JEU5DEC2024
Rubrique Agenda
Accueil > Articles > Actualité > Envoyé spécial dans mon ordi >

Envoyé spécial dans mon ordi (été 2013)

Envoyé spécial dans mon ordi (été 2013)

Envoyé spécial dans mon ordi (été 2013)
Mis en ligne le jeudi 11 septembre 2014 ; mis à jour le jeudi 4 septembre 2014.

Publié dans le numéro 031 (été 2013)

 

Il y a quelque temps déjà, un geek de mes relations m’a raconté l’histoire suivante. Son père, qui n’avait pas changé de voiture depuis longtemps, venait de s’en offrir une nouvelle. Peu après, alors qu’il tente un matin de la démarrer, rien ne se passe. Il essaie plusieurs fois, toujours rien. Alors, ré­flexe des temps anciens, il ouvre le ca­pot. Là, stupeur : son moteur a disparu. Un peu paniqué, l’homme appelle un dépanneur : « Venez s’il vous plaît, c’est incroyable, on m’a volé mon moteur. » Au bout du délai de rigueur, le dépanneur arrive, le père l’accueille les bras en l’air et la mine affligée : « Je vous jure, vérifiez par vous-même. » Le dépanneur s’approche de la voiture, regarde sous le capot, lève la tête et fixe le père d’un œil perplexe : « Mais, Monsieur, votre moteur est là. » Le père, pour qui un moteur était un truc de tubes et de pis­tons, un peu crade et dégageant une odeur mêlant graisse, huile et essence, ne pouvait pas concevoir que l’impeccable et inodore coque de plastique qu’il avait sous les yeux puisse être un moteur. Le geek de mes relations en tirait la morale suivante : il se passe avec nos ordinateurs la même chose qu’il est arrivé avec nos voitures, ils sont devenus des boîtes noires, des objets que nous ne connaissons pas, que nous ne comprenons pas, que nous ne pouvons pas bricoler. Il voyait là un danger, notre dépendance à quelques-uns, ceux qui comprennent et ont les capacités de bricoler.

Sur le moment, j’acquiesçai d’un air entendu, du genre : ah ouais c’est dingue, pffff, on est dépossédé, c’est va­chement dangereux. Intérieurement, néanmoins, je bénissais notre époque, trouvant merveilleux d’acheter un ordinateur qu’il suffit d’allumer pour le rendre opérationnel, tout comme j’aime dans les voitures d’aujourd’hui qu’elles rendent le bricolage impossible par nécessité et non à cause de quelque blocage psychologique, quelque écart de compétence ou quelque snobisme inavouable. Et je me souvenais du jour où mon père avait cessé de rapporter du bureau de vieux ordinateurs, pour en acheter un neuf. Nous étions rentrés à la maison en début d’après-midi avec plusieurs cartons gigantesques et je tenais dans la main un sac en plastique avec un jeu qui était le motif secret de mon enthousiasme soudain pour l’in­formatique (c’était Flight Simulator, qui me faisait fantasmer à des niveaux accessibles seulement aux enfants). J’ima­ginais bêtement qu’il suffirait de quelques minutes pour que je puisse jouer. Or, cela prit des heures. Des heures que je passai à côté de mon père, à le regarder faire des branchements, entrer des disquettes, taper des trucs bizarres sur l’écran, et approcher son nez en disant : « Tiens, c’est marrant, ça devrait pas afficher ça, normalement. » Puis quand, enfin, quelques minutes avant de devoir aller me coucher, j’ai pu commencer à jouer à Flight Simulator, je n’ai pas réussi à faire décoller l’avion. D’ailleurs, je crois n’avoir réussi à faire décoller aucun avion dans Flight Simulator, ce qui mit définitivement fin à ma carrière de pilote (c’était à peu près l’époque de Top Gun ; piloter un avion de chasse, con­duire une moto dans le soleil couchant, embrasser Kelly McGillis et s’appeler Maverick étaient les seuls horizons désirables de mon existence, hormis devenir footballeur professionnel évidemment). Bref, tout cela me revenait en mémoire alors que je feignais face au geek de mes relations de regretter les bidouillages épuisants que nécessitait l’informatique d’antan.

Or, depuis, cette histoire de moteur de voiture me trotte dans la tête. Malgré moi. Non pour les remords que je pour­rais concevoir à avoir feint l’indignation (étant naturellement enclin à la plus profonde indifférence à ce qui arrive à mon prochain, mais doué d’un très grand sens social, l’indignation feinte est mon péché le plus habituel), mais parce que cette anecdote, et surtout la leçon qui en était tirée par mon interlocuteur, me semblent faire para­digme : pourquoi faudrait-il que nous comprenions tout à l’informatique ?

Bien sûr, cette question est faussement naïve. Je vois bien l’intérêt qu’il y a à comprendre un outil qui me sert à autant de choses que mon ordinateur. Je vois bien l’intérêt qu’il y aurait, en cette période où l’on en apprend chaque jour de belles sur la manière dont les États-Unis espionnent les réseaux du monde (mais ils ne sont pas les seuls, rassurez-vous), à comprendre vraiment comment c’est possible et à s’en protéger, à la fois individuellement et collectivement. Je vois bien l’intérêt à comprendre vraiment la répartition des rôles entre les fournisseurs d’accès (type Orange, Free, etc.) et les fournisseurs de services (type Google, etc.) pour prendre parti, ou pas, dans la guerre qu’ils se livrent et dont nous autres, pauvres usagers, sommes les otages. Mais, si l’on élargit un peu le problème, il y a plein d’autres choses dont je dépends au quo­tidien, qui agissent malgré moi, dont je suis l’otage. Prenons la météo. Notre niveau de dépendance à la météo est immense et pourtant... Vous me direz : d’accord, mais le temps, le nuage, le soleil, les anticyclones, ça n’est pas une fabrication humaine, on n’y peut rien. Certes, mais il y a aussi des systèmes humains dont je dépends au quotidien sans être capable de les expliquer très clairement. À commencer, par exemple, par l’électricité. Non seulement l’élec­tricité est encore plus effrayante que l’informatique, aussi obscure du point de vue politique (cf. le rôle joué par le lobby du nucléaire en France), mais, de surcroît, l’informatique est dépendante de l’électricité. Est-ce que pour autant, il faudrait, pour être un citoyen accompli, être capable de comprendre comment ça fonctionne (auquel cas, j’exigerais qu’on abolisse immédiatement cette absurdité qui veut que le courant aille théoriquement dans un sens et pratiquement dans un autre) ? Il m’a fallu un bout de temps pour admettre qu’en fait, je n’étais absolument pas d’accord avec mon interlocuteur geek. Et même, je pense que son raisonnement est contre­­productif. Car, plein de bonnes intentions, il est l’exacte réciproque du discours de l’ingénieur du Centre de l’énergie atomique qui n’autorise pas son contradicteur à être contre le nucléaire, sous prétexte qu’il n’est pas physicien et ne comprend rien à la fission de l’atome. Le geek croit bien faire en défendant une connaissance des entrailles de la machine mais, en substance, il disqualifie toute prise de position non-experte et crée un effet d’intimidation en élevant trop le seuil de l’avis légitime.

Je défends donc une position appa­remment contradictoire : obscurantiste et démocratique (joli nom de parti, le POD, Parti obscurantiste démocrate). Soit : ne cherchez pas à tout comprendre, mais n’hésitez pas à avoir un avis. Position « apparemment » contra­dictoire car après tout, n’est-ce pas le cœur de la démocratie que de demander aux gens leur avis sur des ques­tions auxquelles ils ne comprennent rien (et, pour ceux qui verraient un quelconque élitisme dans ce propos, je me mets dans le lot, et je mets aussi dans le lot, le plus souvent, ceux qui prononcent les discours les plus savants sur ces questions) ? Ainsi militerais-je pour que chacun puisse conserver s’il le veut un rapport magique à l’informatique, qu’il continue à chercher le Wifi comme on cherche la Vérité avec un pendule, qu’il fasse parler son ordinateur comme on fait parler les Esprits. Mais j’insisterais pour que chacun puisse aussi être consulté sur la qualité du Merveilleux.
Au cas où vous ne l’auriez pas compris, il s’agit là d’un discours d’autojustification.

Accueil | Plan | Contacts | RSS | Mailing-list | Ce site