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Envoyé spécial dans mon ordi, juillet-août 2011

Envoyé spécial dans mon ordi, juillet-août 2011

Envoyé spécial dans mon ordi, juillet-août 2011
Mis en ligne le mardi 25 octobre 2011 ; mis à jour le samedi 25 juin 2011.

Publié dans le numéro 007 (juillet-août 2011)

Il y a un an environ, j’ai fait l’acquisition d’un smartphone. Pour me la jouer, j’ai refusé d’acheter un Iphone et préféré un HTC équipé d’Androïd, le système d’exploitation de Google. Résultat, je suis allé sur Internet deux ou trois fois, la semaine qui a suivi l’achat. Depuis, j’utilise ce truc comme on utilise un téléphone portable depuis dix ans : pour passer des coups de fil et envoyer des textos. J’ai bien pris quelques photos, fait un ou deux films, mais guère plus. Il faut dire qu’au bout d’une dizaine de jours, le téléphone est tombé, l’écran a heurté un caillou pointu et s’est fendillé dans son coin droit. Dès lors, ses fonctions primitives sont devenues si aléatoires qu’elles mobilisent toute mon attention (par exemple, lorsque je laisse un message sur un répondeur, il arrive fréquemment que je ne puisse pas mettre fin à l’appel, la boite vocale de mon correspondant enregistrant à la fin du message mes « putain tu vas t’éteindre oui ? oh j’en peux plus de ce truc de merde mais c’est dingue ça ! ça fait vraiment chier » jusqu’à ce que je me décide à retirer la batterie pour épargner au destinataire ces petits excès de La Tourette). Bref, je suis à un niveau de sous-exploitation de l’objet qui frise le scandale. Pourtant je n’en conçois aucun remords, encore moins de la honte, car les raisons à ce phénomène ne sont pas toutes mauvaises.

Bon, il y a quand même de mauvaises raisons. D’abord, je crains d’avoir été présomptueux. « Les vrais geeks n’aiment pas l’Iphone, trop fermé, alors je prendrai un HTC, pas comme tous ces beaufs qui croient être branchés parce qu’ils se trimballent avec leur Minitel design ». Le snobisme technologique est une attitude manifestement au-dessus de mes moyens. Androïd est à peine moins ergonomique que iOS, le système d’exploitation mobile d’Apple, mais suffisamment pour rebuter celui qui, au bout de sa troisième tentative de connexion ramenant invariablement à la même page de SFR avec impossibilité de la quitter, sent poindre le sanglot. Vous me direz, je n’avais qu’à lire la notice. Peut-être. Sauf qu’avec tous ces textes d’intellos du numérique qui nous racontent à longueur de temps que les outils technologiques, en particulier les smartphones, sont devenus un membre supplémentaire de notre corps cyborg, j’ai conçu une aversion théorique pour le mode d’emploi : quand assez jeune j’ai compris que j’avais une main, je n’ai eu besoin d’aucune notice pour me gratter le nez, pourquoi devrais-je lire celle de mon HTC ? Malgré tout, j’ai réussi à fréquenter l’Internet depuis mon téléphone, mais n’y ai guère trouvé de plaisir. Ecran trop petit, clavier trop étroit (un défaut génétique m’a affublé de doigts aux bouts presque rectangulaires, ce qui est très pratique dans certaines circonstances de la vie - planter une punaise par exemple - un peu moins quand il s’agit d’appuyer sur une lettre qui fait quelques millimètres carrés). Mais imaginons que j’aie trouvé du plaisir à la manipulation de l’engin, que la navigation ait été aisée, je ne pense pas que j’aurais tiré un quelconque bénéfice à la soi-disant ouverture d’Androïd. Selon toute vraisemblance je ne me serai pas mis à coder mes petites applications perso pour les rentrer dans la machine. La vraie présomption est là.

Cela dit, je suis persuadé que ces obstacles auraient pu être levés. Le vrai problème est ailleurs. Si je ne vais pas sur Internet depuis mon téléphone, c’est qu’au fond je ne le veux pas, me suis-je d’abord dit dans un grand moment de lucidité analytique. Passant comme beaucoup de gens une grande partie de la journée devant mon ordinateur, il m’a semblé que cette réticence à la connexion mobile relevait d’un réflexe de survie, une sorte d’incarnation du droit à la déconnexion prôné par certains : droit de ne pas répondre tout de suite à un mail, droit de ne pas être dans le flux de Twitter, droit de ne pas mettre sur Facebook une photo de chacun de mes repas. Dans un premier temps, je me suis donc félicité de cette réaction inconsciente à la sur-sollicitation. J’étais sage sans le vouloir. Ce qui est déjà pas mal. J’étais content de moi. Sauf que depuis, la vraie raison est apparue. Ce qui me plaît dans la déconnexion, ce n’est pas l’abstraction temporaire du flux, ce n’est pas la posture de l’ermite contemporain. Ce qui me plaît dans la déconnexion, c’est qu’elle va cesser. Ce qui me plait dans la déconnexion, c’est l’idée de la reconnexion.

Imaginez une situation. Il est midi. Vous avez passé la matinée face à votre écran d’ordinateur. Vous avez travaillé sur un fichier quelconque. Mais, en tentant de faire ce que vous avez à faire, vous avez aussi vérifié votre boite mail toutes les quinze minutes environ. Vous avez rafraîchi vos pages Facebook toutes les demi-heures et une application du type Tweetdeck vous a annoncé d’un roucoulement avorté toute apparition d’un nouveau tweet, que vous vous êtes empressé d’aller lire. Je passerai sur les critiques habituelles qui sont adressées au multitasking : sur une heure passé sur un cours de tennis, le temps effectif de jeu est estimé à moins de dix minutes en moyenne - les cinquante minutes restantes, on ramasse les balles, on change de côté, on boit, on maugrée - ce qui n’empêche pas le tennis d’être un sport épuisant et passionnant. Il est midi donc et vous avez lu tous vos mails, tout votre mur Facebook, et presque tous les tweets de votre fil. Vous partez à un déjeuner. Trajet-restaurant-trajet. Mettons que ça dure 2 heures. Examinons maintenant deux possibilités. La première, vous êtes équipé d’un smartphone. A supposer que vous ayez cessé pendant le temps du repas, il est fort probable que vous ayez profité des trajets (si vous avez pris les transports en commun), ou des quelques minutes passées à attendre votre convive, pour à nouveau vérifier votre boite mail, votre profil Twitter et tout le reste. Et quand, une fois rentré chez vous, vous êtes à nouveau assis à votre ordinateur, que vous reste-t-il à faire, si ce n’est ré-ouvrir votre fichier et vous remettre au travail ? Examinons maintenant la seconde possibilité. Vous êtes équipé d’un téléphone classique. Pendant deux heures, vous avez été coupé de tout (ou alors dans un état normal, c’est selon). Arrive le moment de retourner au travail, face à votre écran. Quelle saveur prend cette remise au travail ! Vous allez pouvoir regarder vos mails, vous allez pouvoir consulter votre profil Facebook et votre fil Twitter. Que s’est-il passé pendant ces deux heures ? Qui vous a écrit ? Quel message vous attend ? Ces trois lignes qui vont éclairer votre journée, votre vie, c’est maintenant que vous allez les lire. Cette attente, équivalent contemporain de la journée séparant les deux passages de la poste (et qui a nourri tout le roman épistolaire, ainsi que nos amours débutantes), le smartphone nous en prive. Le smartphone nous prive de l’intense plaisir de la reconnexion, avec ce qu’elle charrie d’espoir. Bien sûr l’expérience est la plupart du temps déceptive, mais je veux être déçu, car je veux espérer. Je veux vibrer à la relance de mon navigateur. Je veux passer fébrilement en revue les nouveaux messages qui sont arrivées. Je veux chercher quelque chose sans savoir quoi. Je veux être la jeune rêveuse qui chaque matin descend en courant dans sa robe de mousseline vers le bout du chemin où dans la boite aux lettres l’attendent peut-être des mots décisifs. Je veux mon petit romantisme à deux balles.

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