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Publié dans le
numéro 005 (Mai 2011)
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« Il n’est pas de Paris, il ne sait pas sa ville, celui qui n’a pas fait l’expérience de ses fantômes. »
Jacques Yonnet, Rue des Maléfices.
Il y a un café rue Corvisart, qu’on a repeint un jour en blanc, et où quelques habitués affublés de surnoms se cramponnent encore à un comptoir, auquel ils cherchent sans désespoir le souvenir du zinc. J’y aurais pris un verre et je l’aurais oublié, si le serveur ne m’avait pas lancé un « Bienvenue dans la république de Croulebarbe ! », exagéré d’un ample geste de la main en direction du square où s’agitaient les enfants d’un centre aéré. Un accent de sincérité pointait sous la comédie de quartier. Au bout de ses doigts, sous les espaces verts, les espaces canins, les aires de jeux, c’était l’île aux Singes, c’était la Bièvre.
On peut la sentir approcher, comme on sent naître Montmartre sous ses pieds derrière Notre-Dame-de-Lorette, dans le corridor escarpé de la rue des Reculettes, dans l’enroulement des rues Croulebarbe et Berbier-du-Mets, dont les courbes font écho à celles, déjà lointaines, d’obscures rues des tréfonds du treizième. La rivière, morte et enterrée, continue d’irriguer les esprits des quartiers qu’elle traversait.
Maisons basses et colombages de fortune, ponceaux sur l’eau noire, palissades, moulins et ateliers croulants, escaliers en bois, peuple de blanchisseuses en cheveux et de tanneurs autochtones : la Bièvre charrie depuis le XIXe siècle la poésie d’une impossible poubelle, lunaire et provisoire, au rayonnement bucolique. Elle est toujours l’antichambre de la ville, un bout de banlieue indigeste sur lequel planent les dômes monumentaux, souvent proches, jamais atteints, du Panthéon et du Val-de-Grâce. Ses méandres, même quand ils touchent au quartier Latin, ne se hasardent jamais en des terres trop connues. Elle abrite aujourd’hui d’hétéroclites présences, un Palais du Peuple, un temple antoiniste, les premiers immeubles de grande hauteur construits à Paris, le chic abîmé des années cinquante, les façades contradictoires du Mobilier national et beaucoup d’architectures quelconques, tristement dressées dans un désert où pourtant tout s’ordonne - et pas seulement comme des perles enfilées sur les lignes de cette « salope de petite rivière » (les Goncourt). « Il fait ici plus lent qu’ailleurs », écrivait Jacques Yonnet. Ici encore, le temps fait des grumeaux.
Il y a deux ans, l’apposition de rondelles de laiton qui marquent au sol son défunt tracé a donné une fin, peut-être provisoire, au feuilleton de sa réapparition, projetée quand le mot « renaissance » a rejoint celui de « salubrité » dans le lexique de l’administration, votée et programmée, et finalement abandonnée. Pour les plus farouches tenants de la « résurrection », il n’y a là que coupable abdication. Les disques de métal scellés dans le trottoir sont les clous du tombeau d’une Bièvre martyrisée, fraîche rivière tombée dans le guet-apens de la ville, que l’on enterre, certes, mais que l’on ne pourra jamais tuer.
Mais que verrait-on, enfin ? Que signifierait voir la Bièvre en vrai ? On ne verra jamais ces fentes entre les maisons, ce surgissement du ciel au fond de cours enchevêtrées, ces trouées de campagne qui interrompent la ville, toutes ces portes qui s’ouvrent sur de minuscules ailleurs. Architectes et urbanistes, hommes de bon goût et de vérité, ont d’ailleurs vite crié : halte au pastiche, halte au mensonge. Avec la mémoire, il ne faudrait pas tricher. Et de noyer le poisson dans les eaux pures d’une ode éducative à l’eau et au développement durable.
Mais alors, de ces souvenirs qui n’en sont pas, que faire ?
Après tout, s’il est pour Aragon, dans la rocaille de ciment et les pelouses conquises sur le vide des carrières, un « sentiment de la nature aux Buttes Chaumont », pourquoi pas un rêve de Venise dans une Bièvre en plastique ? Paris est une ville où l’on peut déjà voir tant de choses en vrai.
De cette Bièvre qu’on nous dit fausse, nous avons des photographies, et beaucoup, et qui, une fois n’est pas coutume, bercent les étincelantes descriptions de Huysmans sans jamais les étouffer. Mais sur ces images, c’est la « catastrophe qui a déjà eu lieu » que nous voyons, « la mort au futur » dont parle Barthes dans La Chambre claire. Nous lisons « en même temps : cela sera » - la fatalité de la disparition à venir au moment où la photographie est prise - « et cela a été » : maintenant, c’est fait. Horreur, frémissement, commente Barthes. Ajoutons : délices. Le coup de génie ne fut-il pas de la couvrir, cette Bièvre ? « Nul ne sait plus dans quel pays brillent la Bièvre / Et le pelage fabuleux de ses castors. » (Réda) C’est peut-être mieux ainsi.