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Aux frontières sahariennes de l’Europe

Aux frontières sahariennes de l’Europe

Aux frontières sahariennes de l'Europe
Mis en ligne le mardi 7 décembre 2010.

Publié dans le numéro 07 (8-21 mai 2010)

Depuis plusieurs années, l’Union européenne délègue aux pays du Maghreb et du Sahel une partie de sa lutte contre l’immigration irrégulière. Au milieu du Sahara, expulsions et reconductions à la frontière se multiplient. Dans le nord du Niger, Julien Brachet a accompagné un convoi de milliers de migrants de retour vers leur pays d’origine - la plupart expulsés de Lybie au nom de ces nouvelles règles européennes. C’est tout l’équilibre des échanges locaux qui se trouve ainsi perturbé.

26 octobre 2009, Nord-Niger. La nouvelle attendue depuis plusieurs jours a traversé l’oasis en quelques minutes. Le départ est prévu le soir même. Les militaires nigériens viennent de l’annoncer. Le village plongé jusque-là dans la torpeur de la fin de saison chaude s’active d’un coup, donnant l’impression que tout le monde se prépare à partir. Et pour cause : plusieurs milliers de migrants subsahariens de retour de Libye quitteront l’oasis dans quelques heures, laissant derrière eux un nombre à peine équivalent d’oasiens sédentaires. Certains sont arrivés dans cette oasis il y a quelques jours, d’autres attendent le départ depuis plusieurs semaines. Tous traversent le Sahara par voie terrestre, non pour migrer vers le Nord, mais pour retourner, surveillés par l’armée, dans leurs régions d’origine, au Niger bien sûr, mais aussi au Burkina Faso, au Ghana, au Nigeria ou au Cameroun, ou dans bien d’autres pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Vingt, peut-être trente nationalités sont présentes dans ces confins sahariens.

 


 

 

Depuis 2007, suite à plusieurs attaques de véhicules et à la reprise de la rébellion touarègue, il est interdit de circuler dans les régions sahariennes du Niger en dehors des convois militaires organisés sur les principaux axes de circulation. Mais ces convois sont peu nombreux, un par mois tout au plus entre la principale oasis du Kawar (près de la frontière libyenne) et la ville d’Agadez (première ville reliée au réseau de routes bitumées du pays).

Commencée un millier de kilomètres plus au nord, à partir d’une des villes du Fezzan libyen, la traversée du Sahara en camion par les pistes sableuses se poursuivra jusqu’à Agadez, 700 km plus loin. Soit encore trois ou quatre jours de voyage pendant lesquels chaque individu devra être autonome en eau et en nourriture. 30 litres d’eau par personne, c’est le minimum pour ne pas prendre de risque. Des queues se forment devant les puits et les forages. Le marché fourmille une fois de plus. Il faut compléter les provisions de gari [1], de lait en poudre, de biscuits secs : de quoi se nourrir sans avoir à faire de feu. D’autres ont prévu du charbon et une marmite, et rachètent simplement quelques kilos de pâtes supplémentaires ou de petites boites de concentré de tomate. Ceux qui n’avaient pas encore payé leur place auprès d’un transporteur le font à la hâte, sans même chercher à négocier les tarifs. Rater le départ du jour impliquerait de rester un mois de plus dans l’oasis. Les ghettos [2]se vident au fur et à mesure de la journée. Par petits groupes, les migrants vont retrouver leurs convoyeurs. Ceux qui ramènent beaucoup de marchandises les ont déjà chargées dans les bennes des camions. Maintenant, il s’agit simplement de bien attacher les bidons d’eau autour du véhicule afin qu’ils soient accessibles pendant le voyage. Puis commence l’attente du départ effectif.

Peu après la prière de la fin d’après-midi, ’asr, le calme est soudainement rompu par la mise en route des moteurs dans toute l’oasis, annonçant un départ imminent. Les derniers retardataires se mettent à courir pour rejoindre leurs véhicules. On se presse aux abords des camions. Un à un les noms des passagers ayant payé leur place sont appelés par les chauffeurs qui les cochent sur leurs listes. Un à un, les migrants grimpent sur les chargements et essaient de s’aménager une place un tant soit peu confortable, car c’est là qu’ils resteront jusqu’à l’arrivée. Certains chauffeurs n’ont qu’une cinquantaine de passagers, d’autres en prennent jusqu’à 150, entassés à l’arrière de leurs camions dans un jeu d’équilibre instable qui les empêche d’étendre ne serait-ce qu’une jambe. Dès que tout le monde est installé, les véhicules démarrent. De partout, ces grands camions tout-terrain de plusieurs dizaines de tonnes se mettent en mouvement. Leurs chargements coiffés de grappes humaines sont plus hauts que les petites maisons en terre. On peut ainsi les suivre du regard pendant qu’ils traversent lentement le village pour se rendre au poste militaire. Bien qu’habitués à ces départs réguliers depuis des années, les habitants sédentaires conservent une pointe d’attention à la vue de leur passage. Le ballet des titans ne dure que quelques dizaines de minutes, au bout desquelles plus de 70 véhicules s’alignent sur deux ou trois rangées, face au Ténéré. Le départ tant attendu devient tangible. Il ne reste plus qu’à attendre l’arrivée de l’escorte militaire qui accompagnera le convoi jusqu’à destination. Les vendeurs ambulants de l’oasis en profitent pour accourir avec leurs petits étals sur la tête et proposer aux membres du convoi de quoi agrémenter leur voyage. Ils essaient de leur vendre des bonbons nigérians, des biscuits algériens, de l’aspirine indienne, des lampes de poche et des piles chinoises, des cigarettes de contrebande européennes ou américaines. Des dattes locales également. L’escorte arrive enfin. Les «dix-roues» [3]s’élancent. Chaque chauffeur essaie de se positionner en tête de convoi. On crie dans tous les sens dès qu’un véhicule en double un autre. On dirait le départ des 24 heures du Mans camions, version saharienne.

On roule presque toute la nuit. Au petit matin, l’horizon n’est plus qu’une simple ligne droite sur 360°, à peine troublée par quelques cordons dunaires que l’on évite soigneusement. Le soleil est de plus en plus chaud. Sur les camions, on se protège comme on peut, avec des turbans ou des bonnets. Les heures passent, on parle de moins en moins. Les pauses sont rares, quelques heures au milieu de la nuit quand le chauffeur tombe de fatigue, quelques heures au moment le plus chaud de la journée quand l’élévation de la température du moteur impose de s’arrêter. Lors des arrêts diurnes, la seule ombre disponible est celle située sous les véhicules. Dès que le bruit lancinant du moteur s’arrête, le soleil au zénith, les passagers comprennent qu’il s’agit de la pause de la mi-journée. Ils sautent alors rapidement au sol et plongent sous les camions pour s’octroyer une place à l’ombre. Les moins rapides passeront ces longues heures d’attente au soleil. Les pauses nocturnes sont plus reposantes mais aussi plus dangereuses. Chacun s’allonge épuisé dans le sable et s’endort profondément en quelques minutes. Lorsque les camions redémarrent, bien avant l’aube, il arrive que certains ne se réveillent pas et que personne ne s’en rende compte.

Après deux jours de voyage à travers l’erg du Ténéré, nous arrivons au piémont méridional du massif de l’Aïr. La zone est réputée dangereuse, à cause du banditisme et des mines posées ces dernières années par les militaires et les rebelles. Allongé sous le camion, j’en discute avec le chauffeur. Il ne semble pas particulièrement préoccupé par tout cela, tout en reconnaissant que ce n’est pas bon pour ses affaires. Il me montre son essieu avant, complètement abîmé, rafistolé de soudures. En souriant il m’explique qu’il a sauté sur une mine quelques mois plus tôt, sur la piste que nous prenons le lendemain. L’explosion a arraché l’essieu et renversé le camion, sans faire de blessé grave. Avec l’aide de ses deux apprentis, il a réussi à réparer et à reprendre sa route. Continuant sur sa lancée, il me montre un trou dans sa portière. Un trou de balle. Une attaque de « petits bandits », comme il les nomme. C’est arrivé dans la même zone, de nuit. Au volant de son camion, il n’avait pas voulu s’arrêter en les voyant. Jusqu’à ce qu’ils tirent. Comme ils ne visaient pas les pneus, il lui a bien fallu se résoudre à se faire rançonner.

Ce jour-là, les militaires décident de regrouper tous les véhicules de notre convoi, étalés sur plusieurs dizaines de kilomètres du fait des pannes de certains. Ils nous obligent à nous arrêter peu avant l’entrée de la zone montagneuse. Tout au long de l’après midi et de la nuit, des camions arrivent et s’installent aux abords de ce qui devient vite un immense camping sauvage animé d’une foule bigarrée de plusieurs milliers de personnes. Depuis dix ans que je mène des recherches dans le Nord du Niger, je n’ai jamais vu un tel rassemblement au milieu du désert. On se retrouve entre amis ou entre connaissances ayant voyagé sur différents véhicules. Un match de foot s’improvise et devient vite l’attraction. Quelques centaines de spectateurs délimitent le terrain sableux. Des noms de stars du foot africain fusent au milieu des encouragements des deux équipes. Ça joue jusqu’au coucher du soleil. On oublierait presque que les militaires nous surveillent.

 

 

 

Les derniers véhicules arrivent vers minuit. Avant l’aube, tout le monde repart, mais cette fois le convoi reste groupé. C’est le dernier jour de notre traversée saharienne. Une pluie inattendue nous lave la dernière heure avant d’arriver à Agadez. À la barrière de police, les véhicules s’arrêtent pour un contrôle. Notre camion se vide en un instant. Les passagers en descendent précipitamment, petits sacs à la main, et partent à pied vers la ville, à quelques kilomètres de là. Les policiers ne les interpellent pas. Et pour cause : ils viennent d’être expulsés de Libye. La plupart travaillaient là-bas depuis des mois, voire des années. Arrêtés quelque part au pays du « frère guide » Khadafi, placés en camps de rétention, ils ont été renvoyés sans délai au Nigers, sans autre argent que les 20 000 FCFA remis à certains au moment de leur expulsion, parfois même sans leurs papiers. Combien d’individus quittent ainsi chaque mois la Libye ? Combien de retours volontaires et combien d’expulsions ?

Officiellement, le Niger n’accepte de recevoir sur son sol que ses propres ressortissants expulsés de Libye. Mais en dépit des accords passés entre les deux pays, les autorités libyennes continuent de renvoyer dans le Sahara nigérien des ressortissants de nombreux autres pays d’Afrique subsaharienne, sans se soucier de leurs nationalité [4] Rafles, arrestations, emprisonnements et expulsions collectives sont au cœur du processus de « gestion de l’immigration » en Libye. Ce qui n’empêche pas Mouammar Khadafi de se faire régulièrement le chantre du panafricanisme. Riche de ses pétrodollars, la Libye a en effet encore aujourd’hui besoin d’un important apport de main d’œuvre extérieure pour réaliser les grands projets planifiés par le régime en place et faire fonctionner divers secteurs de son économie, aux premiers rangs desquels l’agriculture et le bâtiment. Le leader libyen n’hésite pas à encourager régulièrement et ouvertement les ressortissants d’Afrique subsaharienne à rejoindre son pays. Aux discours officiels s’ajoutent d’autres marques d’ouverture en direction du sud du Sahara, tant à travers les publicités faites en anglais et en français autour de la compagnie aérienne libyenne Afriqiyah Airways, qui relie Tripoli et Benghazi à de nombreuses capitales africaines, qu’à travers l’activisme libyen au sein de plusieurs organisations panafricaines, notamment la Communauté des États Sahélo-Sahariens (Cen-Sad), dont la charte fondatrice, rédigée en 1998 à Syrte, villa natale de Khadafi qui en fut l’instigateur, encourage la libre circulation des individus entre les États membres.

L’immigration africaine a beau être tolérée voire encouragée en Libye, les immigrants y sont généralement maintenus en situation irrégulière. Leur entrée sur le territoire national n’est que rarement officialisée par les autorités du pays - façon pour elles de légitimer ensuite les expulsions manu militari ou au moins de les justifier aux yeux de leurs partenaires africains [5] Cela même si l’ambiguïté de la position libyenne ne leurre personne, comme le soulignait il y a quelques années déjà un journaliste nigérien après l’expulsion de plusieurs centaines de ses compatriotes : « cette expulsion radicale des Africains subsahariens pose de sérieuses interrogations sur le sens que donne Khadafi à l’Union Africaine et à la Cen-Sad » (Le Républicain, 7-13.10.2004).

Suite à la levée de l’embargo onusien en 1999, la diplomatie libyenne, en quête d’une nouvelle respectabilité sur la scène internationale, a trouvé dans la question migratoire un objet de négociation de première importance, rapidement devenu l’un des enjeux centraux de ses relations avec l’Union Européenne et, de manière bilatérale, avec certains pays d’Europe du Sud. En acceptant, en échange d’une aide financière et matérielle conséquente, de mieux contrôler ses frontières et de reprendre les immigrants irréguliers arrêtés en Italie et supposés avoir quitté l’Afrique par les ports libyens, Khadafi a officiellement reconnu le rôle de la Libye comme espace de transit de l’immigration africaine irrégulière à destination de l’Europe [6] Néanmoins, si la Libye, à l’instar d’autres États nord-africains, s’accommode des pressions exercées par ses voisins européens, et des aides reçues en contrepartie de sa coopération, la pratique des arrestations et des expulsions collectives correspond moins à une volonté d’endiguer les circulations qu’à une manière de « gérer » depuis plusieurs décennies la présence étrangère sur son territoire, au mépris de nombreuses conventions internationales. Ces variations du discours libyen selon les périodes et les interlocuteurs reflètent l’ambiguïté du régime du colonel Khadafi sur la question migratoire et sa difficulté à définir une politique africaine de l’après-embargo stable, indépendamment de ses intérêts géopolitiques contingents.

Si les expulsions de ressortissants étrangers ne sont pas un fait nouveau en Libye, en revanche elles ont lieu dans un contexte international qui a profondément évolué ces deux dernières décennies. Les migrations vers et à travers le Sahara, qui existaient déjà au milieu du XXème siècle, ne sont devenues visibles qu’à la fin des années 1990 lorsque les médias ont commencé à parler de l’arrivée de migrants noirs africains sur les côtes méridionales de l’Europe (ou de leur décès en mer) et que ces circulations de personnes se sont vues instrumentalisées dans les débats politiques nationaux et euro-africains.

Combien de fois n’a-t-on pas entendu parler des ces « millions de Noirs africains » prêts à tout pour gagner l’Europe ? Le ministre italien de l’Intérieur n’annonçait-il pas il y a quelques années que 2 millions d’individus s’apprêtaient à rejoindre clandestinement le vieux continent depuis la Libye ? Au rythme des passages enregistrés ces dix dernières années dans cette région de Méditerranée, il faudrait plus de deux siècles pour que tous ces soi-disant clandestins en puissance se retrouvent en Europe ! D’où ce responsable italien sortait-il ce chiffre invraisemblable qu’aucun observateur sur le terrain n’a jamais confirmé ? Bien sûr, les droites xénophobes et populistes ne cherchent pas particulièrement à vérifier leurs données la matière. Ce ne sont pas les seules à agiter d’une manière ou d’une autre le vieux spectre de l’invasion. Les experts des Nations Unies annoncent que «  près de 60 millions de personnes quitteront les zones arides subsahariennes sujettes aux processus de désertification pour tenter d’accoster en Europe d’ici à 2020 » (Le Monde, 24.01.2006). Sachant que la population totale du Sénégal, du Mali, du Burkina Faso, du Niger et du Tchad réunis est actuellement d’environ 60 millions de personnes, on est en droit de se demander quelles zones arides subsahariennes pourraient bien fournir de tels contingents de migrants dans les années à venir.

Au-delà des effets d’annonce ponctuels, ces représentations partielles et partiales des mouvements migratoires en Afrique, reflet d’une idéologie de la « menace du Sud » véhiculée par les autorités publiques européennes [7] participent de la légitimation du durcissement généralisé des politiques migratoires. Pour lutter contre l’immigration irrégulière en provenance d’Afrique subsaharienne - numériquement très peu importante à l’échelle des deux continents -, l’Europe incite les États du Maghreb et depuis peu ceux du Sahel à contrôler drastiquement, voire à endiguer, les circulations migratoires au Sahara. Depuis la reprise du dialogue ’5+5’ à Lisbonne, en 2001, entre les représentants des gouvernements de la Mauritanie, du Portugal et de huit pays des deux rives de la Méditerranée (Algérie, Espagne, France, Italie, Libye, Malte, Maroc, Tunisie), la gestion « concertée » des flux migratoires entre l’Afrique et l’Europe est dominée par l’approche sécuritaire des Européens. Elle se traduit par un renforcement des contrôles de plus en plus loin vers le sud et par la volonté de parvenir à des accords de réadmission avec la majorité des pays africains [8]. Cette volonté de « renforcer et rendre plus efficace la lutte contre les migrations irrégulières dans les pays d’origine et de transit », annoncée lors de la Conférence ministérielle sur les migrations en Méditerranée occidentale (Tunis, octobre 2002), puis régulièrement réaffirmée depuis, notamment lors des conférences euro-africaines de Rabat en juillet 2006 puis de Tripoli en novembre de la même année, a entraîné le durcissement des politiques migratoires des États nord-africains. Entre 2003 et 2008, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye ont modifié leurs législations relatives à la présence d’étrangers sur leurs territoires, législations qui n’avaient pas été modifiées depuis plusieurs décennies. Les sanctions à l’encontre des migrants irréguliers et de toute personne ayant facilité leur entrée, leur séjour ou leur sortie du territoire ont partout été renforcées, même si cette transposition du droit européen régissant les migrations [9] semble davantage adaptée aux exigences des accords euro-méditerranéens qu’aux réalités sahélo-sahariennes.

Les regards qui s’étaient portés dans un premier temps sur les côtes méditerranéennes et atlantiques de l’Afrique, où furent mis en place les premiers grands programmes de surveillance et de contrôle des migrations (notamment via la création en 2004 de l’agence Frontex [10]), se sont progressivement tournés vers les espaces sahariens. Ceux-ci sont dorénavant considérés en Europe comme des zones prioritaires de lutte contre l’immigration irrégulière en provenance d’Afrique. Le projet Aeneas, financé par l’Union Européenne sur son budget de coopération au développement à hauteur de 250 millions d’euros pour la période 2004-2008, et reconduit pour 2009-2013, vise par exemple à « aider les pays tiers à assurer une meilleure gestion des flux migratoires » et affiche la « lutte contre l’immigration illégale » comme l’un de ses principaux objectifs. Dans le cadre de ce projet, des fonctionnaires de la police française tentent actuellement d’équiper de nombreux postes frontières sahariens en matériel informatique - ordinateurs, outils de détection de faux papiers et de prise d’empreintes digitales, connexions Internet permettant d’accéder aux fichiers Interpol -, de façon à pouvoir ficher les individus qui traversent le désert et refouler ceux qui ont déjà été contrôlés en situation irrégulière ailleurs. En Libye, l’Union Européenne, via le projet Aeneas, finance l’OIM (Organisation Internationale pour les Migrations) pour qu’elle organise les « retours volontaires » des migrants en situation irrégulière. Un caractère « volontaire » dont il est permis de douter vu la situation des migrants dans ce pays. Fin mars 2010, le ministère italien de l’intérieur s’est vu confier par la Commission Européenne la direction du projet Sahamed, doté de 10 millions d’euros. Objectif exclusif : lutter contre l’immigration irrégulière au Sahara et en Méditerranée. Afin de renforcer le contrôle aux frontières des pays concernés, Sahamed, comme Aeneas, fournira du matériel de surveillance, des véhicules, ainsi que du matériel informatique aux fameux « pays tiers ». Apparue il y a quelques années dans les discours de criminalisation des migrants qui quittent les côtes africaines, la notion « d’émigration illégale », aberration juridique qui permet d’arrêter et de condamner des individus dans leur propre pays sur la seule base d’intentions supposées, serait-elle en passe d’arriver au cœur du continent ? La déclaration universelle des droits de l’homme ne stipule-t-elle pas que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien » (article 13.2) ?

 

 

 

Finalement, la focalisation des médias et des pouvoirs publics sur les migrants africains qui se rendent illégalement en Europe a favorisé l’assimilation de la plupart des circulations de ressortissants d’Afrique subsaharienne au Sahara à des migrations économiques transcontinentales. Or, s’il est vrai qu’une partie des individus qui arrivent illégalement en Espagne, en France, en Italie ou en Grèce ont effectivement traversé dans un premier temps le Sahara, en revanche une minorité seulement de ceux qui traversent le Sahara ont pour but l’Europe. Les études montrent que les circulations migratoires au Sahara ont toujours été et sont encore aujourd’hui très majoritairement intra-africaines, et qu’elles contribuent au dynamisme des régions de départ et d’accueil, autant que des régions de transit [11]. Au Sahara, la complémentarité entre transport marchand et transport de personnes a toujours permis d’approvisionner à moindre coût certaines oasis isolées. Elle favorisait la circulation des biens de consommation courante indispensables à la survie des populations pauvres du sud du désert - témoin la famine qui menace actuellement au Niger, aggravée par les barrages et les contrôles qui compliquent les échanges. L’externalisation de la politique migratoire de l’Union Européenne rend la circulation des migrants subsahariens en Afrique du Nord de plus en plus difficile, risquée et onéreuse ; elle perturbe tout un système migratoire intra-africain ancien, vital pour les populations concernées, et qui ne la concerne que de façon marginale.

NOTES

[1] Farine de manioc, aliment très bon marché qui peut être consommé cru, simplement mélangé à de l'eau.

[2] Le terme ghetto désigne couramment au Niger les concessions qui accueillent les migrants étrangers regroupés de manière non-exclusive par nationalité.

[3] Nom donné localement aux camions transsahariens.

[4] En parallèle, les autorités libyennes orchestrent également des expulsions par voie aérienne, directement à destination des capitales des pays concernés.

[5] Plusieurs dizaines de milliers d'étrangers sont officiellement expulsés de Libye chaque année : 43 000 en 2003, 54 000 en 2004 (Le Monde, 05.06.05), 64 000 en 2006 et 31 000 en 2007 (Le Monde, 08.10.2008).

[6] L'Italie pratique depuis 2004 des expulsions collectives d'immigrants irréguliers vers la Libye (qui n'est pas signataire de la convention de Genève de 1951 sur le statut des réfugiés).

[7] À ce propos, voir notamment : Le Cour Grandmaison Olivier, 2008, "Colonisés-immigrés et "périls migratoires" : origines et permanence du racisme et d'une xénophobie d'État (1924-2007)", Asylon(s) (4) : http://www.reseau-terra.eu/article734.html  ; Valluy Jérôme (éd.), 2008, "Xénophobie de gouvernement, nationalisme d'État", Cultures & Conflits (69).

[8] La Libye, comme le Maroc et l'Algérie, a refusé la demande d'accord de réadmission formulée par l'Union Européenne au nom de l'ensemble de ses États membres (PANA, 11.03.2009).

[9] Perrin Delphine, (2008), "L'étranger rendu visible au Maghreb. La voie ouverte à la transposition des politiques juridiques migratoires européennes", Asylon(s) (4) : http://www.reseau-terra.eu/article770.html

[10] Frontex est le nom de l'Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures, sorte de corps européen de gardes frontières dont le budget annuel est passé de 20 millions d'euros en 2006 à plus de 88 millions en 2009. En généralisant l'utilisation de matériel militaire pour lutter contre les migrations irrégulières, Frontex est devenu l'une des pierres angulaires de ce qui a été dénoncé comme étant une véritable « guerre aux migrants » (Migreurop).

[11] Cf. Brachet Julien, 2009, Migrations transsahariennes. Vers un désert cosmopolite et morcelé (Niger), Paris, Éditions du Croquant

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