Castor et à moins de 10 kilomètres de la ligne de passage du TGV-Est sur laquelle était intervenu l’incident observé lors de notre surveillance quelques heures auparavant. » Notons au passage qu’il n’y a eu aucun sabotage sur la ligne du train Castor, et que l’autre ligne ayant déjà été sabotée en amont, en Seine-et-Marne, il n’y avait guère d’intérêt à la saboter à nouveau. Notons également qu’il y a eu trois autres lieux de sabotage sur d’autres lignes cette nuit-là, dont le rapport fait mention sans s’interroger sur les personnes qui auraient pu les faire. En revanche, « un rapprochement était opéré entre nos observations de la nuit et la doctrine de blocage des flux du nommé Julien Coupat qui s’exprime ainsi au sein de son pamphlet, mettant en évidence la fragilité de l’État par ses voies de communication qu’il convient d’attaquer afin de libérer l’homme. » Suivent des extraits de L’Insurrection qui vient qui parlent de TGV, de mouvement, d’arrêt. Conclusion des policiers : « Ces actes de sabotage s’inscrivent dans une réflexion sur l’action très aboutie avec pour objectif d’agir avec le maximum d’efficacité tout en protégeant les membres du groupe de la répression. » Le rapport évoque ensuite un fait qui semble essentiel mais qui a été à peine évoqué par les médias : « Une revendication parvenue le 10 novembre 2008 par courrier au quotidien allemand Berliner Zeitung posté le 9 novembre 2008 de Hanovre (Allemagne) évoquant de récentes actions ayant eu pour objectif de perturber le trafic ferroviaire en France et en Allemagne et précisant que les actions s’inscrivaient dans le cadre de la vague de protestations liées au transport de France vers l’Allemagne par le train Castor de déchets nucléaire retraités pendant le week-end du 8 novembre 2008. Ce texte précisait après des revendications d’ordre anticapitaliste : Ils ont ainsi agi cette nuit au moyen de crochets métalliques, citant les actions menées en France ainsi que des actions menées conjointement sur le réseau ferroviaire allemand, informations confirmées par les services de police allemands. Cette revendication était signée En souvenir de Sebastian, en référence au nommé Sébastien Briat, activiste mort lors du passage d’un train Castor en 2004. » On imagine que l’enquête devrait alors s’intéresser aux Allemands, à la lettre de revendication, puisqu’on tient là une vraie piste. Mais non : les enquêteurs préfèrent évoquer des « faits de sabotage contre le réseau ferré commis en 1996-1997 à l’aide de crochets métalliques ayant été posés sur les caténaires, procédure au sein de laquelle avait été impliquée la nommée Sandra G…, relation de Julien Coupat. » La presse n’évoquera qu’à peine cette piste allemande. Du moins dans les jours qui suivent.
Parenthèse dans le futur. Le Journal du dimanche titre le 14 décembre 2008 « Révélations sur une piste allemande ». Un mois s’est écoulé depuis l’arrestation du groupe de Tarnac, tous ont été libérés sauf Julien Coupat et sa compagne. Le rapport de police est disponible sur Internet depuis trois semaines. Le journaliste le cite nommément, mais écrit : « C’est vers l’Allemagne que l’enquête sur les sabotages des lignes TGV [...] lorgne actuellement. » Actuellement ? Suit une paraphrase exacte du rapport, par exemple : « Les policiers français s’intéressent notamment à une activiste prénommée Sandra et considérée comme une relation de Julien Coupat. » On se demande quel intérêt a la presse à monter de telles pseudo-révélations ? Serait-ce une manière élégante de se préserver la possibilité de « rebondissements » pour maintenir en haleine les lecteurs ?
Retour au rapport, qui évoque un témoin « entendu sous X » (donc qui reste anonyme [19]) qui « précisait qu’à plusieurs reprises lors de réunions, Julien Coupat avait évoqué la possibilité d’avoir à tuer, précisant que la vie humaine à une valeur inférieure au pouvoir politique et que l’objectif final du groupe était le renversement de l’État. » Le site du journal Politis, le 19 novembre, semble bien renseigné : « Le groupe était-il infiltré ? La question se pose : à en croire ceux qui ont approché des membres du groupe, dans le XXe à Paris et en Corrèze, il n’aurait jamais été question, au-delà des discours, du moindre passage à l’acte. Si la pose des fers à béton sur des caténaires est prouvée, ce qui n’est pas encore le cas, il se dit dans l’entourage du groupe que parmi les personnes relâchées [comprendre le jour des arrestations] figurerait un personnage qui a beaucoup insisté, il y a trois mois, pour un passage de la théorie à la pratique, idée qui rencontrait des résistances. L’histoire des milieux anarchistes est riche d’infiltrations-provocations dans lesquelles la police n’intervient qu’après l’acte illégal suggéré. Soupçons à rapprocher d’un témoignage accusateur sous X fait spontanément jeudi dernier par un membre du groupe dans une brigade de gendarmerie du Puy-de-Dôme. » Cette possible infiltration expliquerait la ligne de défense des accusés, qui n’ont jamais explicitement nié avoir envisagé des actes de sabotages.
Autre parenthèse, qu’on n’ouvrira qu’à peine ici, tant elle a été abordée ailleurs : comme le rappelle Giorgo Agamben dans Libération du 19 novembre, les fers à béton accrochés sur des caténaires, « si l’on en croit les déclarations de la police et des agents de la SNCF euxmêmes, ne peuvent en aucun cas provoquer des dommages aux personnes : ils peuvent tout au plus, en entravant l’alimentation des pantographes des trains, causer le retard de ces derniers. [...] Il s’agit de délits mineurs même si personne n’entend les cautionner. » Et en aucun cas de terrorisme.
Dans Le Nouvel Observateur du 20 novembre, un article revient sur la filature de Coupat et de sa compagne le soir des sabotages. Un texte particulièrement intéressant à étudier, en ce qu’il transforme un rapport de police déjà sujet à caution en pure fiction romancée, renouant avec les grandes heures du journalisme du XIXe siècle. Cela débute comme un mauvais polar : « Cette nuit du 7 au 8 novembre, un couple semble aux aguets. Il s’attarde anormalement dans une morne pizzeria d’une petite ville de Seine-et-Marne. » « S’attarder anormalement » est un terme dont on cherche encore le sens. « L’homme sort une première fois pour jeter des papiers dans une poubelle publique. Revient s’attabler. Puis ressort vérifier que l’exemplaire du guide du voyageur SNCF, le tableau des horaires de la ligne TGV et l’emballage d’une lampe frontale qu’il vient de jeter sont toujours là. » Le rapport racontait quant à lui : « À la sortie du restaurant, le couple, toujours très méfiant, observait les alentours puis jetait des objets de son coffre de voiture dans une poubelle publique : un emballage de lampe frontale ainsi que des fascicules de la SNCF relatifs aux lignes et horaires de TGV. Après avoir jeté ces éléments qui ne seront relevés qu’à l’issue de la surveillance, Julien Coupat partait en direction de la commune de Meaux puis revenait sur ses pas, s’arrêtant au niveau de cette poubelle, de l’autre côté de la voie de circulation, observant les éventuels allers et venues autour de celle-ci afin de détecter une surveillance policière. » Il est évident que les journalistes du Nouvel Obs’ écrivent à partir du rapport, mais en le modifiant un peu — sans penser en revanche que le signaler au lecteur serait la moindre des choses. Le procédé d’écriture, classique dans la presse, consiste à raconter une scène comme si le journaliste y avait assisté, sans d’une part mettre le moindre conditionnel, et sans d’autre part préciser la source. Ce n’est pas sans rappeler les articles sur l’affaire Outreau [20], qui racontaient en détail les scènes d’orgies auxquelles se livraient des adultes sur des enfants — scènes qui n’avaient jamais eu lieu... Continuons l’article : « Julien Coupat, 34 ans, et sa copine Yldune L., 25 ans, sont sur leurs gardes. Logique : ils sont tous les deux fichés S, la lettre qui désigne les agitateurs autonomes, les totos, dans les archives policières. Et ils le savent. Depuis plusieurs mois, ils sont filochés [...] Au beau milieu de la nuit, le couple s’arrête à proximité d’une ligne TGV sur la commune de Dhuisy. Il repart une vingtaine de minutes plus tard. » Le rapport : « Le véhicule se stoppait à l’aplomb de la voie ferrée de la ligne TGV-Est pendant une vingtaine de minutes. » L’article : « Intrigués, les policiers descendent à leur tour, à la recherche d’un éventuel engin explosif. Ils pensent à un attentat contre un train Castor, un convoi de déchets nucléaires. Or aucun train de ce type n’est signalé sur cette ligne. Inspection rapide des voies. Rien à signaler. Fin de la filature. » Le rapport : « Cet arrêt à proximité d’une voie ferrée, cible potentielle de la mouvance anarcho-autonome, nous conduisait à procéder à des recherches sur cette voie une fois les objectifs éloignés. Ces recherches n’amenaient la découverte d’aucun engin explosif. » L’article : « À quoi ça tient, un flagrant délit ? À une légère torsion du cou : s’ils avaient levé la tête, les enquêteurs auraient pu repérer un fer à béton tordu sur la ligne électrique... » Comme dans le cas du Figaro du 12 novembre, l’article parvient à aller plus loin que le rapport dans l’insinuation : il dit bel et bien que les deux personnes suivies ont placé les fers à béton — alors même que personne ne les a vues faire.
Début décembre 2008.
Troisième phase dans la façon dont la presse traite de l’affaire. Alors que les comités de soutien et les familles se font de plus en plus entendre (lettre ouverte, intervention à Tarnac, largement relayées par la presse), les journaux commencent à analyser (sans la critiquer ouvertement) « l’obsession de l’ultragauche » (titre de l’article du Monde du 4 décembre déjà cité) de Michèle Alliot-Marie. Obsession qui n’a rien de nouveau, ces mêmes journaux l’ayant évoquée au cours de l’année 2008.
2 décembre 2008.
Trois des cinq personnes encore en détention sont libérées : Gabrielle H., Manon G., et Benjamin Rosoux, que l’on peut voir le soir même, à sa sortie de prison, sur TF1, déclarer : « Ça ressemble plus à une sorte de chasse à l’homme, où il s’agit de trouver les preuves pour inculper les gens. Quand on ne trouve pas, on finit par faire des erreurs. » Sur France 2 : « Les trois quarts de l’enquête ont porté sur d’autres raisons que celles-ci. » Et sur France 3 (Limousin) : « On parle de Cellule invisible, on parle de lutte armée, c’est du délire complet. C’est de la science-fiction. — Mais alors qu’est-ce qu’il y avait ? — Qu’est-ce qu’il y a ? Il y a des gens investis depuis de nombreuses années de diverses manières dans des luttes sociales, dans des cases, dans les fichiers des Renseignements Généraux, et à un moment quand ils veulent faire des boucs émissaires, on recoupe, et on chope les gens qu’il faut. »
Une semaine plus tard, le 9 décembre 2008, Benjamin Rosoux donne une longue interview à Libération, extrêmement précise, où sa dénégation sur sa participation aux faits se fait en passant, au détour de deux passages : « On a été contrôlés par hasard par les gendarmes à proximité de la voie ferrée où passait le train Castor. Ça, je ne le savais pas. » Et, à la toute fin : « Tout le monde sent bien qu’il y a un seuil franchi à travers cette affaire-là, ce n’est pas anodin, ce n’est pas un accident. Même s’ils finissaient par trouver les responsables de cette histoire de sabotage. Si ça tombe sous le coup de l’antiterrorisme, cela ouvre des portes relativement folles. » Le 15 décembre, il apparaîtra dans une vidéo de plus de huit minutes du site Mediapart, en train de commenter le rapport de la police. Quoiqu’il advienne de cette affaire, le désir d’anonymat d’un groupe signant « Comité invisible » et sa résistance intrinsèque vis-àvis des médias et de la gauche aura volé en éclat. Quand les choses deviennent sérieuses, on accepte d’être filmé par la télévision, de donner une interview à Libération et l’on entend ses parents parler de sa vie privée sur Europe 1 [21]...
Le même 9 décembre, Michèle Alliot-Marie est invitée sur France Info. Elle affirme : « Il y a eu des attentats contre des voies de circulation de TGV. Ça, c’est une réalité. [...] L’ultragauche dit très clairement — et d’ailleurs c’est dans les écrits de Monsieur Coupat — qu’elle refuse le dialogue démocratique. Il faut faire des actes qui s’en prennent à ce qui permet le fonctionnement de l’État et notamment aux voies de communication et à tout ce qui peut permettre la vie quotidienne. » On en revient donc à la simple lecture de L’Insurrection qui vient qui devient, en tant que telle, un geste terroriste... Et puis la ministre a cette phrase : « [Les libertés de tous les Français] peuvent être en cause quand il y a un certain nombre d’attentats, par exemple ceux qui ont bloqué 200 000 personnes et qui les ont empêchées d’aller à des rendez-vous professionnels, de mener une vie normale. » C’était un samedi. Cinq ou six TGV furent bloqués plusieurs heures. Une centaine d’autres eurent environ un quart d’heure de retard. Un attentat, sans nul doute.
Quatrième phase pour la presse. La mise en abyme de son propre travail. Un peu moins d’un moins après les arrestations, dans Libération du 8 décembre, deux journalistes retournent à Tarnac pour tenter de comprendre comment ses habitants ont vécu la déferlante médiatique : « À Tarnac, on cherche avant tout à contrôler l’image de ce qui est considéré, de l’avis général, comme un dérapage des médias. » Comme souvent, les journalistes ne se rendent pas compte qu’ils se caricaturent eux-mêmes : « Quand on avait demandé à Aude si on pouvait suivre Paul dans sa tournée de livraison des hameaux, elle avait répondu : C’est quoi cette idée ? Ça sert à rien de nous voir vivre. Qu’est-ce que vous voulez montrer ? Ce matin, Paul, chemise de bûcheron bleue et fines lunettes, est quand même allé livrer des gens qu’il n’avait pas eu le temps de voir la veille. » Pourquoi « quand même » ? Malgré le fait que des journalistes ne l’aient pas accompagné ? Et quand on voit la désinvolture avec laquelle il est décrit (chemise de bûcheron/fines lunettes, manière de dire : intello rural), on peut comprendre qu’il n’ait pas envie d’être suivi comme une souris de laboratoire. La Dépêche du 7 décembre raconte la même chose. L’Humanité avait fait de même, mais dès le 28 novembre, et avec un ton nettement plus critique envers les journalistes (« comme d’habitude, les journalistes, petit à petit, se réveillent avec la gueule de bois ») ou leurs rédactions, citant l’exemple d’« Anna-Deborah Cohen, journaliste à France 3 Pays de Corrèze : Face à la méfiance, on a décidé de prendre notre temps. On a réussi à renouer avec les gens, et certaines personnes interpellées ont accepté de nous parler, à condition que leur parole soit respectée et que le reportage ne soit pas remonté. Sauf que la consigne que j’ai fait passer n’a pas été respectée, mon sujet se retrouvant remonté pour le 13 heures de France 2 et sur Internet. »
En attendant les prochains rebondissements qui ne manqueront pas d’advenir (notre article se termine le 15 décembre, au moment où fleurissent les dépêches sur la piste allemande : pourquoi aucun journaliste ne s’y est intéressé auparavant ?), on notera que, dans cette affaire, la presse a globalement délivré le même scénario immuable face à des événements qui la dépassent : accusations, questions, doutes, repentance. Et qu’il en sera sans doute ainsi la prochaine fois [22].
[1] Rapport rendu public par le site du journal La Tribune, www.latribune.fr/static/pdf/ SecuRail1.pdf.
[2] Article repris sur juralibertaire.overblog.com/article-6768066.html
[3] Notons qu’Alain Bauer est le co-auteur avec Xavier Raufer d’un « Que sais-je ? » de 1999 sur les violences urbaines. Cf. l’analyse de Laurent Mucchielli sur cet ouvrage et le parcours peu recommandable des deux hommes, lmsi.net/ ?article177.
[4] Texte opportunément republié sur leur site le 12 novembre sous le titre : « Exclusif, nous avions rencontré les épiciers de Tarnac ».
[5] Il en démissionnera en mai 2008, après les municipales. « Dommage que certaines personnes n’aiment pas les changements, le renouveau, la jeunesse en général... je déplore la démission du comité des fêtes. » (blog « Balades à Tarnac »)
[6] Révélée par Backchich : www.bakchich.info/article5818.html.
[7] Article disponible sur http://www.lechene.org/images/stories/presse2008/mam_figaro_01_02_2008.pdf.
[8] Publié dans INPS, le journal du plateau de Millevaches, no 23, juin 2008.
[9] Disponible sur http://escalbibli.blogspot.com/2008/05/fabrication-artisanale-de-la-peur.html. Notons que le journal CQFD avait publié une analyse similaire dès le mois de février, cf. www.cequilfautdetruire.org/ ?article1652
[10] Rendu « semi-public » sur le blog de Bernard Aubin, délégué de la CFTC Cheminots, le 8 novembre, donc le jour même des nouveaux sabotages : « Selon quelques éléments à ma connaissance, le câble d’alimentation d’une LGV aurait fait l’objet de dégradations volontaires très récemment. L’impact sur le trafic fut limité. Pas d’écho dans la presse. L’enquête se poursuit, je n’en dirai pas plus. » Le soir même TF1 évoque rapidement l’action du 25 octobre, deux jours avant le communiqué officiel de la SNCF. Le 11 novembre sur le site du Républicain Lorrain Bernard Aubin déclare : « L’affaire a été passée sous silence par la SNCF pour les besoins de l’enquête et pour éviter les effets d’émulation. »
[11] Nous avons décidé de conserver l’anonymat de toutes les personnes en cause, hormis Julien Coupat dont toute la presse a parlé (et dont le nom figure dans l’ours du premier numéro de Tiqqun) et Benjamin Rosoux, qui a accepté d’intervenir sous son nom dans les médias à sa sortie de détention provisoire.
[12] Analyse détaillée et juste de Judith Bernard d’Arrêts sur images, disponible sur Internet : http://www.arretsurimages.net/contenu.php ?id=1457.
[13] « Déjà confondus par des éléments techniques, dont de l’ADN, les saboteurs du rail [...] » écrit Christophe Cornevin dans Le Figaro du 12 novembre...
[14] Daniel Schneidermann, dans sa chronique du 17 novembre dans Libération, s’est amusé à chercher d’autres articles du même Cornevin, tout aussi stupéfiants dans leur manque de rigueur.
[15] La médiatrice du Monde, Véronique Maurus, s’en félicitera le 14 décembre : « Le journal s’est en effet gardé de prendre position sur l’enquête en cours. Ni éditorial ni analyse. Il n’a pas hurlé avec les loups, ni contre. Il s’est contenté d’informer, de vérifier, d’enquêter, bref de faire un travail de journaliste. » C’est globalement vrai.
[16] Puisque les journalistes, pourtant peu avares de détails croustillants ou à charge, ont omis de donner la provenance de cette somme, précisons qu’en tant que gérant de la JC SARL, une société immobilière fondée par ses parents et qu’ils lui ont transmis par donation, Julien Coupat touche un salaire de 1000 euros par mois, et non pas « plus de 60 000 euros par an », comme l’écrit par erreur Le Figaro Magazine du 21 novembre, qui confond sans doute les revenus avec le chiffre d’affaires (62 126 euros), d’autant que le résultat de la société est négatif (- 50885 euros). En revanche, l’actif immobilier de la SARL est estimé à 1150 000 euros (documents du greffe).
[17] Un bémol : le texte n’a pas été anonymisé, donnant le nom de famille de tous les protagonistes.
[18] Pour être complet, précisons que le rapport accuse Julien Coupat et Gabrielle H. d’avoir été présents, dans la nuit 25 au 26 octobre, en Moselle, à « 70 kilomètres » du lieu du sabotage de Vigny/Baudrecourt.
[19] Ce que permet le droit français depuis une loi de 2001 (gouvernement de Lionel Jospin), renforcée par Dominique Perben en 2002.
[20] Voir dans le détail l’article du Tigre : http://www.letigre.net/La-presse-et-Outreau2001-2006.html.
[21] Gérard Coupat est intervenu dans de nombreux médias. Notons également que L’Appel espérait « empêcher par tous les moyens la recomposition de la gauche » et que le 11 décembre, députés PS, PC et Verts ont donné une conférence de presse commune sur la « dérive sécuritaire ».
[22] Le plus étonnant est la façon dont, à chaque fois, la dernière séquence, celle d’introspection générale, sera oubliée dès la prochaine affaire. Cf. la fausse agressée du RER D, et les articles qui ont suivi sur « l’emballement médiatique ».