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Publié dans le
numéro 10 (19 juin-2 juillet 2010)
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MARDI 8 JUIN 2010 A 20:30. NORMAL 35 EUROS. PLACEMENT LIBRE. La porte vitrée du bâtiment moderne de la Cité de la Musique et de la Danse de Strasbourg dit CONCERT COMPLET. J’entre ; je vois une longue file d’attente derrière un mystérieux panonceau : MANIFESTATION Enerest GAZ DE STRASBOURG. Je vais naïvement demander à l’accueil si le concert de Chopin correspond bien à la Manifestation Gaz de France : oui madame. Retournée dans la queue, avec l’air détaché de qui griffone ses rendez-vous de la semaine, j’ai bientôt l’impression d’avoir été placée par une main divine à côté de deux grands-mères volubiles : Tu sais, il a noyé son piano dans le Suuuuuuud ! Quand je raconte ça, on me dit que je suis folle. Et là !... (un temps) ...ben il joue. L’autre, d’un air pincé : ça doit être un original... Faire une chose pareille ! Dialogue qui doit somme toute être banal à un concert de Duchâble.
Dans la salle, les six premiers rangs arborent une feuille : Réservé. Une écrasante majorité de personnes âgées se succède aux portes. Ne serait, sur ma gauche, une grosse dame boit une canette de bière Heineken, on se croirait presque, sociologiquement parlant, salle Pleyel. Je me suis assise en plein milieu d’une rangée, croyant maximiser le nombre de conversations à relever. Hélas, derrière moi, deux gros messieurs parlent alsacien d’une voix tonitruante, couvrant les autres bribes de dialogues. A ma droite, une adolescente fait passer le temps en coloriant l’intérieur des boucles des O et des P du programme, puis en s’exerçant à parfaire sa signature. Désoeuvrée, je griffone le fauteuil de velours bordeaux qui trône sur la scène lorsque je me rends compte que ma jeune voisine dessine, elle, le piano à queue. Elle y ajoute un bonhomme à la Lucky Lucke surmonté d’un CLAP ! CLAP ! et d’un triolet. Alors que je me désespère de n’avoir rien à noter, j’entends derrière moi une voix nasillarde s’élever : Je connais bien Chopin. Il n’a pas fait deux cent oeuvres, parce qu’il a eu une vie courte. Ce sont toujours les mêmes qui reviennent, mais c’est très, très différent selon les interprétations... S’ensuit une longue tirade sur Ravel, le boléro qui est une espèce d’exotisme ayant marqué la fin du romantisme, et enfin : sur internet, à Duchâble, j’ai vu sa vie. C’est fabuleux. Et il est pas vieux, hein... né dans les années 1950 ; s’ensuit évidemment l’épisode célèbre - plouf ! Bon... Il est un peu revenu sur sa décision... Il a dit, « je ne veux jouer que ce qui me convient », c’est bien... Puis, avisant quelqu’un au loin : Là-bas, le mec avec le t-shirt... Il est vendeur à Orgue, le magasin de piano. Il est toujours là. A mon avis, c’est un passionné de la musique. Cette phrase étrange, mêlée à la drôle de façon de parler du garçon passionné de la musique lui aussi puisqu’il est à même de constater que les autres le sont, me laisse songeuse. Mais le concert (CHOPIN - ce concert est réalisé grâce au mécénat de énerest Gaz de Strasbourg qui a généreusement contribué à son financement) va commencer : les lumières s’éteignent.
François-René Duchâble, piano, Alain Carré, comédien et adapation (sic : le mécénat n’a pas payé la relecture) entrent sur scène. Je suis sur mes gardes : je redoute la fausse bonne idée (les « correspondances » texte-musique), et le style de l’encadré EN DUO du programme a achevé de m’inquiéter : « L’un est au verbe ce que l’autre est à la musique... virtuoses et passionnés. A deux, ils innovent des formulent musicales où poésie, littérature, danse, acrobatie, et même pyrotechnie partagent la magie de lieux insolites dans un « environnement de nature » et loin des parcours obligés. De Bach aux grands romantiques, des « Reflets dans l’eau » au « Bateau Ivre », du poète au clavier, c’est ainsi qu’ils aiment dialoguer. » En termes de « lieu insolite », on repassera : c’est dans la salle classique d’une institution classique, avec un public on ne peut plus classique, que FRD vient de s’asseoir pour jouer l’Etude op. 10 n°1 en ut Majeur. La très belle voix, grave, puissante, d’Alain Carré s’élève. Il me faut m’habiller, me friser, me chausser. Dans les salons je semble calme, mais rentré chez moi je fulmine sur le piano. Une Etude ; une lettre issue de la correspondance de Chopin, une autre Etude. Mes réticences tombent une à une. Même la musique ne me console pas aujourd’hui. Je ne sais ce qui me manque, et tu sais... j’ai déjà plus de vingt ans. Le Nocturne op 14 n°2 en fa# M suit, bouleversant. François-René Duchâble, réputé à raison pour sa virtuosité, me touche plus encore dans son interprétation des morceaux lents. Des lettres encore, politiques (Dieu, es-tu moscovite toi-même ? Pourquoi ne m’a-t-il pas été donné de tuer au moins un de ces Moscovites ?), touristiques (Tous les Français sautillent et jacassent même quand ils n’ont plus un sou. Ils ont la phtisie du porte-monnaie), enjouées (Et à Paris, que de demoiselles miséricordieuses ! Elles pourchassent les passants). Le Nocturne op 27 n°2 en réb M, encore somptueux. De morceau en morceau, l’évidence des choix se tisse, le texte est toujours plus drôle, les coupes dans la correspondance pertinentes. J’ai fait la connaissance d’une grande célébrité. Elle ne m’a pas plus du tout. Quelle femme antipathique, cette Sand ! D’ailleurs, est-ce vraiment une femme ? [...] De plus, Franz Liszt jouera. C’est un Hongrois trrrrrrrrrrrès susceptible. Il sera peut-être un jour député, roi d’Abyssinie ou du Congo. Oubliés, l’énerest, le gaz, la France : je suis conquise. A propos... J’irai peut-être passer quelques jours chez George Sand... Encore un peu de tourisme (A Londres, des urinoirs, mon vieux... mais grandioses !), le bonheur même sans piano (Ah ! Je suis à Palma... Je vis davantage...), la maladie (J’ai vu trois médecins, les plus célèbres de l’île. Le premier a dit que j’allais crever, le deuxième a dit que j’étais en train de crever, le dernier que j’étais crevé déjà. Alors je rêve musique), les doutes (Je sais que je n’ai jamais servi à rien, ou du moins pas à grand chose. Ni aux autres, ni à moi). Un Prélude vient contredire ces phrases. Applaudissements. Entracte.
Le brouhaha familier de l’entracte me fait sortir de l’état de veille. Je me dirige engourdie vers le dehors, étonnée toujours de la facilité avec laquelle la plupart des spectateurs passent de l’émotion aux frous-frous ; de même que dans les sorties dérobées des cinémas, le « t’a aimé ? » est d’aussi mauvais augure que le « T ou ? » d’un sms. Je me sens soudain découragée parmi les lumières, les robes, les bons mots (« Duchâble, il joue vite ! Lui au moins, il a pas d’arthrose ! ») et la bataille rangée pour accéder aux coupes d’alcool (« Faut être assez motivé... ») Je me souviens avoir toujours eu cet amour mêlé de dégoût des salles de concerts qui fait que j’ai choisi ce sujet de feuilleton, similaire au dégoût des vernissages des grandes expositions que j’ai tant aimé couvrir pour le Tigre, dans un sentiment indéfinissable où le goût de voir des chefs-d’oeuvres de recueillement entouré de connards bavards procure un plaisir coupable, comme si on allait par sa présence défendre les toiles, leur dire t’inquiète pas chérie je suis là, sentiment qui n’est pourtant pas l’orgueil.
Le concert reprend. Une lettre à « Chopinetto » d’Hector Berlioz. La maladie, encore : Je crache du sang... Il me faut rester coucher toute la journée tellement ma caboche et mes ganglions me font mal. Les potins : Monsieur Billard, homme très laid, avait une fort jolie femme que monsieur Victor Hugo a séduite... Mme Hugo, très magnanime, a pris Mme Billard sous sa protection, et Juliette Drouet... Les mauvaises langues de Paris sont ravies, contentes !! Le fétichisme absurde des fans : On a déjà vendu tellement de bureaux et d’étagères ayant appartenu à Beethoven qu’il faut croire qu’il avait un commerce de meubles. Les douceurs anodines du quotidien (Le petit chien Marquis abonde en traits originaux tout-à-fait imprévu : il refuse de boire dans un récipient doré), suivies des réflexions existentielles : Mais le malheur, le voici. Nous sommes l’oeuvre d’un luthier illustre, celle de quelque Stradivarius, qui n’est plus là pour nous réparer. Des mains médiocres sont incapables de nous rendre la faculté de sonner, et alors nous étouffons en nous ce que personne ne pourra plus en faire sortir. Puisque notre luthier est mort. Moi, je respire à peine. S’ensuit le prélude op 28 n°4 en mi mineur, nouveau moment d’émotion intense. Puis le rire, à nouveau : Je n’ai pas encore joué sans une anglaise me dise que [ma musique] était « like waaaaaater !!! » Toutes regardent leurs mains et jouent des fausses notes avec sentiment. La maladie, encore, Je sens que je meurs. Sans toi, mon cher, je serais crevé comme un cochon !, l’attente de la mort, les derniers mots : Ne joue que de la bonne musique ; fais cela pour moi. Tu sais, je l’entendrai de là-haut. Et puis... et puis voilà, cela me fera plaisir... plaisir. Mon voisin regarde sa montre pendant que Chopin meurt. Marche funèbre et final de la 2ème Sonate op 35 en si bémol mineur. J’ai l’impression d’avoir vécu des années pendant ces quelques heures. Applaudissements.
Quelques bravos. Un rappel. Le comédien Alain Carré s’avance et annonce : Encore du Chopin, et du Hugo... pour le dédouaner ! faisant référence à l’un des textes lus, qui évoquait une des frasques sentimentales de l’écrivain. Un silence, le son du piano s’élève, redoublé par la voix grave : Demain, dès l’aube... Murmures approbateurs dans la salle. Moi qui ai tant apprécié la diction et les intonations d’Alain Carré tout au long du spectacle, je reste de marbre devant sa récitation du plus célèbre poème de Hugo. En outre, un phénomène inattendu : on entend la salle chuchoter, et précéder de quelques secondes la déclamation de ces vers si célèbres, comme si les mots étaient soufflés à Alain Carré. J’y vois une meute de bons élèves, mais l’on pourra juger cela émouvant. On entend tour à tour ...que tu m’attends, puis ... vers Harfleur, puis sur ta tombe, puis ...de houx vert, puis de bruyère en fleur. Applaudissements. Sortie.
Je me lève rapidement pour passer à temps dans l’arrière-salle, mue par la crainte (absurde, je le saurai bientôt) de rater FRD.