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Stations essence

Stations essence

Stations essence
Mis en ligne le mercredi 7 septembre 2016 ; mis à jour le jeudi 22 mai 2014.

Publié dans le numéro 004 (Avril 2011)

« soudain rugirent sous nos fenêtres les automobiles affamées »

Marinetti, Manifeste du futurisme

 

 

Elles font partie du décor sans constituer un point de repère, elles se fondent comme quelque chose de provisoire, comme un échafaudage ou une benne, qu’on ignore parce qu’ils ne sont pas à demeure. Si bien que même quand on les cherche on a parfois du mal à les voir, si bien surtout que l’on ne s’aperçoit pas, ou bien plus tard, qu’elles ne sont en réalité plus là. Elles n’ont pas, ou pas encore, la force « hallucinatoire » de ces « mots BOIS-CHARBON » et de « ces rondeaux de bois qui se présentent en coupe, peints sommairement par petits tas sur la façade » qui avertissent et poursuivent le Breton des premières pages de Nadja. Elles n’ont pas d’habitués, puisqu’elles ne font que dépanner, des gens qui, par définition, ne font que passer. Elles ne sont plus qu’une petite trentaine : quelques points sur le mur des Fermiers généraux, dernier anneau avant le périphérique, un petit essaim dans l’ouest, foyer originel de l’Automobile club, un autre dans le onzième qui s’étire, en souvenir d’un passé industriel, jusqu’au canal Saint-Martin, une queue de comète mystérieuse au fond du quartier latin, qui se dissout avec Chinatown à l’approche de la banlieue. On peut encore dessiner la fragile constellation des ministations d’essence parisiennes, que l’on appelle, paraît-il, les « stations de filling  », mais elle ne donne qu’une maigre idée de l’éclat qui était le sien dans ces « répugnantes «années soixante-dix» » (Debord) où d’aucuns disent que l’on a assassiné Paris.

Il n’y a ici pas de « ciel / Qui reflète comme un miroir sphérique le soleil / Pris dans le toit éblouissant de la station-service. » (Réda, Retour au calme), pas d’appel du large ; la route peut-être, ou son tout début, mais sans l’horizon. La boutique ressemble à une épicerie déplumée, un bric-à-brac qui n’en finirait pas de liquider ses stocks et dont on ne saisit le sens qu’au prix d’une certaine contention d’esprit - en dépit de l’harmonie de ses propositions encore souvent manuscrites : un peu de bois, des bombonnes de gaz, quelques outils, des pneus, de l’huile, des plaques « minute », un choix de boissons fraîches et de barres chocolatées. Les pompes tiennent raides sur le trottoir leurs silhouettes de robots débonnaires, blanc, or, vert, yeux grands ouverts, oreilles décollées, bardées de chiffres et d’autocollants rongés. Elles sont alignées au rez de la chaussée, parfois décalées par rapport au magasin qui fait alors mine de les ignorer. Solitude de la pompe, solitude du pompiste. Enfermé dans son réduit et soumis aux vapeurs d’essence d’avant le self service, il est devenu avec Tchao Pantin, et grâce aux décors d’Alexandre Trauner réinventant Stalingrad et la Goutte d’or, une sorte de Taxi Driver parisien. Le spectateur d’une ville aux couleurs sales, baignant dans son jus, miteuse et bricolée dans ses recoins, qu’il est certainement déraisonnable de regretter. Tout comme il serait inconvenant que puissent faire rêver les risques d’incendie que nous ne courons plus, tel celui d’une station-service du boulevard de Clichy, qui, raconte Claude Roy dans L’Étonnement du voyageur, jeta dans la rue au milieu de la nuit les habitants du 42, rue Fontaine, cortège endormi, mené par Breton, qui alla trouver refuge au Cyrano de la place Blanche.

Mais la nostalgie peut faire feu de tout bois, à condition qu’il disparaisse. Or, sous le coup de la concurrence des gros distributeurs, et de la prochaine entrée en vigueur d’une nouvelle réglementation, les petites stations de proximité, pour celles qui ne se sont pas coulées sous l’enseigne bleue et verte d’Élan (réseau Total) qui s’est répandue dans Paris en quelques mois, sont bel et bien condamnées. Cuves à double enveloppe, récupérateurs de vapeur, aires de livraison étanches : autant d’aménagements bientôt obligatoires qui sont aussi utiles à la protection des sous-sols et des habitations alentours qu’excessivement coûteux au regard du débit des stations concernées - quand ils ne sont pas simplement rendus impossibles par la configuration anachronique des lieux. Conséquence logique de dix ans de chasse aux ouatures et d’une politique de « civilisation » autoproclamée de l’espace urbain qui, voulant que chaque chose soit à sa place, boute toutes sortes de fauves hors de la ville et n’admet d’ancien que ce qu’elle reconnaît comme pittoresque, l’extinction progressive des stations de trottoir signifie aussi la fin d’un certain paysage. Qui pourrait bien nous devenir aussi cher que celui qu’il a lui-même détruit.

 

 Texte publié dans Paris contre Paris, recueil des chroniques d’Hélène Briscoe en vente sur la boutique du Tigre

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