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La fin des civilisations

La fin des civilisations

La fin des civilisations
Mis en ligne le mardi 13 mai 2008 ; mis à jour le vendredi 9 mai 2008.

Publié dans le numéro VII (déc. 2007-fév. 2008)

Les civilisations sont mortelles, mais certaines se sont suicidées, l’histoire humaine en donne quelques exemples. Pour Jared Diamond, il s’agit à chaque fois d’un « suicide écologique ».

Le comte de Mirabeau fait quelque part cette remarque - étrangement prémonitoire - que « la roche tarpéienne est proche du Capitole [1]. Ce faisant le grand homme, qui connaît ses humanités, entend simplement rappeler que la chute et la déchéance peuvent suivre de près les honneurs et la reconnaissance.

Il a oublié d’ajouter que cette séquence tragique trouve autant à s’appliquer à la destinée collective des peuples et des nations qu’aux parcours de quelques hommes d’exception. En effet, dans les sociétés les plus avancées sur le plan technologique, s’impose progressivement l’idée que nos modèles de croissance et de développement vont brutalement rencontrer, si nous ne changeons pas le cours des événements, un certain nombre de limites physiques probablement fatales à nos modes de production et de consommation - c’est-à-dire au monde tel que nous le connaissons. Pour de plus en plus d’esprits sérieux, la disparition de l’espèce humaine ou, à tout le moins, la transformation radicale de son rapport à la nature et la réduction drastique de nos niveaux de vie sont devenus des perspectives crédibles. Une bonne moitié de l’humanité, à l’apogée de sa puissance - d’un point de vue technique à tout le moins - serait sur le point de commettre ce qu’il convient d’appeler un suicide écologique - entraînant dans sa chute l’ensemble de ses congénères.

Le caractère un peu irréel de ces perspectives apocalyptiques ne saurait masquer une vérité troublante : un tel effondrement d’une société avancée et intégrée, au sommet de ses capacités techniques s’est déjà produit. À plusieurs reprises dans l’histoire de l’humanité - dans des endroits aussi différents que l’île de Pâques, la péninsule du Yucatan (les Mayas) contemporain ou les fjords du Groenland - des sociétés se sont donné la mort ne laissant derrière elles, au mieux, que les ruines de leur glorieux passé.

À quelles forces ces sociétés ont-elles cédé avant de s’effondrer ? Quelles leçons peut-on tirer de leur échec fatal à les maîtriser ? Dans un ouvrage récent, Jared Diamond a entrepris l’examen minutieux de la séquence d’événements propre à chacun de ces suicides de civilisations [2]. Au cœur de chacune des études de cas conduite par l’auteur, on trouve - et c’est ce qui justifie l’emploi de l’expression « suicide écologique » - parmi les principaux facteurs ayant précipité la fin de ces sociétés, une série d’atteintes graves infligées par les hommes à leur environnement, remettant ainsi en cause la pérennité de leurs ressources (déforestation, érosion, surexploitation des ressources halieutiques, etc.). Ainsi, le dimanche de Pâques de l’année 1722, lors de son arrivée sur l’île de Rapa Nui [3], le navigateur hollandais Jakob Roggeveen, ne dénombra qu’une dizaine d’arbres alors même qu’il a été établi qu’une dense végétation recouvrait la surface de l’île au moins jusqu’à l’arrivée de ses premiers habitants en l’an 900. Dans l’intervalle, plusieurs dizaines d’espèces végétales et animales indigènes ont été rayées de la carte, entraînant une érosion importante des sols, une baisse des rendements agricoles et une marginalisation de l’activité de chasse. Sans surprise, la population indigène diminua de façon drastique, victime de famines, de révoltes, de la guerre endémique entre les clans condamnés à se disputer les dernières ressources disponibles et du cannibalisme [4].

Dans la plupart des cas, ces sociétés se sont retrouvées prisonnières du piège malthusien, déjà évoqué dans ces colonnes (cf. Le Tigre vol. II). Ce modèle, remis au gout du jour, après Jared Diamond, par Gregory Clark [5] repose sur trois séries d’hypothèses simples, aux termes desquelles, (i) chaque société est caractérisée par un taux de natalité, déterminé par les usages et coutumes propres à cette société et fonction croissante du niveau de vie, (ii) le taux de mortalité de chaque société est une fonction décroissante du niveau de vie de cette société et (iii) le niveau de vie moyen au sein de la société évolue en raison inverse de la taille de la population. Ainsi, un choc « technologique » positif - qui induit pour une taille donnée de la population une amélioration du revenu moyen - implique mécaniquement une réduction du taux de mortalité et une hausse du taux de natalité, donc un accroissement de la population. Or, cet accroissement de la population interdit de maintenir le niveau de vie acquis grâce à l’amélioration de la technologie : les conditions économiques moyennes se dégradent inexorablement induisant une hausse de la mortalité et une baisse de la natalité jusqu’à ce que la population se stabilise à un niveau où le revenu moyen retourne à son niveau de longue période.

En pratique, le choc initial sur les conditions de vie n’a pas besoin d’être à proprement parler « technologique  » : il peut s’agir de la découverte de nouvelles terres, d’un changement climatique favorable, du développement de nouvelles relations commerciales. Le point important est que la nécessité de faire face à la croissance de la population induite par cette amélioration des conditions économiques se heurte à des rendements décroissants que les intéressés ne parviennent à différer qu’en mettant en œuvre des pratiques insoutenables compte tenu des caractéristiques de leur environnement. Les dommages qui en résultent (érosion des sols, salinisation, extinction de certaines espèces, etc.) conduisent à des famines, des mouvements de population, des révoltes contre le pouvoir en place et in fine, à l’effondrement de la civilisation en cause [6].

Aussi implacable qu’apparaisse l’enchaînement des causes et des effets - ainsi envisagé au niveau théorique -, l’histoire nous enseigne qu’il n’a rien d’inexorable. En particulier, le facteur clé d’échec ou de succès réside dans la capacité - ou l’incapacité - des sociétés à prendre conscience et répondre de façon adéquate aux défis environnementaux auxquels elles sont confrontées. Pour reprendre la formule de Jared Diamond : de quoi pouvaient bien s’entretenir les habitants de l’île de Pâques au moment où ils abattaient le dernier arbre de leur île ? Comment rendre compte de la cécité qui, de façon rétrospective, semble avoir saisi des populations entières détruisant avec application leurs dernières ressources ?

La réponse à cette question semble devoir être recherchée, après la contribution séminale de l’économiste William Foster Lloyd en 1833 [7], dans la livraison du 13 décembre 1968 de la revue Science : l’environnementaliste Garett Hardin y fait paraître un article dont le titre fera florès, « La tragédie des biens communs » [8]. Le théâtre de cette tragédie est un pré communal où paissent les bêtes appartenant à différents propriétaires. Chacun des éleveurs cherche à maximiser son profit et a donc intérêt, au niveau individuel, à faire paître le plus grand nombre possible de ses bêtes sur le pâturage, puisque les gains liés à l’adjonction d’une bête supplémentaire sont purement privés et excèdent les coûts induits par cette intensification de l’élevage qui sont partagés par tous les éleveurs. Le nœud de la tragédie réside bien entendu dans le fait que chacun des éleveurs suit le même raisonnement, parvient aux mêmes conclusions et adopte la même attitude conduisant inexorablement à la surexploitation du champ communal et, bientôt, au déclin du cheptel. Dans cette configuration, le libre accès à la ressource induit ce que l’on appelle en économie une externalité de production - c’est-à-dire que les coûts sociaux de l’activité excèdent le coût privé supporté par celui qui l’entreprend, de telle sorte que la quantité produite est excessive au regard de l’optimum social.

Le caractère pittoresque de la parabole des biens communs ne doit pas masquer l’universalité du message délivré : l’incapacité des individus à se coordonner alors même que leurs intérêts collectifs devraient les y pousser [9] est au cœur de l’effondrement de nombreuses organisations complexes et menace en permanence la stabilité de nos propres institutions. La sentence est sans appel : bien sûr, « l’enfer, c’est les autres », mais il n’y a pas d’autre issue que de définir avec eux les voies et moyens de faire valoir l’héritage que nous avons reçu indivis.

NOTES

[1] Discours devant l'Assemblée constituante, 22 mai 1790.

[2] Diamond Jared, Collapse : how societies choose to fail or succeed, Penguin Books, 2005. Le livre a été traduit en français sous le titre Effondrement, Gallimard, 2006.

[3] L'île de Pâques en langue maori.

[4] On ignore le rôle réel de ce dernier facteur dans le déclin de la population maori ; il reste néanmoins que, selon la tradition orale, l'insulte la plus grave pouvant être prononcée dans la langue pourrait se traduire par ces mots : « la chair de ta mère me colle entre les dents ! »

[5] Clark Gregory, A Farewell to Alms, a brief economic history of the world, Princeton University Press, 2007. Si Clark remet frontalement en cause certaines des thèses développées par Jared Diamond dans son précédent livre, Guns, Germs et Steel, ils se retrouvent sur l'analyse des échecs des sociétés passées.

[6] Après, le cas échéant, une phase de mysticisme intense et désespéré comme l'illustre l'inflation de la taille des « moais » sur l'île de Pâques au fur et à mesure que le désastre approchait.

[7] Lloyd William Foster, Two lectures on the checks to population, 1833. Il n'est pas indifférent de remarquer que cet auteur, postérieur au révérend Thomas Malthus reprend la même terminologie que l'auteur du Principe de population.

[8] Hardin Garett, The Tragedy of the Commons, in Science, vol.162, 13 december 1968.

[9] Ces échecs constituent le domaine d'application privilégié de la théorie des jeux dont l'un des exemples les plus fameux - le dilemme du prisonnier - n'est qu'un cas particulier de la tragédie des biens communs.

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