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Pour une raison obscure (tenant sans doute à la nécessité de socialiser après quelques semaines de relative interruption), je me suis mis à réutiliser le chat de Facebook. Non que j’y avais totalement renoncé, mais j’avais tendance auparavant, lorsque s’ouvrait inopinément une fenêtre dotée de son toujours surprenant « coucou, ça va ? », à me déconnecter dans la seconde, avant que naisse toute conversation, un peu comme vous faîtes brusquement demi-tour en apercevant dans la rue une connaissance indésirée qui a commencé à vous sourire. M’y remettre a eu pour effet de réactiver les questions que me pose cette étrange pratique. Parce que, si l’on réfléchit bien, le chat est sans doute la situation de communication la plus inédite que nous aient fourni les réseaux. Mutatis mutandis, on admettra que les mails sont du côté de l’épistolaire, les textos du télégramme, Skype du téléphone et les forums de l’agora. Twitter est plus protéiforme, tantôt brève, mot d’esprit, épigramme, vanne pourrie ou slogan. Le chat, lui, ne ressemble à rien, ou à tout, c’est selon.
D’abord, il faut reconnaître au chat de Facebook un avantage indéniable, il permet d’identifier son interlocuteur avant d’avoir à lui répondre. Il permet d’éviter l’affreuse situation qui arrive trop souvent en société : quelqu’un s’approche, vous sourit et vous parle comme si vous vous étiez vus il y a quelques jours, or vous êtes incapable de reconnaître cette personne (ou alors une impression vague de déjà vu, mais le visage semble disparaître dans le lointain, une autre époque, d’autres lieux...). Dans la vie physique, la réaction consiste en une sorte de sourire crispé ou, pour les plus policés d’entre nous, en une déconnexion entre la bouche qui parvient à sourire, et les yeux incapables de cacher un silencieux « T’es qui toi ? ». Tout cela nous est épargné par le chat de Facebook. On n’est pas obligé de former un sourire, on peut formuler tout haut la question sus-dite et, en un clic, obtenir sur la personne les informations nécessaires pour lui répondre en connaissance de cause. Si jamais les informations demeurent trop lacunaires, on a tout le loisir d’élaborer une subtile maïeutique incitant l’interlocuteur à dévoiler ce qui suffit à un échange à peu près équilibré. Pas suffisamment mentionné, ce confort mériterait qu’on lui imagine des prolongements hors des réseaux (l’équivalent du badge qu’on distribue dans les colloques, mais invisible).
Néanmoins, le chat de Facebook a des effets plus troublants. Le principal est le décalage temporel. Je m’explique. Vous décidez de chater avec l’un de vos amis Facebook. Vous écrivez « Hello. Comment ça va ? » Réponse « Et toi ? ». Pendant que vous détaillez un peu votre état, votre interlocuteur détaille le sien. Quand vous envoyez votre bafouille, arrive celle de votre ami. Par politesse (ou parce que ça vous intéresse), vous commentez la réponse de votre interlocuteur. Mais pendant ce temps-là, lui commente la vôtre. Au bout de quelques échanges, que se passe-t-il ? Deux conversations ont lieu en parallèle. Les propos se chevauchant. Assez vite, ça devient très bizarre. Une retranscription plate d’une conversation entre 1 et 2 donnerait à peu près cela : 1- « rentrée assez cool, la petite a un peu pleuré le premier jour mais tout va bien la maîtresse a l’air super » 2- « vacances pas assez longues, à peine quinze jours, pas assez pour déconnecter, et puis au bureau, c’est pas la joie, la crise est passé par là. Et les enfants ? » 1- « t’es toujours dans la même boite, ça doit être un peu compliqué en ce moment ? » 2 - « Ah bon elle a pleuré ? Le nôtre il est trop content, rapport aux 15 jours au centre de loisir où il s’est un peu emmerdé » 1- « Tu m’étonnes, vous avez dû être les premiers touchés. Remarque, même chez nous ça se sent, on nous coupe tous les budgets, c’est la galère. On est obligé d’imprimer des deux côtés. Et ton fils, c’était comment sa rentrée ? » 2 - « J’imagine que chez vous aussi vous devez le sentir passer... ». Souvent, je pense à Becket ; les personnages essaient de se parler, ils sont pleins de bonne volonté, mais il y a comme un truc qui cloche, quelque chose de grippé dans la machine communicationnelle. Eh bien, c’est ça le chat de Facebook, un mini-dialogue beckettien, c’est Oh les beaux jours en bas de gamme. Ce qui grippe la machine, c’est le décalage temporel, augmenté par la variabilité des vitesses d’écriture. Or, être un personnage de Becket, c’est une expérience étonnante. Et toute une série d’interrogation surgissent : à quelle conversation faut-il donner la priorité ? faut-il se concentrer sur ce qui concerne l’autre ? C’est sans doute pour palier ces doutes que les développeurs de Facebook ont ajouté récemment une nouvelle fonctionnalité à leur chat : on vous indique quand votre interlocuteur est train d’écrire, ce qui vous incite à patienter, à ne pas vous lancer pendant ce temps dans un long développement. Il faut avouer que ça lisse les conversations.
La seconde cause de trouble est plus grave, au sens où elle engage les règles de la sociabilité, et elle tient en une question : comment mettre fin à une conversation sur le chat de Facebook ? Dit comme ça, ça paraît simple, il suffit d’écrire « au revoir » et de fermer la fenêtre. Oui, sauf que si vous gardez alors votre profil ouvert, votre interlocuteur le voit et peut se vexer. Rien en commun donc avec le téléphone où une excuse vaguement mensongère - ou même une simple inflexion dans la voix - peut suffire à clore une conversation dans la bienséance. La meilleure analogie serait sans doute l’art difficile de laisser en plan dans une soirée la vieille connaissance qui a entrepris de vous narrer dans les moindres détails ses six mois de dépression. Prétexter le remplissage de votre verre et profiter du trajet pour tomber dans les bras d’une autre personne est une manœuvre qui ne trompe pas. On préférera sans doute l’épuisement de la conversation par elle-même, la stratégie de la non-relance, de l’écoute compatissante mais pas non plus passionnée. Ca prend un peu de temps mais on a sa conscience pour soi. De même pour le chat. Si l’on veut pouvoir garder son profil ouvert sans se sentir goujat, il faut progressivement espacer ses réponses, se faire plus laconique, bref, signifier qu’on en a fini. Mais alors, demeure la question du dernier mot : 1- « A bientôt. » 2 - « Bonne nuit » 1 - « Ouais bonne nuit à toi aussi » 2- « Ok, à bientôt. Biz » 1 - « Ouais biz. Embrasse la famille » 2- « Toi aussi. Surtout la petite » 1 - « Et toi le petit » 2 - « J’y manquerai pas. Et bon courage pour la suite » 1 « Merci. Toi aussi »... Là, encore, ça peut durer des plombes.
Mais comme toujours, les codifications vont bon train. D’une part, on se fait aux nouveaux moyens de communication et rapidement les règles s’édictent (les fins de discussion se sont, me semble-t-il, considérablement raccourcies par rapport aux premiers temps). D’autre part, Facebook parfait ses fonctionnalités. Ainsi la possibilité d’apparaître comme indisponible à la conversation en ligne permet-elle non seulement de traficoter tranquillement sur le site sans voir apparaître la fenêtre de l’interlocuteur importun, mais surtout de clore un peu abruptement une conversation, sans donner l’impression qu’on a trouvé mieux (ce qui reviendrait dans une soirée à se barrer au milieu du récit de la dépression pour s’asseoir tout seul dans un canapé, ce qui est déjà un progrès en terme de savoir-vivre). Bref, il nous reste peu de temps avant que le chat cesse de nous rappeler que l’art de la discussion est une continuelle réinvention.